, Couleurs, Rituels Et Normes Religieuses en Grèce Ancienne

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La force des objets : matérialité, formes, action rituelle

Du 30 mai au 1er juin 2013
Université Toulouse 2-Le Mirail

Adeline Grand-Clément, Couleurs, rituels et normes religieuses en Grèce ancienne
Dans un ouvrage récent (What Color is the sacred?, 2009), M. Taussig rappelle que la
révolution technologique du XIXe siècle, qui a permis la production des pigments et colorants
de synthèse, a entraîné, dans les sociétés européennes, un « désenchantement » de la couleur.
Arrachée à sa matérialité, elle a perdu le rôle de « substance magique polymorphe »
(polymorphous magical substance) qui lui est dévolu dans nombre de sociétés nonoccidentales. Ainsi, chez les Indiens Chamacoco du Paraguay, étudiés par T. Escobar, les
couleurs « force the object to release hidden meanings, meanings that are neither complete
nor lasting, to be sure, but that can gesture, ever so obliquely, to truths that remain otherwise
concealed1 ». C’est ce pouvoir dont la couleur peut investir un « objet », cette efficacité
consistant à faire jaillir des vérités, que je souhaiterais analyser, en me tournant vers les
pratiques rituelles des Grecs anciens, experts aux aussi dans la manipulation des pigments et
colorants. Dans leur système de représentations, en effet, la poikilia – ce que l’on pourrait
traduire par la bigarrure – était mise en relation avec l’harmonie et l’agencement plaisant du
monde, le cosmos. Mais quel rôle jouaient exactement les couleurs dans les dispositifs rituels,
destinés précisément à entretenir de bons rapports avec les puissances divines et maintenir cet
ordre cosmique ? Les couleurs possédaient-elles une valeur intrinsèque, mobilisée pour entrer
en communication avec les puissances invisibles ? Les Grecs leur attribuaient-ils un mode
d’action propre ?
Mener une telle enquête requiert de la prudence. En effet, les études d’anthropologie
historique consacrées aux couleurs montrent qu’il n’existe pas de code symbolique
1

The Curse of Nemur: In Search of Art, Myth, and Ritual of the Ishir, Pittsburgh: University of Pittsburgh Press,
2007, p. 66.

chromatique qui serait préétabli et immuable – M. Taussig insiste à juste titre sur le fait que
les manifestations colorées se caractérisent par une grande fluidité et plasticité. Une couleur
n’acquiert une signification, une efficacité spécifiques que lors du déroulement d’un rite
donné : les configurations sont ainsi variées. De plus, le mode d’action des couleurs doit être
pensé en termes de relation, de manière dynamique : elles interagissent les unes par rapport
aux autres. Enfin, on ne doit pas abstraire les couleurs de leur support matériel, ni négliger le
fait que leur charge symbolique se construit en association avec d’autres propriétés
sensorielles de ce support (objet ou substance) : texture, odeurs, sonorités. Nous garderons
donc ces données à l’esprit pour mener l’analyse.
Lorsque l’on étudie les Grecs anciens, on n’accède que de manière indirecte à leurs pratiques
rituelles. L’helléniste ne peut malheureusement pas observer, à la manière d’un
anthropologue, le déroulement des rituels. Les traces et les indices qui subsistent dans la
documentation figurée et littéraire donnent seulement accès à des représentations, qui doivent
être étudiées en tant que telles. Voilà pourquoi j’ai choisi ici d’explorer un type de sources
écrites plus « directes » : les inscriptions règlementant les actes du culte et les comportements
à l’intérieur des sanctuaires. Il s’agit de courts textes, variés, qui ont été gravés sur des bornes
ou des stèles placées à l’entrée/à l’intérieur des sanctuaires et auxquels les historiens
modernes ont donné le nom de « lois sacrées ». La réglementation qu’ils contiennent émane
soit de la cité, soit des autorités du sanctuaire ; elle concerne la pureté rituelle et les conditions
d’accès au temenos, la protection et la gestion des espaces verts qui font partie du domaine du
dieu, le calendrier du culte et le déroulement des processions et sacrifices, la dévolution des
prêtrises,… Ce vaste corpus normatif de prescriptions et d’interdictions comporte plusieurs
centaines d’inscriptions, qui émanent de nombreuses parties du monde grec et s’échelonnent
entre le VIe s. av. J.-C. et le IIIe s. ap. J.-C.2. Les références aux couleurs y reviennent de
manière régulière, mais non systématique. Chaque cas doit donc être examiné de manière
propre. Il est néanmoins possible de distinguer, dans l’ensemble des mentions relevées, trois
types de configuration :
1- La couleur peut servir à conjurer les risques de souillure (miasma) et préserver la pureté
rituelle au sein de l’espace sacré. La « blancheur » des substances et objets manipulés ou
portés (eau, bandelettes de laine, vêtement,…) vise ainsi à garantir une communication
harmonieuse avec les dieux – ce, en vertu des liens privilégiés que la couleur blanche
entretient, aux yeux des Grecs, avec la lumière.
Elles ont fait l’objet d’une édition en plusieurs volumes par F. Sokolowski, qu’il faut aujourd’hui compléter par
E. Lupu, Boston, Leiden, 2005.
2

