Charles-Quint Et Les Barbaresques

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Pierre Mesnard

Charles-Quint et les Barbaresques
In: Bulletin Hispanique. Tome 61, N°2-3, 1959. pp. 215-235.

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Mesnard Pierre. Charles-Quint et les Barbaresques. In: Bulletin Hispanique. Tome 61, N°2-3, 1959. pp. 215-235.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hispa_0007-4640_1959_num_61_2_3625

CHARLES-QUINT ET LES BARBARESQUES

I. — La lutte pour la prépondérance :
Espagne et Turquie
La principale difficulté de l'histoire, après le découpage de son
objet, c'en est l'éclairage. Lorsqu'il s'agit de la vie d'un grand
roi, s'il est relativement aisé de considérer son règne comme une
réalité autonome, il l'est beaucoup moins de la définir. Sans
doute l'unité de ce règne, dans la mesure où il s'identifie à un
destin exceptionnel, doit-elle être cherchée dans la personnalité
même du monarque, dans la manière dont il réagit au condi
tionnement
sociologique de son action. Mais l'historien se place,
pour étudier cette action même, de manière à mettre en relief
les relations qui correspondent à son intérêt propre. Cela nous a
valu d'admirables peintures de Charles-Quint, prince flamand,
assimilé peu à peu à l'Espagne ; de l'héritier vindicatif des ducs
de Bourgogne engagé dans une rivalité personnelle avec le roi de
France ; de l'Empereur allemand essayant d'imposer à la chré
tienté tout entière, du Pape à Luther, son obédience spirituelle ;
enfin de l'organisateur du nouveau monde imaginant derrière
l'épopée des conquistadors et des missionnaires l'édification d'une
monarchie qui serait véritablement universelle.
Tous ces tableaux sont exacts, mais du fait qu'ils restent part
iels et radicalement insuffisants pour enclore l'homme et son
œuvre, peut-être vaudrait-il mieux se demander, de tous les
gestes du souverain, quel est le plus typique, celui auquel il a
pris la plus grande part et dans lequel il s'est le mieux reconnu,
celui où il a marché pleinement dans le sens de l'histoire. Dans
cette perspective il se pourrait bien que l'action la plus profonde
et la plus typique de Charles soit l'expédition de Tunis en 1535.
Mais, pour le démontrer, il ne suffit pas de dépeindre la passion
exceptionnelle avec laquelle le souverain a poursuivi l'une des

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BULLETIN HISPANIQUE

expéditions les plus glorieuses de son règne ; il faut aussi saisir
dans cette campagne de 1535 la réussite et le sommet d'un
dessein politique qui restera toujours au cœur de Charles-Quint
et de son successeur, à savoir la neutralisation de la puissance
ottomane par la destruction de ses dangereux vassaux africains,
les pirates barbaresques \
Pour mieux comprendre l'intérêt de ce dessein, il faut changer
un peu notre optique habituelle. L'histoire générale, polarisée
par ces deux grands concepts, la Renaissance et la Réforme, tend
à pousser au premier plan même les événements militaires qui
leur sont apparentés, à savoir les chevauchées françaises en Italie
et les diverses guerres de religion qui leur font suite. Or, du point
de vue de la grande histoire politique, qui est toujours celle de
la lutte pour la primauté, ce ne sont là que des événements s
econdaires
en eux-mêmes — quelque importantes que puissent
être leurs répercussions.
Nicolas Jorga est peut-être le premier à avoir souligné que
cette époque, qui va du milieu du xve siècle à la fin du xvie et
que Hauser dénomme si intelligemment la Prépondérance espa
gnole, devrait plutôt s'appeler : Lutte entre V Espagne et la Tur
quie pour la prépondérance européenne2. Depuis la prise de Constantinople en 1453 jusqu'à la bataille de Lepante en 1571, il n'y
a vraiment en présence que deux « grands » en face desquels les
autres puissances louvoieront tant bien que mal pour subsister
seulement. Pendant cent vingt ans, chacune de ces deux puis
sances
mondiales va prendre l'autre à la gorge et essayer de
l'étouffer. Ce n'est qu'après leur double échec et l'épuisement de
cette lutte meurtrière que les puissances moyennes pourront res
pirer,
voire orienter l'Europe vers un nouveau destin. Mais, aux
alentours de 1500, les deux États montants sont doués d'une
singulière capacité d'expansion et de conquête.
Rappelons les faits et quelques dates. En ce qui concerne
l'Espagne, son unité se précipite en quelques lustres. En 1469,
le mariage de Ferdinand d'Aragon et d'Isabelle de Castille, en
1. Le problème est bien posé dans C. Capasso, « Barbarossa e Carlo V », Rivista
storica ital., 1932.
2. Cf. Zinkeisen und Jorga, Geischichte des Osmanl. Reiches, Gotha, 1909.

CHARLES-QUINT ET LES BARBARESQUES

'

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1492, la conquête de Grenade, en 1512, la réunion de la Navarre
espagnole amèneront l'Espagne à ses frontières actuelles ; mais
le potentiel guerrier qui s'est constitué pendant la reconquête
tend tout naturellement à déborder à l'extérieur. Quoi que nous
puissions en penser, l'Amérique trop lointaine ne sera pas l'exutoire naturel de cette vitalité surabondante. C'est vers la Médi
terranée
que débouche depuis longtemps la marine aragonaise,
c'est à travers la Méditerranée que la Castille peut espérer at
teindre
à nouveau son ennemi héréditaire, le Maure encore beau
coup trop présent dans son espace vital.
Cela, les grands esprits politiques qui ont forgé la puissance
espagnole n'ont pas manqué de s'en apercevoir. Et ils ont opéré
assez vite pour devancer les Turcs dans la Méditerranée centrale
et occidentale. C'est tout d'abord Ferdinand qui s'empare, en
1503, grâce au génie de Gonzalve de Cordoue et à la supériorité
stratégique de la flotte aragonaise, de Naples qui restera, pen
dant tout le xvie siècle, non seulement un centre économique et
financier important, mais surtout le môle inébranlable derrière
lequel pourra s'abriter et se concentrer la flotte espagnole. La
même année 1503 voit se forger également l'outil tactique de la
supériorité militaire, le tercio espagnol, l'inégalable infanterie qui
assurera le succès de tant d'expéditions et que les janissaires
turcs sont seuls susceptibles de combattre à égalité.
Mais en Afrique même les Espagnols tirent les premiers. En
1497, le duc de Medina Sidonia prend Melilla, première posses
sion
africaine espagnole. Puis ce sera bientôt la grande politique
très consciente de Cisneros, qui présage celle de Charles-Quint :
Personne ne saurait dominer sur le continent s1 il n'est pas maître
de la mer, et c'est toute la série continue de ses expéditions au
Maghreb. L'expédition d'Oran de 1509 est une grande date de
l'histoire espagnole : avec elle sera conquise une base importante,
à distance raisonnable de la métropole, capable de surveiller à la
fois le Maroc et l'Algérie et de constituer, pour tout état musul
man
important en Afrique du Nord, une véritable écharde dans
la chair. Mais ce n'est là que le premier terme d'une série d'ac
tions qui verront Pedro Navarro, après s'être rendu pour quelque
temps maître d'Alger, s'emparer de façon durable de Bougie et

