Complot à La Cour Du Roi

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Quand un jeune lord décide de jouer
un bon tour à son ami et souverain,
le roi Charles II...
Des trompettes sonnèrent pour annoncer le roi. Aussitôt,
les trois cents invités s'alignèrent en deux rangs bien
symétriques pour l'accueillir. Vêtu d'un costume de satin
blanc rehaussé d'or, avec un grand col de dentelle et, à son
épaule, une courte cape portant ses armoiries, Charles II fit
son entrée. Sur son passage, les dames faisaient la révérence,
les hommes s'inclinaient. Soudain, le souverain s'arrêta
devant une jeune fille pour lui baiser la main.
— Milady, lui glissa-t-il d'un ton appréciateur, vous êtes
la plus belle fleur de mon royaume !
Shane Driscoll, qui se trouvait à côté de l'heureuse élue,
songea que le sort en était jeté. Lady Claire I eyton. sa
protégée, venait d'être admise à la cour. Et avec quel succès!
Pourtant, en même temps que l'ivresse, Shane sentit monter
en lui une sourde angoisse. Car sa prétendue fiancée n'avait
pas les nobles origines qu'on lui prêtait. Loin de là !
Quelques semaines plus tôt, elle errait dans le plus sordide
des quartiers au sein d'une bande de brigands. A présent,
restait à espérer qiie Charles ne découvrirait pas la supercherie...

RUTH L A N G A N

Complot à
la cour du roi

LES H I S T O R I Q U E S

Prologue

Londres, 1648
U n e n a i s s a n c e illustre ne se fait pas sans
témoins.
Sous les hauts plafonds à caissons dorés de la
chambre d'apparat, grands seigneurs et nobles
dames, tous debout, chacun à la place que lui assignait son rang, s'entassaient autour de l'estrade
qui portait l'imposant lit à baldaquin, tous rideaux
relevés. Ces aristocrates observaient en silence les
activités d ' u n e simple f e m m e du peuple, une
accoucheuse qui s'affairait depuis des heures à
délivrer de son enfant une malheureuse parturiente. Dans un grand désordre de coussins et de
draps froissés, celle-ci souffrait visiblement le
martyre. Les témoins suivaient avec appréhension
les efforts de la sage-femme, qui tentait sans succès de retourner l ' e n f a n t dans le sein de sa mère
pour atteindre la tête et faciliter l'accouchement.
Sur l'estrade, assise dans un fauteuil près du lit de
douleur, une très belle jeune femme, brune au teint
mat, semblait seule insensible au drame qui se jouait
si près d'elle. Impassible, comme sourde aux cris

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affreux, elle dominait la foule sans la voir et sans partager ses émois.
Bientôt, on put voir la sage-femme essuyer d'un
revers de la main son front moite et adresser un geste
d'impuissance à cette jeune personne si maîtresse
d'elle-même. Elle se dressa aussitôt, souveraine et
dominatrice.
— Que Vos Seigneuries veuillent bien se retirer,
dit-elle d'une voix sèche et coupante. Ma tante est au
plus mal. Je vous donnerai de ses nouvelles en temps
opportun. La galerie des portraits vous est ouverte, on
vous y servira des rafraîchissements.
Partagée entre le soulagement et la commisération,
la foule évacua la vaste pièce. Celle qui venait
d'intervenir avec tant d'autorité ferma elle-même la
porte sur les derniers assistants et poussa un profond
soupir.
— Alors, Clarissa? dit-elle en revenant vers
l'estrade.
L'accoucheuse semblait désolée.
— J'ai fait tout c'que j'ai pu, madame, et j ' m ' y
connais. Y sont perdus tous les deux.
Un étrange éclair de triomphe passa dans les yeux
de la jeune beauté brune.
La femme qui gisait sur son lit de douleur poussa
soudain un cri étrange. Elle se débattit en geignant
longuement, puis se cambra vivement dans un
paroxysme où elle jetait toute son énergie. Clarissa
poussa un cri d'étonnement et se précipita pour
ramasser sur le drap souillé de sang un tout petit bébé.
— C'est une fille, et elle respire! dit-elle en
essuyant de son mieux le petit être dont la peau marbrée était toute plissée. Vrai, j'aurais jamais cru ! Elle
s'est retournée toute seule, faut croire.