2- La couleur peut être l’une des caractéristiques exigées de la ou des victimes animales dans
le cadre de certains sacrifices. Il s’agit souvent de se procurer des bêtes « sans tache », au
pelage uniforme, tantôt blanc, tantôt noir, plus rarement roux. Le critère chromatique n’est
alors que l’un des éléments se combinant avec d’autres pour sélectionner la victime
susceptible d’être acceptée par la divinité concernée par le sacrifice, en accord avec sa sphère
d’intervention, son mode d’action, mais aussi sa place au sein du panthéon local.
3- La couleur et le décor du vêtement de l’officiant, des participants aux rites et des pèlerins
entrant dans le sanctuaire font l’objet d’une règlementation parfois stricte. Il s’agit alors de
distinguer, de hiérarchiser les différents acteurs en fonction de leur statut social et de leur
degré de participation aux rituels, mais aussi de plaire à la divinité. De plus, cette dernière ne
doit pas être offensée : dans certains cas, les fidèles ne peuvent pénétrer dans le temenos
qu’après s’être dépouillé de leurs parures en or, des étoffes pourpres ou richement colorées,
dont le caractère ostentatoire pourrait attirer la colère divine. De tels règlements procèdent
aussi d’un souci de contrôle du corps social. On peut en effet les rapprocher des lois
somptuaires qui, dans les cités grecques, visaient à canaliser les manifestations du deuil à
l’occasion des funérailles.
Pour terminer, on confrontera les résultats de l’analyse aux données récoltées par les
anthropologues et les préhistoriens : quid de l’existence d’une triade symbolique
noir/blanc/rouge, que l’on retrouverait dans de nombreuses sociétés, et qui a été mise en
relation par V. Turner, et d’autres après lui, avec la physiologie du corps humain3 ?

Colours, Rituals and Religious Norms in Ancient Greece
In a recent work (What Color is the sacred?, 2009), M. Taussig argues that the 19th century
technological revolution, which allowed to produce all kinds of artificial pigments and dyes,
led to a "disenchantment" of colour in European societies. Deprived of its materiality, colour
lost the function of a "polymorphous magical substance" it is still endowed with in many nonwestern societies. For example, according to the Chamacoco Indians from Paraguay, studied
by T. Escobar, colour « forces the object to release hidden meanings, meanings that are
neither complete nor lasting, to be sure, drank that can gesture, ever so obliquely, to truths

3

Le blanc serait lié au sperme ou au lait maternel, donc à la puissance génésique et à la vie ; le noir à la matière
en décomposition, donc à la mort ; le rouge occuperait une position charnière, en renvoyant au sang – sang
guerrier d’une part et sang menstruel de l’autre.