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BULLETIN HISPANIQUE

y construire le fort de la Kasbah (1509). Le terme oriental de
cette extension est constitué par la conquête de Tripoli, que les.
Espagnols céderont plus tard aux chevaliers de Malte en 1530.
On sait avec quelle énergie personnelle Cisneros appuyait cette
politique, dépensant toute sa fortune dans la construction de la
flotte ; on a parlé de 53.000 ducats par mois. Politique qui cor
respondait
bien à un impératif espagnol, puisque vingt ans après
la chute de Grenade et deux ans après la prise d'Oran, les dipl
omates espagnols, lors de la conclusion de la Sainte-Ligue (1511),
déclaraient qu'ils entendaient poursuivre la guerre contre les
infidèles3.
C'est qu'à l'autre extrémité de la Méditerranée les événements
évoluaient rapidement. Mahomet II (1451-1481) ne s'était pas
contenté de prendre Constantinople ; il avait subjugué la Thrace
et la Macédoine, mis fin à l'empire de Trébizonde (1461). Malgré
sa défaite des mains de Jean Hunyade devant Belgrade (1456) et
les exploits de Scandenberg contre ses lieutenants, il finissait par
conquérir l'Albanie, et, après avoir enlevé aux Génois leurs pré
sides de Lesbos dans la mer Egée (1462) et de Caffa en Crimée
(1476), il ravissait aux Vénitiens Nègrepont (1470), puis les îles
méridionales ; envahissant le Frioul et l'Adriatique, il dictait à
Venise la paix humiliante de 1478. Cela ne l'empêcha pas de me
nacer
directement l'Italie en s'emparant d'Otrante (1480). Il ne
put cependant arracher Rhodes aux chevaliers de Saint-Jean de
Jérusalem et mourut peu après cet échec, en 1481.
Bajazet II (1481-1512) consacra surtout ses forces à la conso
lidation
des conquêtes continentales en battant les Moldaves et
en soumettant la Bosnie et la Croatie. Son fils, Sélim Ier (15121520), enracina plus profondément à l'Orient la puissance turque.
Son artillerie moderne lui permet de battre le schah de Perse à
Tchaldier (1514), de soumettre la Syrie (1516), d'écraser les Ma
melouks
et de faire entrer l'Egypte entière sous son protectorat.
La possession d'une région grande productrice de blé, de riz et
de fèves assure enfin le ravitaillement du nouvel état turc. Ce
commerce de Constantinople avec Alexandrie devient aussi in3. Sur la politique de Cisneros, base de toute construction ultérieure, on consultera
Conde de Cedillo, El Cardenal Cisneros, 3 vol., Madrid, 1921-1928.

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téressant que celui des caravanes, mais requiert la formation
d'une puissante marine. Sélim Ier le féroce est aussi le premier
sultan turc à revêtir la dignité de Commandeur des Croyants que
lui aurait léguée en août 1517 le dernier des Abbassides. Aux
yeux de nombreux historiens, c'est à cette date qu'il faut placer
la véritable résurrection d'un Empire d'Orient, cimenté cette fois
par l'obéissance farouche des Musulmans.
11 n'est donc pas étonnant que les deux grandes puissances
désormais parvenues au faîte de leurs forces matérielles et mor
ales se heurtent sur tous les fronts. Le véritable conflit du siècle
n'est pas celui de Luther avec la papauté, ni celui de la France
et de l'Espagne, mais celui des deux Empereurs contemporains
et rivaux, Charles-Quint et Soliman (1520-1566).
Et, en effet, dès l'avènement de Soliman le Magnifique, l'em
poignade
est complète sur tous les fronts. La prise de Belgrade,
porte de la Hongrie, en 1521, la grande victoire de Mohacz et la
prise de Bude en 1526, le siège de Vienne par une armée de
120.000 hommes ont fait croire à beaucoup d'historiens que la
guerre continentale était au premier plan de ce conflit. Au vrai,
ni l'un ni l'autre des deux champions ne pouvait emporter la
décision. Soliman avait une excellente armée, mais les commun
ications avec ses bases de départ étaient très précaires et des
milliers de chameaux s'usaient à rappeler, quand il le fallait, ses
forces vers l'Orient où les Perses n'ont cessé durant un siècle de
faire diversion. Quant à l'Empereur, ses troupes allemandes
étaient médiocres, mais faciles à recruter et à reformer après un
échec, en attendant l'heure où la réorganisation des forces im
périales
autour des Habsbourg permettrait la reconquête.
C'est donc dans la Méditerranée que les deux rivaux allaient
pouvoir se mesurer à leur aise, ou pour mieux dire dans ce monde
méditerranéen dont M. Fernand Braudel a si bien décrit l'his
toire pour la période suivante 4.
4. Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Phi
lippe II, Paris, 1949. Nous ne saurions exprimer ici en une courte note tout le profit
que nous avons tiré d'une lecture assidue de cet ouvrage à tous égards monumental.