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— Elle aurait mieux fait de mourir avec sa mère.
De toutes les façons, cette petite chose dégoûtante ne
vivra pas.
La sage-femme, les yeux écarquillés, voulut protester. Elle ouvrit la bouche, mais aucun son n'en sortit.
La grande dame lui serrait le bras avec force, la fascinant de son regard impérieux et cruel.
— Vous avez compris, elle doit mourir.
Comment une misérable femme du peuple auraitelle pu contrecarrer les décisions d'une lady aussi
puissante? Clarissa parvint pourtant à articuler une
objection :
— Mais les autres, qu'est-ce qu'ils vont dire,
madame ?
— Je me charge d'eux, Clarissa. Nous sommes
seules; ils sauront bientôt que, sur mon ordre, vous
avez emporté le petit mort-né, afin d'éviter au père le
pénible spectacle d'un enfant estropié, défiguré,
affreux. Ce pauvre homme n'aura pas assez de larmes
pour pleurer sa femme, il ne cherchera pas à en savoir
plus.
— Mais la mère, insista l'accoucheuse à voix
basse. Vous allez la...
— Inutile. Ces hémorragies répétées la condamnent à mort. De toute manière, je n'ai pas à répondre à
vos questions, Clarissa. Vous pouvez disposer, je n'ai
plus besoin de vous.
— Et qui me paiera, madame?
Avec une moue méprisante, la jeune lady lui désigna une bourse, posée sur une crédence. La bonne
femme y trouva cinq pièces d'or.
— Et le bébé, qu'est-ce que j'en fais, madame?
Comme excédée, son interlocutrice haussa les
épaules.

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— Jetez-le dans la forêt, les corneilles s'en régaleront !
Voyant passer dans les yeux de l'accoucheuse une
lueur d'effroi et de réprobation, la cynique aristocrate
sortit d'un tiroir trois autres pièces d'or.
— Tenez, voilà de quoi apaiser vos inquiétudes.
En silence, Clarissa commença de débarrasser le lit
des linges sanglants, serrant contre elle le fragile nouveau-né. La noble dame qui décidait de tout se pencha
sur sa tante.
— Vous pouvez dormir, Rosemonde. Tout est fini,
maintenant.
— L'enfant?
— C'est une fille.
— Je l'ai su dès le début, depuis que je la porte.
— Elle est morte en naissant.
La nièce de l'accouchée semblait exulter de joie en
proférant ce sinistre mensonge.
— Morte! Ce n'est pas possible! murmura la
jeune mère, agitée de sanglots convulsifs. Que va
devenir John sans enfant ? Comment supportera-t-il sa
solitude ?
— Vous en aurez d'autres.
— Non, je sais que je suis en train de mourir. Inutile de me cacher la vérité. John va rester seul, abandonné !
— Je vais m'occuper de lui, Rosemonde, je vous le
promets.
Comme la pauvre femme fermait les yeux, sa nièce
n'eut aucun scrupule à afficher sa satisfaction. La
sage-femme ne perdait pas un mot de ce sinistre dialogue.
La mourante, soudain, rouvrit les yeux.
— Merci, je...

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Ce furent ses dernières paroles.
Dès qu'elle se fut assurée de son décès, sa nièce fit
signe à Clarissa de déguerpir avec l'enfant et tira un
cordon. Une femme de chambre apparut presque aussitôt.
— Allez chercher milord, ordonna-t-elle. Sa
femme est au plus mal. Dépêchez-vous !
Quelque temps plus tard, la chambre retentissait de
gémissements. Le seigneur des lieux, assis au bord de
la couche d'apparat, pleurait à chaudes larmes, étreignant le corps sans vie de sa femme, la seule qu'il eût
jamais aimée.
Avant de lui fermer les yeux, il en contempla pour
la dernière fois les reflets d'émeraude claire. Pour la
dernière fois, il baigna son visage dans la chevelure
dorée de celle qui venait de mourir en tentant de lui
donner une descendance.
Debout près de lui, sa nièce observait la scène. Oui,
elle tiendrait sa parole. Oui, elle s'occuperait de sir
John. Ses terres, ses trésors et surtout son titre
valaient bien qu'elle leur sacrifiât quelque chose...
Pendant ce temps, la sage-femme, qui avait quitté
la chambre d'apparat par une porte dérobée, se hâtait
de descendre l'escalier de service, son léger fardeau
dans les bras. Quand elle fut hors de vue, elle souleva
le linge qui recouvrait la petite fille endormie.
Comme ce petit être ressemblait à sa mère ! songeat-elle avec un soupir.
Il était tard. La forêt toute proche étendait ses
ombres complices mais inquiétantes.
Clarissa eut un moment d'hésitation. Glynnith, sa
jeune cousine, se désolait de ne pouvoir donner

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d'enfant à son mari, qui ne cessait de lui reprocher sa
stérilité. Quelle joie serait la leur si on leur apportait
ce bébé...
Sa résolution prise, Clarissa tourna le dos à la forêt
et pressa le pas vers les faubourgs, impatiente d'en
avoir fini.