that remain otherwise concealed4 ». Thus, my paper will focus on the power bestowed on
objects by colour, and on colour’s power of revelation , through an analysis of the ritual
practices of the ancient Greeks, who were experts in the manipulation of pigments and dyes.
In their system of representations, poikilia – what we could translate by ‘variegation’ – was
linked with harmony and cosmos - the pleasing arrangement of the world. Thus, one could
wonder what role colours played in ritual performances, when intended precisely to maintain
good relations with divine entities and to support the cosmic order? Did colours have an
intrinsic value, called forth to establish communication with invisible powers? Did the Greeks
assign a specific efficacy to colours?
Proceeding to such an investigation requires caution. As studies of colours in the field of
historical anthropology have shown, a pre-established and irremovable chromatic symbolic
code does not exist – M. Taussig rightfully stresses the fact that coloured epiphanies are
characterized by fluidity and plasticity. Therefore a given colour may acquire specific
signification and effectiveness only during the sequence of a given ritual. Moreover, the mode
of action of colours must be thought in terms of relation, in a dynamic way: they interact.
Finally, one should not study colours apart from their material support, nor neglect the fact
that their symbolic content is built in association with the other sensory proprieties of the
support (whether it is object or a substance): texture, smells, sounds. We shall keep in mind
these data throughout our analyse.
The study of ancient Greek ritual practice relies upon indirect testimonies. Unfortunately,
hellenists cannot watch the sequence of rituals, like anthropologists do. They have to deal
with traces and indications to be found in literary and iconographic documentation, which are
mainly representations and that therefore must be studied as such. That's why I chose to
explore a more "direct” type of written sources: the inscriptions regulating the acts of worship
and behaviours that are found inside shrines. These varied short texts were engraved on
boundary stones or steles put at the entrance and inside shrines, and which modern historians
called "sacred laws "5. The rules they contain emanate either from the city or from the
authorities of the shrine; they deal with many elements: ritual purity, the conditions of access
to the temenos, the protection and management of the green areas belonging to the gods, the
calendar of worship and the sequence of processions and sacrifices, the devolvement of
priesthoods,… This vast normative corpus of prescripts and bans includes several hundred
4

The Curse of Nemur: In Search of Art, Myth, and Ritual of the Ishir, Pittsburgh: University of Pittsburgh Press,
2007, p. 66.
5
They were edited in several volumes by F. Sokolowski, which can today be completed by E. Lupu, Greek
Sacred Laws, Boston: Leiden, 2005.

inscriptions, which come from many parts of the Greek world and from a large period of time,
spanning between the 6th century BC and the 3rd century AD . In these inscriptions,
references to colours are regular but not systematic. Every case must therefore be examined in
a specific way. It is however possible to identify three kinds of configuration:
1- Colour may serve to warn against risks of stain (miasma) and to preserve ritual purity
within the sacred space. The "whiteness" of substances and manipulated or carried objects
(water, wool bandages, pieces of clothe…) aims at guaranteeing harmonious communication
with the gods – by virtue of the strong links the colour white maintains with light, in the
Greek mind.
2- Colour may be one of the main characteristics required for the selection of animal victims
in some sacrifices. It is often a matter of offering "stainless" animals, sometimes white,
sometimes black, more rarely red-haired. The chromatic criterion is therefore one of the many
elements associated to choose the proper victim, so that it is likely to be accepted by the god it
is addressed to. The specific colour of the animal may reflect the sphere of intervention of the
divinity, his mode of action, or his place within the local pantheon.
3- The colour and adornment of the priests’ garments, as well as those of the participants in
rituals and of the pilgrims entering the shrine, may also be strictly regulated. It is then a
question of distinction between the different actors, according to their social status and their
degree of implication in rituals, but also of pleasing the gods. Besides, divine entities should
not be offended: in certain cases, male and especially female worshippers can enter the
temenos only after getting rid of their golden finery, of their purple and/ or many-coloured
clothes, to avoid divine jealousy and wrath. Such regulations are also a means of achieving
social order: they are very similar to sumptuary laws which, in the Greek cities, aimed at
channeling the demonstrations of mourning during funerals.
Finally, the end of my paper will confront the results of the current analysis with data
collected by anthropologists and prehistorians, and will wonder about the potential
black/white/red symbolic triad, that seems to be found in numerous societies, and whose
origin should be associated, according to V. Turner, and others after him, with the physiology
of the human body6?

6

White would be linked to semen or to maternal milk, therefore to potency and life; black to decomposing
material, therefore to death; red would occupy an intermediate position, being associated with blood – warlike
blood on the one hand and menstrual blood on the other one.

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