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BULLETIN HISPANIQUE
IL — Apparition de la guerre de course
EN MÉDITERRANÉE

Or, dans ce champ de manœuvre, un facteur nouveau venait
de faire son apparition, la guerre de course. Contrairement à ce
qu'on pense d'habitude, ce sont les chrétiens qui ont commencé,
et dans la personne des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem.
Cet ordre hospitalier et militaire, après la prise de Jérusalem par
Saladin (1188), s'était retiré successivement à Saint- Jean d'Acre,
à Chypre, puis à Rhodes. Ils en avaient fait le siège d'une im
portante
force navale, particulièrement redoutable aux Musul
mans depuis leur établissement à Constantinople dont elle ne
cessait de troubler le trafic. On comprend dès lors l'acharnement
des sultans contre le repaire des chevaliers, dont la prise en 1522
par Soliman marque le début de la grande guerre en Méditerranée.
Mais, pour lutter contre les galères et brigantins des chevaliers
et protéger sa propre marine marchande, Bajazet II avait été
amené à prendre une autre mesure d'un intérêt exceptionnel, à
savoir un dahir autorisant les particuliers à armer en course sous
leur propre responsabilité. C'est ainsi que les historiens nous s
ignalent
vers 1510 l'existence d'une flotte de cent dix galères et
fustes sortant des détroits par petits paquets lancés au gré de
leurs propriétaires. Et c'est ici, dès le début de la course otto
mane,
que nous voyons entrer en action ceux qui vont devenir
le souci de l'Espagne et souvent les pires ennemis de l'Empereur,
à savoir les Barberousse 5.
Ils sortaient d'une humble origine. Leur père, un Albanais
capturé par la razzia de 1460 sur les côtes de l'Adriatique, avait
pu, en reniant sa foi, passer de l'état de galérien à celui de mar
inier
militaire et civil, puis de comité sur un bateau turc : à la
suite d'un démêlé obscur, il s'était enfui à Mitylène et avait
épousé une Grecque chrétienne dont il avait eu quatre fils, qui,
5. Cf. López de Gomara, La Historia de los Barbarroxa con la origen de los Turcos
(Bü)l. nat. Esp., ms. R. 179-6339); Dan, Histoire de Barbarie et de ses corsaires,
Paris, 1637; et l'ensemble des livres français récents sur l'histoire de l'Afrique du
Nord.

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tous les quatre, appartiendront à l'histoire de la marine barbaresque : Omich, Xaca, Kheïr-ed-Dîne et Mahauzète.
L'aîné, Omich, né vers 1474, las d'aider son père dans le mét
ier ingrat de caboteur, était allé à Stamboul, où, à force d'au
dace, il avait obtenu une place de comité sur une galère neuve.
Mais ses débuts avaient été malheureux ; à la première sortie, il
avait été pris par les chevaliers de Rhodes et contraint à ramer
comme esclave sur leurs galères. Il n'avait pu s'échapper qu'en
se coupant le talon pour laisser glisser sa chaîne, ce qui lui valut
le surnom de Baba Arug, le vieux boiteux, dont les chroniqueurs
ont fait Barberousse.
Mais voici que le destin va changer. Marin éprouvé, « le vieux
boiteux » est recruté comme timonier par deux honnêtes commerç
ants
qui viennent d'armer en course une galère et un brigantin.
L'un d'eux étant décédé en mer, Omich tue le second, se pro
clame
capitaine de la galère, installe son frère au commandement
du brigantin ; une fuste de corsaires turcs arraisonnés en chemin,
et c'est déjà une petite flotte de trois bâtiments qu'Omieh r
amènera
dans l'archipel des Gelves, où il fera de Djerba son pre
mier centre d'opérations. Il s'illustrera vite en s'emparant par
traîtrise d'une galère espagnole, la Cavalleria (1510).
Cependant, le feu couve en Méditerranée centrale. Moulay Mo
hammed,
roi de Tunis, supporte malaisément l'existence des bases
espagnoles. Il attaque Tripoli, mais les galères du roi de Sicile le
forcent à abandonner la partie. Lorsque Omich viendra, en 1511,
lui offrir son concours, le roitelet maure le recevra somptueuse
ment
et augmentera ses moyens de deux fustes de guerre, quitte
à réclamer la part du lion sur les prises considérables que, dans
ses deux premières campagnes, le pirate réalise déjà sur les côtes
espagnoles.
Mais c'est surtout le protectorat espagnol sur Bougie qui gêne
Moulay Mohammed. Il y lance une première fois; en 1512, Omich,
qui y perd le bras droit. Qui pis est, le pirate n'a pas craint, au
retour, de capturer une galère génoise. La riposte est foudroyante.
André Doria, à la tête d'une flotte de vingt navires, ratisse toute
la côte nord-africaine d'Oran à Porto Farina, et, retrouvant la
prise à la Goulette, pénètre dans le port et y incendie les navires

222

BULLETIN HISPANIQUE

et les dépôts. La leçon n'instruira pas Omich : avec des moyens
plus considérables et toujours au service du roi de Tunis, il en
treprend
un nouveau siège de Bougie en 1514 ; mais la place est
ravitaillée par une flotte basque partie d'Alger et l'un des quatre
frères Barberousse, Xaca, tombe au cours d'un assaut infruc
tueux.
La nouvelle de la mort de Ferdinand d'Aragon (12 jan
vier 1516) fait germer aussitôt dans le cœur des Maures africains
l'espoir d'une libération. L'émir d'Alger, l'ondoyant Sélim, pense
que le moment est venu de se débarrasser du Peñón, citadelle
espagnole qui contrôle les mouvements du port, et il appelle
Omich à son aide. Venu de Djidjelli par terre et par mer, le
pirate ne tarde pas à supprimer son hôte et à prendre sa place.
Après quoi il reçoit et extermine une expédition espagnole com
mandée
par Diego de Vera et lui fait 1.500 prisonniers, ce qui lui
vaut les félicitations du Grand Turc.
Cet Omich est insatiable. Ayant augmenté ses troupes des ren
forts amenés par ses deux frères Mahauzète et Kheïr-ed-Dîne, en
novembre 1517, il entrera à Tlemcen sous prétexte de chasser un
usurpateur; puis il se débarrasse non seulement du prétendant
légitime, mais de toute la famille royale, et le voilà également
roi de Tlemcen.
Le premier ennemi musulman que rencontre le nouveau roi
d'Espagne Charles Ier n'est donc pas le Turc, mais le Barbaresque. Et il faut croire que cet ennemi est jugé dangereux, si
l'on en juge à la force de la réaction. Les Espagnols d'Oran ne
peuvent accepter qu'un même ennemi les menace à la fois de la
côte et de l'intérieur et ils envoient contre Omich plusieurs co
lonnes
mobiles. L'une d'entre elles surprendra le roi et son père
en train de fêter un premier succès à la Kalaa des Béni Rached,
et rapportera à Oran les têtes d'Omich et de Mahauzète (1518).
Au même moment le Sultan n'est encore, aux yeux du nouveau
roi d'Espagne, qu'un souverain infidèle certes, mais lointain et
légitime. On en est toujours avec lui aux relations diplomatiques,
et c'est sur un ton pacifique que, dès son avènement, Charles Ier
prie Sélim le Sanglant de ne plus molester désormais les populat
ionsde Jérusalem. Les choses allaient changer avec Kheïr-ed-