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1.

Londres, 1665
Le gamin dépenaillé n'avait pas dix ans. Sur les
quais de la Tamise, il se faufilait parmi les tonneaux
et les caisses. Le souffle court, il atteignit enfin une
masure à demi écroulée, le repaire de sa bande.
— Y a du beau monde au Mouton Couronné, les
gars ! annonça-t-il.
Les yeux des jeunes voyous s'éclairèrent d ' u n e
lueur cupide.
— C o m b i e n ? demanda le plus âgé d'entre eux
qui, de toute évidence, s'était construit une musculature impressionnante en coltinant des ballots
sur le port.
— Cinq.
— On est huit ! C'est dans la poche ! s'écria un
garçon maigre à l'air sournois.
— Attention ! Y sont armés, précisa le petit garçon.
— Une épée, faut savoir s'en servir. On va leur
donner une leçon. T ' e s d'accord, F o r b a n ?
Le n o m m é Forban, chef de la bande, fit briller au
clair de lune sa rapière sans fourreau.
— Et comment! Une sacrée bonne leçon! Trop
d'or, ça les alourdit, ces comiques ! On va les soulager.

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Une clameur d'approbation salua ces propos. Forban
sourit, satisfait du soutien de sa troupe. Il avait une
voix très douce et portait un chapeau de marin, beaucoup trop grand pour sa tête aux traits fins.
Il y avait foule à l'auberge du Mouton Couronné.
Marins, portefaix, artisans, charpentiers de marine...
tous respiraient la même atmosphère, chaude et
bruyante. Quelques bourgeois y venaient chercher des
sensations fortes et de jeunes aristocrates trouvaient
parfois plaisant de s'y encanailler. Au haut bout d'une
longue table, trois personnages se faisaient ainsi remarquer par leur tenue identique, veste bleue et culotte
blanche à liséré jaune. Leurs trois chapeaux emplumés,
identiques eux aussi, pendaient à des patères, contre le
mur. Ils menaient grand tapage et buvaient sec, lutinant
les accortes serveuses et régalant leurs voisins du récit
de leurs exploits.
Beaucoup plus discrets, leurs deux compagnons, qui
eux ne portaient pas d'uniforme, devisaient à une
petite table, dans un coin retiré. Il s'agissait à l'évidence de gens d'importance.
— Tu n'as pas l'air trop mal en forme après ton
séjour chez les Indiens d'Amérique, remarqua le premier. J'ai craint que tu ne reviennes avec la peau rouge
et des plumes dans les cheveux !
S'il n'avait pas la peau rouge, le teint de son interlocuteur était fort bronzé, ce qui accentuait la blancheur éclatante de ses dents. Un sourire plein de
charme découvrit celles-ci.
— Physiquement, je maintiens les apparences, mon
cher James, mais sache que je reviens transformé.
Dans le fond de mon cœur, je suis devenu américain !

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La vie qu'on mène dans nos colonies est envoûtante,
cousin, j'y ai laissé mon âme.
— Alors, tu vas y retourner?
— Le plus vite possible, oui. Le temps de saluer ton
frère, de lui laisser le plaisir de me donner un nouveau
titre bien ronflant, et je mets les voiles !
— Pour éviter l'épidémie de peste, le roi s'est retiré
dans sa campagne, à Hampton Court. Il compte bien
t'y garder avec lui pendant tout l'été.
Le visage anguleux et racé du navigateur s'éclaira
d'un sourire ironique.
— Les désirs d'un roi sont des ordres, je le sais
bien. Mais ceux d'un cousin...
Ils éclatèrent tous deux d'un rire de connivence.
— Quand comptes-tu repartir?
— Dans un mois, au plus.
— Un mois? Tu plaisantes? Je te vois plutôt finir
tes jours à la Cour. Le roi ourdit un complot pour te
garder près de lui, mon cher, j'ai le regret de te le dire.
— Un complot?
Les sourcils du navigateur s'étaient froncés. Son
compagnon étudiait ses réactions, les yeux pétillants de
malice.
— S'il t'a fait revenir, ce n'est pas seulement pour
te conférer un nouveau titre de noblesse, lord Ashton.
— Ne m'appelle pas ainsi, monsieur le duc d'York !
Tu sais que j'ai horreur des titres trop récents. Son
message ne parlait pourtant que d'une cérémonie à
Londres, pour me remercier de mes victoires sur les
Hollandais.
James, duc d'York, se laissa aller contre le dossier
de son siège en s'esclaffant.
— Il a du goût pour la dissimulation, tu le connais.
Maintenant qu'il a réussi à te faire rentrer, il ne te
lâchera plus !