CHARLES-QUINT ET LES BARBARESQUES

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Dîne, avec Soliman le Magnifique, surtout après leur coalition.
Ce changement se marque tout de suite par la prétention du
quatrième Barberousse de ne pas être comme son frère un homme
nouveau, mais un souverain légitime, ayant acquis son royaume
par hérédité. Craignant le même sort que ses frères, il va rejoindre
Sélim Ier à Andrinople, le reconnaît pour suzerain, mais se voit
confirmer son autorité sur Alger avec le rang de bey des beys.'
Ce ne sont pas les Espagnols, d'ailleurs, qui l'en chasseront : par
suite d'indiscipline, une forte expédition commandée par le viceroi de Sicile, Ugo de Moneada, devra se rembarquer et la tem
pête lui infligera des pertes sévères. Mais Kheïr-ed-Dîne, trop
dur avec ses lieutenants Ben-el-Kadi et Cartazan et jaloux de
leurs succès sur les côtes de Catalogne, se verra trahi par eux.
Chassé d'Alger, il redeviendra pour un temps un simple pirate
établi à Djerba.
En Espagne, cependant, les méfaits des corsaires étaient déjà
si graves qu'il fallait envisager des mesures exceptionnelles, telle
l'invitation aux Cortes de Catalogne à s'armer pour repousser
les pirates de la côte (mai 1519), qui devait faciliter le mouve
mentdes Germanias et les troubles politiques des années sui
vantes.
Il n'en est que plus curieux de voir avec quelle hâte le
roi fuyait ce pays menacé et en proie à l'anarchie pour aller re
cueil ir
le bénéfice de son élection impériale 6.
Cette élection, qu'il a voulue de toute son ardeur juvénile, a
fait de l'Empereur un autre homme. Sans pouvoir être taxés de
romantisme, nombreux sont les historiens qui pensent à une
transformation importante non seulement de l'homme, mais de
la politique générale. Le fait même qu'en dehors d'Espagne le
titre de Charles-Quint ait prévalu sur celui de Charles Ier montre
bien qu'entre l'action très hispanique des Rois Catholiques et
celle de Philippe II, il y a comme un intermède impérial, carac
térisé par l'apparition, dans la mentalité du souverain, d'une
optique nouvelle d'ailleurs suggérée par ses meilleurs conseillers.
Ceux-ci s'efforçaient de faire revivre, à travers Charles, l'idée de
chrétienté : « Sire, lui disait Gattinara dès le 12 juillet 1519,
6. Élection le 28 juin 1519, embarquement le 20 mai 1520, couronnement 4
Aix-la-Chapelle le 23 octobre 1520.

224

BULLETIN HISPANIQUE

puisque Dieu vous a conféré cette grâce immense de vous élever,
par dessus tous les rois et princes de la chrétienté, à une puis
sance que jusqu'ici n'a possédée que votre prédécesseur Charlemagne, vous êtes sur la voie de la monarchie universelle, vous
allez réunir la chrétienté sous une seule houlette »7. Mais cette
chrétienté, beaucoup ne la voyaient réunie que dans une action
commune contre le Turc, tel en 1520 l'auteur de YHispaniae Con
solado,
un Allemand qui commençait à prêcher la croisade néces
saire, Georg Sauermann.
Le drame de Charles-Quint, c'est la non-acceptation très gé
nérale
de cette autorité temporelle et spirituelle dont Dieu l'a
investi. Il lui faudra batailler, ruser, courir d'un bout à l'autre
de l'Europe pour faire reconnaître cette suprématie légitime aux
autres potentats de l'époque, voire à ses sujets révoltés. Par la
faute de François Ier, de Luther et des princes allemands, par
l'obstination des papes et aussi, il faut bien le dire, par la faute
de son propre orgueil, il lui faudra passer par-dessus des drames
aussi poignants que la captivité du roi de France et que le sac
de Rome pour arriver à conquérir enfin la paix à l'Occident.
L'heure bénie entre toutes, c'est celle où, à la Paix des Dames,
François Ier a pu parler d'entrer en campagne contre le Sultan
(21 septembre 1529). Charles-Quint, qui a été élu le 28 juin 1519
et proclamé à Aix le 23 octobre 1520, ne s'estimera lui-même em
pereur
que lorsque, réconcilié avec le Saint-Siège, il aura reçu des
mains de Clément VII la couronne des rois lombards et la cou
ronne
impériale à Bologne, les 22 et 24 février 1530.
Mais, entre temps, le danger musulman s'était précisé en Mé
diterranée
jusqu'à devenir intolérable. Soliman le Magnifique,
dès son accès au pouvoir, avait repris les deux chemins de l'i
nvasion.
Si la prise de Belgrade, en 1521, ouvrait les portes de la
Hongrie, le siège et la prise de Rhodes (juillet-décembre 1522)
lui garantissait la possession de la Méditerranée orientale. Entre
Constantinople, Rhodes et Alexandrie, la route était désormais
libre, et cela d'autant plus que l'île de Djerba flanquait ce dis
positif
d'une vigie excellente sur la côte maghrébine.
7. Cité par Brandi, Charles-Quint, trad. fr. par Guy de Budé, Paris, Payot, 1951,
p. HO.