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— Rien ne peut me retenir, il devrait le savoir — ni
les titres, ni les terres, ni les honneurs.
James eut un fin sourire. Son frère, le roi Charles II,
éprouvait pour leur cousin Shane Driscoll, seigneur
d'Ashton, la même tendre affection que lui. Tous trois,
élevés ensemble, avaient connu l'exil au temps du
détestable Cromwell. Enfants, ils partageaient le rêve
d'une existence aventureuse que le seul Shane avait pu
réaliser. James, duc d'York, et Charles, roi d'Angleterre, étaient restés confinés à la Cour pendant que leur
cousin faisait le tour du monde, à l'âge de vingt ans.
C'est Shane qui avait brillamment participé à la lutte
contre les Hollandais dans le Nouveau Monde. Grâce à
lui, la Nouvelle-Amsterdam était devenue New York,
pour la plus grande gloire de James.
Celui-ci prit un air de conspirateur.
— Je vais te dire un secret, Shane. Charles veut te
récompenser, c'est vrai. Mais il a aussi d'autres projets
à ton égard. Voilà. Tu sais comme il recherche la compagnie des jolies femmes.
— Il n'est pas le seul, c'est de famille, répondit
Shane en riant. Nous-mêmes...
— Rien à voir ! En ce moment, il voudrait trouver la
plus belle fille du royaume.
— Un morceau de roi, en quelque sorte?
— En effet, mais pas pour lui, précisa le duc en
souriant mystérieusement.
— Alors, pour qui ?
— Pour toi, heureux homme ! Il s'est mis en tête de
découvrir la perle rare, afin de te la jeter dans les bras.
Une fois séduit, et enchaîné par les liens tendres mais
solides du mariage, tu renoncerais à ta carrière maritime pour filer le parfait amour dans le parc de Hampton Court.

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Shane fronça les sourcils. Une serveuse s'approchait, qu'il écarta d'un geste impatient.
— Je suppose que tu plaisantes !
— Pas du tout. Mon frère Charles t'aime tant qu'il a
décidé de te garder près de lui. Il veut donc mettre fin à
tes courses dans l'Atlantique et à tes visites chez les
Hurons. D'après lui, c'est l'amour d'une belle parmi
les belles qui peut seul te fixer à sa Cour, tel Hercule
dans les bras d'Omphale.
Le duc d'York, enchanté de cette comparaison
mythologique, éclata d'un rire sonore, qui passa inaperçu dans le brouhaha général.
— Il pourrait aussi bien m'assigner à résidence!
— En effet. Mais alors, tu lui rendrais la vie si
impossible qu'il te renverrait bientôt sur les mers.
Privé de ta chère présence, il se condamnerait à la neurasthénie, au désespoir !
James riait encore. Comme il se levait, Shane le
retint d'une main ferme.
— Dis-moi, quel intérêt as-tu à me révéler ce plan
machiavélique ?
— Mon frère aime toujours jouer au plus fin, c'est
un dangereux manipulateur. Je veux que vos chances
soient égales. J'ai parié mille souverains sur ton départ
prochain... mais tu n'es pas censé le savoir. Sur ce, je
te quitte. Le bonheur m'attend.
Il ramassa son chapeau et ouvrit une porte discrète,
située au fond de la taverne. L'espace d'un moment,
Shane put apercevoir une jeune femme assez dévêtue,
allongée languissamment sur un lit.
Avant de refermer la porte, le duc se retourna, avec
un sourire qui se voulait innocent sur les lèvres.
— J'ai parié sur toi, lord Ashton... ne me fais pas
perdre mon or !

17

r

Le rire de son cousin résonna longuement dans les
oreilles de Shane. Si le roi en décidait ainsi, jamais
plus il ne prendrait le commandement d'un navire.
Mais l'appel de la mer était si fort, les contraintes de la
vie de Cour si oppressantes ! Habitué aux foucades du
vent, à l'excitation des combats, Shane se demandait
comment il supporterait la monotonie compassée des
rituels royaux.
James n'avait pas tort. Le roi son frère, incapable de
faire front, préférait les chemins de traverse, différent
en cela de son cousin Shane, qui allait au plus court et
sortait toujours vainqueur de leurs compétitions
d'enfants, trop sûr de lui pour connaître la défaite.
Mais se servir d'une femme ! Il fallait au roi bien de
la naïveté pour tendre un piège aussi puéril. Shane
Driscoll le savait bien : elle n'était pas encore née celle
qui saurait le tenir sous son joug, l'empêcher de vivre
de nouvelles aventures dans les territoires du Nouveau
Monde.
A moins qu'il ne marche sur les traces de son père...
Ce vaillant Irlandais, amoureux fou d'une Anglaise en
pleine guerre civile, avait fait la paix avec les Stuart
pour épouser la belle lady Catherine, cousine de
Charles Ier, roi d'Ecosse et d'Angleterre. Comme
désarmé par le mariage, il s'était par la suite contenté
de filer le parfait amour avec la mère de Shane, dans
une telle plénitude de bonheur que leur fils doutait
qu'il pût un jour l'atteindre.
Il s'ébroua pour écarter de son esprit ces pensées
nostalgiques. Pour l'instant, il fallait parer au plus
pressé. Grâce à James, le secret du complot se trouvait
éventé. Un homme averti en vaut deux, dit-on. Il restait
néanmoins à Shane à trouver le moyen d'empêcher
Charles de développer sa stratégie.

18

Il rappela soudain la serveuse qu'il avait congédiée
tout à l'heure. Pendant qu'elle remplissait sa chope, il
rit de bon cœur. La parade était simple! Pour éviter
l'assaut d'une beauté fatale, il suffisait d'emmener à la
Cour une femme assez habile pour simuler la passion.
Aucune dame ne tenterait la conquête d'un cœur déjà
pris, et Shane se faisait fort de jouer à la perfection les
amoureux transis. Une bonne actrice ferait l'affaire; il
n'en manquait pas sur la place de Londres.
Tout égayé à l'avance par la comédie qu'il allait
tuer à son royal cousin, Shane posa sa chope vide sur
la petite table. Charles voulait le voir amoureux? Il
serait satisfait. Une fois le séjour à Hampton Court terminé, cependant, la représentation prendrait fin elle
aussi, et les protagonistes pourraient fermer leur
théâtre, l'une avec un peu d'or, l'autre avec toute sa
liberté.
En voyant se lever leur chef, les trois personnages
en jaquette bleue remirent leur chapeau et le suivirent,
d'une démarche un peu titubante.
Le brouillard jaunâtre qui semblait s'exhaler de la
Tamise élevait un voile sur les constructions disparates
du port. Quelques lanternes jetaient un halo de lumière
dans l'obscurité froide et humide.
Chaque fois que la porte du Mouton Couronné
s'ouvrait sous le falot rouge qui surmontait l'auberge,
les huit jeunes voleurs, tapis dans un recoin, retenaient
leur souffle et leurs yeux brillaient d'un éclat plus vif.
Malgré le froid, ils ne portaient que des chemises
légères et pleines d'accrocs, des culottes trop grandes
aux couleurs incertaines et des chapeaux informes à
large bord. Précaution supplémentaire pour ne pas être

19

reconnus, trois d'entre eux s'étaient enveloppé le bas
du visage dans un foulard.
Chacun de ces jeunes bandits portait une épée et au
moins un poignard. Leur maître, Foxworth, pouvait
être fier de ses disciples. Agissant le plus souvent en
bande, ils n'avaient pas leur pareil pour dévaliser en un
tournemain le commerçant le plus méfiant, pour aller
fracturer un coffre dans les maisons les plus huppées,
ou pour soulager de sa bourse un bourgeois en
goguette. Mais les consignes étaient claires : pas de
meurtre, sauf en cas de légitime défense. Bien que la
justice anglaise ne fît guère de différence entre l'assassinat et le vol, tous deux punis de mort, Foxworth
cultivait dans la petite bande de chenapans un semblant
de conscience morale. De plus, aucune initiative n'était
prise sur le terrain sans l'autorisation du personnage
surnommé Forban. Celui-ci ne devait pas seulement
son poste à une indéniable autorité naturelle; il était
aussi le plus hardi et le plus adroit bretteur, un véritable modèle pour ses camarades de délinquance.
De loin, ils virent enfin sortir de la taverne les silhouettes confuses des hommes empanachés.
— J'en vois quatre, murmura Forban. Il en manque
un.
— Il est peut-être resté dormir, suggéra le jeune
Pug, provoquant quelques ricanements.
— Pug, va voir en passant par-derrière. Planque ton
stylet. Si l'autre nous tombe sur le dos, tu siffles.
Le jeune garçon se fondit comme par miracle dans
l'ombre et disparut.
— Dis-donc, Forban, tu t'arranges toujours pour
éviter la bagarre à Pug, grommela l'un des bandits.
C'est pas juste.
Avec l'équanimité qui n'appartient qu'aux véri-