CHARLES-QUINT ET LES BARBARESQUES

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Kheïr-ed-Dine Barberousse y avait, en effet, reconstitué sa flotte
et forgé à son contact les grands corsaires qui domineront l'his
toire navale du siècle, le juif Sinan Pacha, l'Algérien Salé, 'Ali Carainan, Dragut. Leur audace est suffisante pour se risquer jus
qu'aux
eaux valenciennes et y pratiquer d'innombrables razzias.
Enfin, après deux expéditions manquees sur Bône, Barberousse
réussit à se réintroduire à Alger en février 1527. Sa force est dé
sormais
suffisante pour pouvoir, en mai 1529, en employant les
grands moyens, réduire le Peñón d'Alger, raser le fort espagnol
et le remplacer par une mosquée symbolique. Le 25 octobre 1529,
'Ali Caraman coulera la flotte basque du capitaine Rodrigo de
Portuondo ; à la même saison Sinan Pacha écume alternativ
ement
les côtes espagnoles et italiennes, et Kheïr-ed-Dîne se croit
assez fort pour préparer une expédition sur Cadix.
Mais, par un coup étonnant du sort, Charles-Quint allait rele
ver sa puissance maritime et reprendre l'offensive. Le moment
le plus bas avait été visiblement pour lui l'année 1528, lorsque,
les coalisés de la ligue de Cognac ayant repris l'offensive, l'armée
française de Lautrec après un succès décisif était revenue bloquer
Naples et que le vice-roi Ugo de Moneada, pour faciliter l'entrée
d'un convoi de blé dans la ville assiégée, avait risqué jusqu'à
Gaete la flotte espagnole qui avait été anéantie. Si Charles avait
lâché Naples au moment même où Barberousse s'installait à Al
ger, toute la Méditerranée centrale eût été perdue et l'Espagne
elle-même réduite à une défense apeurée.
C'est peut-être ce qui explique en grande partie le geste très
diversement commenté d'André Doria, le célèbre marin génois à
la solde des Français qui commandait la flotte de blocus. Le
4 juillet 1528, ses navires avaient quitté leur poste et rallié
Gênes; par ailleurs Lautrec mourait le 16 août. Le siège de
Naples tombait de lui-même et l'on s'acheminait à grands pas
vers la Paix des Dames. A la consolidation de son pouvoir sur
Naples, aux bonnes relations retrouvées avec le Saint-Siège et
Venise, Charles-Quint ajoutait un atout maître, l'apport définitif
de la flotte génoise et de son chef prestigieux 8. La nouvelle stra8. Cf. Capelloni, Vita del Principe Andrea Doria, Gênes, 1863; E. Petit, Andrea
D»ria, Paris, 1887; et Doria (Andrea), Les douze articles qu'il présenta à CharlesQuint lorsqu'il entra à son service {Archivo Histór. Nacional, m. E. 79954).

226

BULLETIN HISPANIQUE

tégie d'ensemble méditerranéenne s'exprime désormais par l'él
évation
d'André Doria. Tout en restant le premier citoyen d'une
Gênes républicaine, celui-ci porte désormais les titres de grand
amiral de Castille, grand chancelier du royaume, chevalier de la
Toison d'or, prince de Melfi et marquis de Tursi. L'autorité qu'il
s'est fait reconnaître est telle qu'il dirigera non seulement l'évo
lution des escadres; mais les opérations combinées même en pré
sence
de l'Empereur. Et pour commencer, puisque Kheïr-edDîne parle d'attaquer Cadix, on va, par un dur coup de sonde à
Cherchell, anéantir ses préparatifs en lui prenant huit navires et
en brûlant de gros approvisionnements.
Barberousse, furieux de cette insulte, considère dorénavant
Doria comme l'homme à abattre, et il entreprend contre Gênes
une expédition punitive avec toutes ses forces, quarante voiles
groupées derrière la galère Y Algérienne qui porte pour devise « je
vaincrai ! ». Mais il lui faut assez vite virer de bord, Doria mena
çantà son tour Alger imprudemment dépourvue de défenseurs.
Avec son sens politique avisé, Barberousse a compris que la
partie était désormais trop grosse pour ses propres forces. Aussi
entreprend-il une seconde fois le siège du Sultan. Après des négo
ciations
parfois difficiles, il obtient plus encore qu'il n'avait sou
haité.
Parti en quémandeur pour Stamboul, le 21 novembre 1533,
il en sortira, le 11 juin 1534, Capitán Pacha, c'est-à-dire qu'on
lui confiait le commandement de toute la flotte ottomane, 80 ga
lères
et 22 fustes armées de 8.000 marins, 10.000 soldats et
800 janissaires. Vraiment digne de son nom, Soliman le Magnif
iqueavait en outre versé une avance de 400.000 ducats 9.
III. — La lutte a mort contre les Barbaresques
La nouvelle situation de Barberousse est d'ailleurs soulignée
par le fait qu'il reçoit désormais des instructions directes de
François Ier pour une attaque contre Gênes, qui paraît désor
mais l'objectif principal du roi très chrétien. Aussi voit-on le nou
veau Capitán Pacha, dès sa première campagne (1534), appa9. Cf. vice-amiral de La Jonquière, Les Corsaires Barbaresques et la marine de
Soliman le Grand, Paris, 1841.

CHARLES-QUINT ET LES BARBARESQUES

227

raltre en force dans les eaux italiennes, forcer le détroit de Mess
ine après une escarmouche avec Antonio Doria, le neveu de son
adversaire, ravager le littoral de la Calabre, rafler aux Napoli
tains
11.000 prisonniers et 800.000 ducats ; mais il est plus pressé
de mettre ce butin à l'abri que de mener une entreprise hasardée
contre Gênes et il prend prétexte du retard des Français pour
remettre le cap sur Alger. Il en sortira bientôt pour une action
hardie contre la Tunisie. Le 15 août 1534, il s'empare de Bizerte,
le 20 août, il débarque non loin de Tunis, et s'empare de la ville.
Là aussi il prétend appuyer contre Moulay Hassan un préten
dant
légitime, mais il se fait roi lui-même, et les janissaires que
lui a prêtés le Grand Turc écrasent toute révolte de ses nouveaux
sujets.
Voici donc réalisée la menace dont Cisneros avait senti l'a
pproche
et qui l'avait décidé à agir fortement contre les Barbaresques : « ces gens-là menaçaient de frayer la voie du côté de
l'Occident au Grand Turc qui les protégeait » 10. Derrière un r
ideau
que l'alliance française permettait de tendre d'Alger à Mars
eille, la flotte turque pouvait désormais manœuvrer en sûreté,
trouvant d'Alger à Djerba tous les points d'appui nécessaires sur
la côte africaine. Le Croissant gagnait de ce fait la prépondé
rance
en Méditerranée centrale et l'initiative même le long des
côtes espagnoles.
Mais la menace de l'Infidèle est trop manifeste pour que l'Eu
rope inquiète ne sente pas la nécessité de se regrouper autour de
Charles-Quint. Aussi bien est-ce une véritable croisade que l'Em
pereur s'en va prêcher. Et cette plate-forme morale facilite son
action diplomatique jusqu'à faire apparaître une « mauvaise
conscience » de François Ier. La circulaire enflammée de l'Em
pereur lui procure rapidement non seulement l'aide sans réserve
de ses propres sujets, mais l'appui en navires, argent ou matériel
des principales puissances. Alors Charles décide de frapper son
adversaire au point le plus faible, Tunis, où son autorité est
encore mal établie. Et l'on reprend contact avec Moulay Hassan
qui offre de reconnaître la suzeraineté espagnole, tandis que les
approvisionnements affluent à Barcelone où se concentrent éga10. Brandi, Charles-Quint, p. 68.