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tables chefs, Forban ne songea pas à se formaliser de
cette critique.
— C'est encore un gamin, pas plus haut qu'une
épée. Il a le temps de grandir. Et puis, y rend service,
avec sa face d'ange. Tu te vois dans la cuisine du Mouton Couronné? Tu f r a i s tourner les sauces, face
l'escarpe !
L'intéressé rit comme les autres, sans bruit. Les sept
complices n'avaient d'yeux que pour les quatre bons
vivants qui s'approchaient en devisant gaiement, visidanger. La main levée, Forban retenait l'élan de sa
troupe. Foxworth le répétait sans cesse : « L'effet de
surprise, c'est plus fort qu'une arquebuse ! »

— A l'attaque !
Ebahis, Shane Driscoll et ses trois compagnons se
virent soudain entourés par sept agresseurs rapides et
résolus, mais étrangement minces. Comme il tirait son
épée du fourreau, Shane s'en voulut d'avoir bu, à l'instar de ses gardes, un peu plus que de raison; ses
reflexes s'en trouvaient ralentis. Mais ces amateurs
d'armes blanches n'avaient ni la solidité des corsaires
le poids des fantassins de marine.
D'ailleurs, les attaquants semblaient vouloir intimider leurs victimes plutôt que les tuer. Shane eut tôt fait
mettre en déroute les deux plus grands.
— C'est pas des bourgeois, les gars, cria l'un d'eux
en détalant. C'est des soldats !
— Des officiers, coquin, et de la marine royale!
précisa en riant un compagnon de Shane.
En vrais professionnels, les quatre hommes, habitués
- combattre ensemble, restèrent bientôt maîtres du

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terrain. Une fois désarmés ou sérieusement bousculés,
les jeunes bandits n'attendirent pas leur reste et disparurent dans les dédales avoisinants.
Shane poussa un soupir de soulagement.
— Quelle époque ! On ne peut même pas... Aïe !
Comme pour venger la déroute de ses complices, le
plus adroit de ces pâles voyous venait de lui percer
l'épaule.
— Par saint George, tu vas mourir ! tonna Shane.
— Vous voulez qu'on s'en occupe, monsieur?
— Non, surveillez les autres et laissez-moi celui-ci.
Il va prendre une bonne leçon. La leçon de sa vie !
Cette mauvaise plaisanterie fut accueillie par des
rires cyniques. Les compagnons de Shane Driscoll
avaient en effet participé à tant de combats que le spectacle d'une exécution ne les faisait pas frémir.
Sans difficulté aucune, Shane accula son adversaire
contre un mur et lui porta le coup fatal qui devait lui
percer le cœur. Mais, vif comme une danseuse, le
jeune bandit fit un saut de côté, et l'épée de Shane
s'enfonça dans le torchis.
— Barre-toi, Forban, y sont trop forts ! cria un
gamin efflanqué en disparaissant dans la nuit.
— Forban ? Quelle coïncidence ! cria Shane en portant à son agresseur une botte décisive.
Pris au dépourvu, Forban se trouva cloué contre le
mur. Mais l'épée n'avait fait que percer sa chemise
flottante, sa chair n'était pas atteinte. Furieux de sa
maladresse, Shane le prit au collet, un mauvais sourire
aux lèvres.
— Tu ne manques pas d'adresse, petit, mais tu
manques de force, tu ne sais qu'égratigner. Je vais te
faire voir...
Bien qu'il fût hors de souffle, le nommé Forban,

22

-ans souci de déchirer sa chemise, se laissa glisser au
sol. fit un écart et prit son élan. Shane, cependant, était
déjà sur lui. En quelques instants, le mauvais garçon se
trouva le nez dans la poussière, tenu en respect par les
:rois compagnons de Shane.
Celui-ci se releva.
— Il y a des blessés ? demanda-t-il.
— Non, on a évité le pire. Si on n'avait pas un peu
trop bu, toute cette racaille serait détruite, monsieur.
— Il nous reste celui-ci. On va lui apprendre à
vivre... ou à mourir. Richard ! Tu vas me ligoter ce sauvage et le fouetter. S'il survit au centième coup, sans
crier, il aura la vie sauve. Exécution !
Richard ligota les mains et les pieds de Forban, qui
se débattait en vain, et le mit debout sans ménagement,
puis il tira un poignard de sa ceinture pour achever de
déchirer sa chemise en lambeaux.
Les quatre hommes restèrent médusés.
Malgré la nuit et le brouillard, une évidence leur
sautait aux yeux : le mauvais garçon était une fille.
Une fille sale, dépenaillée, mais de toute évidence une
fille.
— Seigneur Dieu ! murmura Shane.
Le corps mince et élancé ne manquait pas d'élégance. Sous la chemise, une sorte de tricot révélait plus
qu'il ne dissimulait un torse gracile, aux formes
pleines.
Un des compagnons de Shane arracha le chapeau
trop vaste de la prisonnière. Un ruissellement de
roucles cuivrées cascada alors jusqu'à ses hanches.
Tout ébaubi, Richard fit un pas en arrière.
— Alors, c'est cette sauterelle qui nous a tenu tête !
— Des sauterelles aussi bien roulées, j'en ai rarement vu ! ajouta celui qui tenait encore le chapeau.

23

En frottant son épaule d'où le sang coulait, Shane
contemplait pensivement cette fleur du pavé. Cette
chevelure épaisse et dorée, bien des hommes auraient
voulu s'y baigner. De cette poitrine haute et ferme, la
plupart des femmes auraient été jalouses... En outre, la
fille avait du caractère, comme en témoignait la façon
dont elle relevait le menton dans un geste de défi.
— Tu m'as l'air bien fière, ma petite, lui dit Shane.
Eh bien, nous aussi ! Nous sommes de la marine
royale, sans reproche, et sans peur d'écraser la vermine, c'est compris?
La fille resta silencieuse, mais son regard était
éloquent.
— Tu t'appelles comment? reprit Shane.
— Allez vous faire voir !
Plus que par sa grossièreté, Shane fut surpris par
l'âpreté de cette voix féminine.
— Dis-moi ton nom, bougresse !
— Forban, répondit-elle avec insolence.
— Forban? C'est un nom qu'on connaît bien,
remarqua un des officiers en s'esclaffant.
Shane saisit le menton de sa prisonnière, sans retenir
sa colère.
— Forban ? Eh bien, nous allons voir si les forbans
savent supporter les conséquences de leurs défaites.
Richard, fouette-la jusqu'à ce qu'elle demande grâce.
Je verrai alors s'il faut la laisser vivre.
Le visage de ses compagnons s'était fermé. Sans
enthousiasme, Richard dégrafa son ceinturon. De son
côté, la fille serrait les dents, dans l'attente des coups,
bien résolue à ne pas se soumettre.
Depuis des années, Richard obéissait sans sourciller
aux ordres de son ami. Mais jamais il n'avait frappé
une femme. Avant d'obéir, le geste suspendu, il leva
les yeux vers Shane, espérant encore un contrordre.

24

— Tu as des états d'âme, Richard? lui demanda
Shane. Alors, laisse-moi faire. Donne-moi ta ceinture...
Ma petite garce, tu vas payer pour ma blessure et pour
canailles de complices.
Encore sous le coup de l'émotion et de la colère,
Shane était bien résolu à mettre sa menace à exécution.
Que son agresseur fût une femme n'enlevait rien à la
gravité de son crime. Mais le bras qu'il levait retomba
soudain. Ce qu'il venait de voir avait refroidi sa fureur
et désarmé sa rancune : sur le dos juvénile et souple de
sa prisonnière, un fin réseau de traces blanchâtres
témoignait de flagellations antérieures. Cette pauvre
fille n'avait été épargnée ni par son bourreau ni par son
destin.
La voyant maintenant de tout près, à la lueur d'une
torche, Shane put constater combien ses jambes étaient
longues et fines. Le débraillé de la culotte de garçon,
trop large, laissait aussi deviner la rondeur de ses
hanches parfaites, la semi-nudité de son torse une poitrine ferme au galbe fier.
Presque encore adolescente, cette jeune fille à la
grâce féline avait toutes les perfections d'une tanagra.
Elle ne craignait rien et savait se déguiser...
Les lèvres de Shane s'incurvèrent en un sourire
plein de malice. Forban allait échapper aux coups de
ceinture, mais une autre punition, plus subtile, l'attendait.
Quelle joie ce serait pour Shane de présenter à son
cousin Charles une fille de la rue, un démon à face
d'ange !
Richard, quant à lui, ne savait plus que penser. Les
colères de Shane étaient légendaires, l'habitude du
commandement le rendait intraitable. Pourquoi, dans
ce cas, renonçait-il à frapper? De quoi pouvait-il bien