228

BULLETIN HISPANIQUE

lement les divers contingents de l'expédition. Plus de 500 voiles,
dont 150 galères fournies par l'Espagne, Gênes, la Sicile, Naples,
le Saint-Siège, transporteront 8.000 Allemands, 2.500 Espagnols
et un gros détachement portugais, munis d'un important parc
de siège. L'Europe entière leur a fourni vivres et matériel : « Les
cuirs pour le vin et le vinaigre, les barils pour l'eau, ont été
amenés de Séville et de Málaga. Trois galions ont été affrétés en
Bretagne pour le transport des sacs de biscuit. De Majorque, ont
été envoyés les sacs de bougie et de suif. La Castille et l'Andal
ousie ont fourni les bidons pour les soldats en campagne et les
cruches péruviennes pour l'huile : le riz, l'orge, les pois chiches
et la viande salée sont arrivés de Catalogne et de Valence. Gi
braltar
a offert les lanternes en bois avec leurs lumières de corne ;
Hambourg, la poudre ; l'Angleterre, le plomb ; les Flandres, leurs
piques, leurs arquebuses et leurs mousquets. Et l'Espagne tout
entière a vidé ses greniers de farine, de paille, de morue, de
viande boucanée, ses ateliers ont offert spontanément les herminettes, les tenailles, les compas, les mèches, les marteaux, les en
clumes,
les bois, le gréement, les voiles, tous les ustensiles de
combat, de vêtement et d'hôpital11. »
L'activité fébrile des arsenaux et la présence de l'Empereur,
l'arrivée des diverses escadres soulèvent à Barcelone une a
tmosphère
d'enthousiasme qui culmine dans la revue des troupes
espagnoles, admirable cérémonie de fidélité monarchique et de
faste militaire (15 mai 1535) 12. L'embarquement des services
commence dès le lendemain. Cependant, avant de prendre la mer,
Charles va passer au Montserrat une journée de prière ; puis il
monte le 30 mai à bord de sa galère royale et la flotte s'ébranle
au milieu des vivats. Le 11 juin, elle est parvenue sans encombre
à Cagliari en Sardaigne. Le 15, l'armée débarque à Porto Farina,
11. Albert Prieur, Les Barberousse, Paris, 1943, p. 217.
12. Cette revue constitue le sujet de la seconde tapisserie d'une série magnifique
consacrée à l'expédition de Tunis par le peintre officiel Jean Vermayen et exécutée
par le célèbre Guillermo de Pannemaker (1554). On peut l'admirer dans un salon de
í'Alcázar de Séville. La série, qui constitue un document iconographique d'une rare
valeur historique, a été reproduite avec explications en anglais et en espagnol sous
le titre Real Alcázar, Séville, 1929 (un album). On relira par ailleurs Charles-Quint,
Relations de la conquête de Tunis (Archives du Nord de la France et du Midi de la
Belgique, publiées par M. Dinaux, vol. IV).

CHARLES-QUINT ET LES BARBARESQUES

229

tandis que l'escadre du marquis del Vasto va reconnaître la Goulette dont la prise constitue l'objectif essentiel de l'opération.
Pour accueillir les chrétiens, Barberousse dispose de forces
particulièrement importantes. Dans le port, bénéficiant de ca
naux
intérieurs, 260 navires. Un gros fort barre l'accès du chenal
du côté de la Goulette, deux grosses tours, couvertes par un
système de fortifications, le protègent du côté de Carthage.
Cent canons et 6.000 Turcs commandés par Sinan Pacha gar
nissent
ces importantes défenses, derrière lesquelles la cavalerie
prête à intervenir ne compte pas moins de 20.000 sabres.
Les Espagnols peinent à commencer les tranchées sous le feu
de l'ennemi et le 23 juin une contre-attaque leur cause de graves
dommages. Mais, le lendemain, les Génois de Doria, en s'emparant de la tour de l'Eau, mordent sur le système défensif de la
Goulette. Barberousse, voyant le danger, lance dans la nuit du
26 une offensive générale qui paraît sur le point d'emporter le
camp espagnol ; mais Charles-Quint lui-même intervient avec les
réserves d'infanterie dont les Barbaresques ne peuvent soutenir
le choc. Décidée le 12, remise le lendemain à cause du mauvais
temps, l'attaque générale se déroule le 14 juillet. Après une
mêlée sanglante, les alliés s'emparent de la forteresse et, dans le
port, de 80 navires, dont la fameuse galère capitane de Kheïr-edDîne.
Après avoir essayé vainement de disputer l'accès de Tunis,
Barberousse, suivi de 7.000 hommes, se replie sur Constantine,
s'embarque à Bône bousculant l'escadre de blocus du jeune Dor
ia, regagne Alger pour y reconstituer sa flotte et son pouvoir.
Cependant, après trois jours de pillage13, Charles-Quint est entré
à Tunis pour y réinstaller avec Moulay Hassan un protégé, à sa
discrétion. Le nouveau « roi » reconnaît solennellement à l'Es
pagne
la possession des places de Bône, Bizerte, la Goulette. Il
paiera régulièrement un tribut de 12.000 ducats et s'engage sur
le Coran à expulser sur-le-champ tout Morisque chassé d'Es
pagne.
Puis, le 17 août, l'escadre impériale appareille et chaque
flotte regagne son port d'attache, emportant à travers le monde
les échos bientôt légendaires de cette fructueuse croisade.
13. La tapisserie intitulée le « Sac de Tunis » nous en donne une idée assez précise.
Bulletin hispanique.
15

230

BULLETIN HISPANIQUE

Mais, suivant une alternance bien étudiée par M. Braudel, la
fin même victorieuse de la grande guerre en Méditerranée n'a
généralement pour première conséquence que la reprise de la
course. Le coup d'arrêt que l'expansion turque vient de recevoir
à Tunis n'empêche pas les pirates d'Alger de reprendre leurs ex
ploits.
C'est le 3 septembre 1535 qu'avec une flotte de vingtdeux galères Barberousse surprend la vigilance du gouverneur de
Minorque, écrase la garnison de l'île et au bout de quatre jours
emporte et saccage la place de Mahon. Puis, bernant les diverses
flottes qui se mettent à sa poursuite, Barberousse met le cap sur
l'Italie du Sud, se refait la main sur la côte calabraise et arrive
sans encombre à Stamboul, où il jouira pendant deux ans des
prérogatives attachées à ses divers titres.
Quand il repart à la fin de 1537, le Capitán Pacha retrouvera
une situation aggravée du fait que Venise, dont le pavillon vient
de subir quelques outrages, est entrée dans le pool constitué en
Méditerranée par les flottes du Pape et de l'Empereur. C'est une
nouvelle croisade qui se prépare, toujours sous les ordres de Dor
ia, mais la flotte vénitienne, avec quatre-vingts grosses galères
commandées par Domingo Capelo, constitue presque la moitié
des forces rassemblées à Venise. Après avoir déployé leurs na
vires
dans toute la Méditerranée centrale, les alliés se lancent à
la poursuite de la flotte turque, très inférieure, et la rencontrent
sur la côte d'Épire, à l'embouchure de la Prevesa. Mais les hési
tations
de Doria et l'indiscipline des Vénitiens permettent à
Kheïr-ed-Dîne, d'abord en mauvaise posture, de percer la ligne
ennemie et de s'emparer de plusieurs navires : il ne restera plus
aux coalisés qu'à rejeter l'un sur l'autre la responsabilité de
l'échec.
L'Adriatique demeure pour un cetain temps le champ clos des
deux adversaires. Doria désire reporter le plus loin possible les
antennes de la marine espagnole. Il s'empare de Castelnovo, im
portante
forteresse turque qui commande le golfe de Cattaro, et
y laisse une forte garnison. Mais c'était tâter l'ennemi sur un
point trop exposé. Soliman monte aussitôt une double expédi
tion
par terre et par mer. Éclairé par la division légère de Dragut
(dont l'action avait été décisive à la Prevesa), Barberousse arrive

CHARLES-QUINT ET LES BARBARESQUES

231

en vue de Castelnovo le 15 juillet 1539 et, malgré l'héroïsme de
ses défenseurs, la place doit capituler le 7 août. Enivrés par ce
succès, les Barbaresques font alors de Castelnovo la base de nomb
reuses
incursions dans la Méditerranée centrale et occidentale.
Mais l'audace est parfois imprudente. Doria le jeune cherche de
puis longtemps l'occasion d'en finir avec ces raids : elle se pré
sente
enfin le jour où son escadre surprend à la Giralata, au
nord-ouest de la Corse, la flotte de Dragut et s'empare du cor
saire et de ses dix-sept galères.
iv. — négociation manquee avec barberousse ;
Expédition d'Alger. Retour au statu quo
Cette prise imprévue va précipiter la marche d'une négocia
tion
curieuse. Depuis 1538 des contacts clandestins s'étaient éta
blis entre le roi d'Alger et les autorités espagnoles : le désastre de
Castelnovo, loin de les interrompre, leur donnait un objet précis.
Une convention pour l'échange des prisonniers motive la récep
tiond'un envoyé de Barberousse et l'envoi vers le corsaire du
conseiller de la marine Juan Gallego. Il a avec lui plusieurs
entrevues successives ; après la première il rapporte à CharlesQuint une lettre autographe qui est un véritable projet d'alliance.
Si on lui reconnaît la possession légitime de toute l'Afrique du
Nord à -partir d'Alger, Barberousse accepte en retour de mettre à
la disposition du roi d'Espagne une flotte de soixante galères et
d'employer le restant non plus à écumer la Méditerranée, mais à
en assurer la police. Comme preuve de sa bonne volonté, il est
prêt à envoyer Hassan, son fils aîné, à la cour de Sa Majesté Ca
tholique
14.
A la cour de Castille, on pèse longuement le pour et le contre
d'une telle négociation. Le Grand Amiral est hostile à tout traité
avec un infidèle, mais Charles ne serait pas mécontent de r
ecommencer
aux détriments du Sultan le tour qu'il a joué naguère
à François Ier en lui enlevant André Doria. S'il avait à son ser
vice les deux meilleurs marins de l'époque, avec leurs flottes res14. Negociación de Juan Gallego sobre reducir a Barbarroja a la obediencia de
Carlos V (Bibl. nat. Esp., ms. G. 45783).

232

BULLETIN HISPANIQUE

pectives, qui pourrait lui résister désormais? La maîtrise de la
mer, cela vaut bien l'abandon d'Alger, de Bône et de Tunis".
Mais il ne saurait céder Bougie, qui n'a pas bronché depuis
trente ans, ni Tripoli, qui ne lui appartient plus. Quant à la Goulette, qu'il a conquise lui-même, il faudrait au moins que Barberousse paie le même tribut que Moulay Hassan. En attendant,
que le Musulman prouve sa bonne volonté en libérant tous les
prisonniers de Castelnovo !
Mais ces pourparlers ont beau être menés à Corfou dans le plus
grand secret, les espions du Sultan et du roi de France ne tardent
pas à les surprendre. Il faudra les désavouer et borner leur con
clusion
à l'échange de quelques captifs.
Rendu furieux par cet échec et plus « turc » que jamais, Barberousse va monter sur les côtes espagnoles de nouvelles expé
ditions
favorisées par les Morisques de Grenade et des régions
voisines. Le 24 août 1540, l'escadre de 'Ali Hamet, ayant à son
bord 2.000 Turcs, appareille à Alger ; le 9 septembre, elle s'em
pare de Gibraltar et le pille de son mieux. Mais, trop lents à né
gocier
la rançon des prisonniers, les Barbaresques sont coupés de
leur base par une manœuvre hardie de Bernardino de Mendoza
qui a fondu sur eux depuis Majorque et les détruit à hauteur
d'Alborán.
Charles-Quint, de son côté, n'entend pas laisser l'Espagne en
butte à de telles insultes. Puisque Barberousse n'a pas compris
la leçon de Tunis, on l'attaquera au centre de sa puissance, à
Alger même. En juin 1541, sa décision est prise. Le voici deman
dantderechef à ses divers vassaux les contributions nécessaires.
Malgré la vigueur avec laquelle sont conduits les préparatifs, on
ne peut cependant les terminer avant la mauvaise saison. Une
flotte importante de 200 navires, ayant 20.000 hommes à bord,
quitte Palma le 19 octobre et parvient en vue d'Alger le 1er no
vembre.
Bravant le mauvais temps qui commence, le corps ex
péditionnaire
est débarqué, et, au cours des trois semaines sui
vantes,
réalise un investissement à peu près complet de la place.
Mais la terrible tempête du 25 novembre détruit à moitié le
camp, disperse la flotte, et abat les courages à un point tel que
c'est à peine si l'on résiste à la contre-attaque générale. Devant

CHARLES-QUINT ET LES BARBARESQUES

233

la consternation unanime, l'Empereur décide de rembarquer, opé
ration
que l'ouragan transforme vite en désastre complet. Aux
yeux des Musulmans, Alger a désormais vengé Tunis 15.
Rendus plus hardis par l'échec de Charles-Quint, François Ier
et le Sultan, dont l'alliance est aujourd'hui publique, reprennent
les projets de 1534. La flotte turque, partie de Modon le
25 avril 1543, sera accueillie avec les plus grands honneurs à Tou
lon et à Marseille les 12 et 20 juillet. Elle prendra part à une
expédition combinée contre Nice, qui sera pillée par les Musul
mans. Elle hivernera ensuite à Toulon d'où elle opérera de temps
à autre contre la Catalogne ou les Baléares. François Ier aura bien du mal à se débarrasser d'un allié encore plus encombrant que
compromettant. Et c'est un retour triomphal vers Stamboul,
marqué par le pillage d'Ischia, de Porta Ercole, de Lipari. A
Stamboul, Barberousse, accueilli avec faveur dans le propre pa
lais du Sultan, se fait construire une demeure digne des Mille et
une nuits, où il s'éteindra dans les délices, au mois d'août 1546,
depuis longtemps entré dans la légende.
Notons au point de vue des rapports chronologiques, mais
aussi bien ontologiques, que l'année où meurt Barberousse est
également celle où Charles-Quint, dans l'euphorie de Ratisbonne,
engendre de Barbara Blomberg celui qui sera don Juan d'Aut
riche,
le futur vainqueur de Lepante (octobre 1546). Pour le
moment j l'Empereur est tout aux affaires d'Allemagne et aux
répercussions qu'elles commandent dans ses rapports avec la
France et le Saint-Siège. La victoire de Miihlberg le 24 avril 1547
et la diète d'Augsbourg consolidaient son autorité impériale. Le
testament politique du 18 janvier 1548 destiné au futur Phi
lippe II semble considérer l'équilibre européen comme enfin ré
tabli
; la principale tâche de l'Empereur sera désormais de conju
guerl'action du futur roi d'Espagne et celle de son frère Ferdi
nand, roi des Romains, à qui doit revenir l'empire. Dans ce par
tage, la lutte contre les Turcs est le lot de l'Allemagne, qui doit
y pourvoir de toutes manières, armes et argent, sans qu'il en
coûte un denier aux finances espagnoles.
15. On lira, avec une attention particulière, sur ce sujet R. Basset, • Documents
musulmans sur le siège d'Alger par Charles-Quint », Bulletin de géogr. d'Oran, 1890.

234

BULLETIN HISPANIQUE

On voit donc que, depuis que la mort de François Ier semble
avoir supprimé le danger d'une action navale franco-turque,
Charles-Quint ne pense qu'à protéger les côtes espagnoles contre
les actions des pirates barbaresques 16. Il ne semble pas qu'il ait
changé d'avis jusqu'à son abdication et sa mort.
Conclusion
La politique menée par Charles-Quint à l'encontre des pirates
barbaresques a donc été, dans l'ensemble, sinon décisive, tout au
moins avisée et efficace. S'il n'a pas eu, comme Cisneros, l'initia
tive
des opérations en Afrique, du moins est-il intervenu avec
force dès que, derrière les voiles maghrébines, s'est profilée la
puissance du Sultan. A cet égard l'expédition de Tunis a porté
un coup d'arrêt important en démontrant que l'Empereur était
encore capable, si on l'en défiait, de dominer de façon incontes
table
toute la Méditerranée centrale. Cette politique a souvent
été conduite avec beaucoup d'habileté ; le ralliement de Doria au
camp impérial, qui en a été l'atout décisif, a été négocié avec
autorité et décision par un souverain qui ne marchande pas quand
l'essentiel est en jeu. Que Barberousse ait été plus ou moins l'ob
jet de propositions semblables montre que le caractère de croi
sade donné à ses opérations n'empêchait pas l'Empereur d'éta
bliravec l'infidèle tous les rapports jugés utiles au succès de ses
grands projets.
L'action de Charles-Quint a non seulement sauvé Naples, mais
confirmé sa position stratégique dans la grande guerre d'escadres :
Charles-Quint est ici le successeur de Ferdinand le Catholique
comme il est à Alger ou à la Goulette celui de Cisneros. La prise
de Tunis et de la Goulette a d'ailleurs été pour lui un très grand
16. La défense des côtes est donc en définitive l'élément le plus constant de la
politique navale espagnole. Elle a été admirablement étudiée par le professeur Al
fonso
Garnir Sandoval, Organización de la Defensa de la Costa del Reino de Granada,
desde su Reconquista hasta finales del siglo XVI, Universidad de Granada, 1947,
vol. 1 ; cf., du même auteur, sa communication au 3e Congrès de coopération intellec
tuelle,sur Una Alcaidía de la costa granadina : Benamaldena, Madrid, Instituto de
cultura hispánica, 1958. Pour mieux situer historiquement l'effort naval de CharlesQuint, se reporter à J. March-Laborde, Historia de la Marina Real Española, desde el
descubrimiento de las Américas hasta el combate de Trafalgar, 2 vol., Madrid, 1854.

CHARLES-QUINT ET LES BARBARESQUES

235

succès personnel et a largement contribué à dégager sa dimension
historique. Il n'a tenu qu'à peu de chose (un ensemble fâcheux de
circonstances météorologiques) que l'expédition d'Alger ne con
naisse
la même issue favorable. Si elle avait réussi, la puissance
barbaresque s'en fût trouvée pour un temps effacée ; mais,
puisque personne à l'époque n'envisageait l'occupation profonde
de l'Afrique du Nord 17, elle était, par la nature même de la côte
africaine, destinée à renaître à la première occasion favorable.
Du moins l'activité déployée en Méditerranée par les flottes
de Charles-Quint aura-t-elle permis de conserver le long du litto
ralafricain une série très étendue de bases jouant, au sud de
cette mer fermée, un rôle analogue à celui dévolu au nord à la
fameuse « ligne vénitienne ». De tous ces présides on peut obser
ver,espionner l'adversaire, suivre les mouvements de la flotte
et prévenir rapidement Naples et Oran d'où la riposte surgit à
point nommé. Tout cela entretient enfin dans la marine espa
gnole une tradition d'activité et de pugnacité qui lui permettra,
sous le règne de Philippe II, de traverser sans défaillance les
heures les plus difficiles et de connaître la gloire de Lepante.
Pierre MESNARD.
17. Cf. F. Braudel, t Les Espagnols et l'Afrique du Nord », Revue africaine, 1928,
et surtout Robert Ricard, t Le problème de l'occupation restreinte en Afrique du
Nord (xve- xvme siècles) », Annales d'histoire économique et sociale, 1937.

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