25

sourire ? Pourquoi enlevait-il son manteau pour le jeter
sur les épaules de la drôlesse ?
— Richard, on l'emmène chez moi, annonça-t-il
alors. J'ai changé d'idée.
— Chez toi ? Dans ta maison ?
Shane Driscoll aimait les femmes, mais seulement
les femmes de son rang. Jamais on ne l'avait vu s'intéresser aux filles des rues. Il rit de l'étonnement de son
second.
— Ne fais pas cette tête, mon vieux ! Je dois rentrer
d'urgence, pour que Lisbeth soigne cette égratignure.
Je te charge du colis. Inutile de prendre des risques :
ligotez-la, mais surtout ne la tuez pas. Elle ne perd rien
pour attendre, cette panthère. J'ai des projets pour elle.
Shane rit. Des projets, oui, il en avait, et de très particuliers encore...

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La blessure de Shane était plus importante qu'il ne
.'avait cru.
Installé devant un bon feu, il se laissait dorloter par
Lisbeth, sa gouvernante. Elle pansait l'entaille qu'elle
venait de nettoyer avec du whisky. Humphrey, mari de
Lisbeth depuis trente ans et valet de chambre des Driscoll depuis quarante, servait d'aide-infirmier tout en
tressant un sombre tableau de l'évolution de la société
inglaise.
— Ces jeunes, tous des provocateurs ! Des nuisibles ! Je me demande où nous allons. Ils veulent tout
avoir sans rien faire, ces paresseux, comme si tout leur
riait dû, l'argent, les beaux habits... Pourquoi pas un
cheval et une voiture ? Quand on les met en apprentiss âge, il paraît même qu'ils refusent d'être battus par
leur patron, c'est un comble !
Shane souleva les sourcils, l'air interrogateur.
— Dans le bon vieux temps, vous avez été souvent
battu, Humphrey?
— Et comment ! Quand mon père est décédé,
milord, ma mère m'a mis en apprentissage chez lord
Davis. Son majordome m'a appris le repassage. Je
repassais toute la sainte journée. A chaque faux pli, un

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bon coup de canne. Depuis, j'ai horreur des faux plis
— et je n'en fais jamais, précisa-t-il en caressant du
regard les manches impeccables de sa chemise.
— Vous n'avez jamais rué dans les brancards?
Le digne vieillard adressa à son maître un regard
horrifié.
— Jamais, milord! On m'aurait jeté à la rue, et
maman aurait été réduite à la mendicité. Vous savez,
milord, les choses sont ainsi faites : quand on a charge
de famille, on supporte n'importe quoi.
Cette réflexion laissa Shane rêveur. Ainsi l'impeccable valet, confit en dignité, devenu à son tour majordome chez les Driscoll, avait été jadis élevé à la dure.
— Dites-moi, est-ce que ces bandes de jeunes
voyous vous ont déjà attaqués, Lisbeth et vous ?
Humphrey semblait un peu embarrassé pour
répondre.
— Non, bien sûr, milord, ils ne s'en prennent
qu'aux riches — si vous permettez cette impertinence.
Les gens ordinaires, ils les laissent tranquilles. Quelquefois même ils acceptent des petits travaux, comme
déblayer la neige, par exemple.
A entendre Humphrey, on eût dit que les voleurs
avaient une morale à eux, qui leur conférait une sorte
de noblesse.
— Et d'où viennent-ils?
— Surtout de la campagne, mais aussi du quartier
du port, répondit Lisbeth. Ils n'ont ni parents ni
famille, personne pour s'occuper d'eux.
Avec le physique d'une matrone, la gouvernante
était dotée d'une voix fluette, haut perchée, presque
enfantine.
— Vous vous attendrissez, Lisbeth, remarqua
Shane sur le ton du reproche. Ceux qui nous ont

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attaqués ne manquaient ni d'audace ni de force. Ils
rouiraient s'enrôler sur un navire ou travailler aux
champs.
Il passa la main sur son pansement tout propre.
Habitué depuis longtemps à ce genre de blessure, il
savait que celle-ci serait sans conséquences. En réalité,
il souffrait surtout dans son amour-propre : jamais
encore l'arme qui le frappait n'avait été tenue par un
jeune voyou, et surtout pas par une fille ! Sa prisonnière était peut-être une pauvre orpheline, mais cela
n'excusait pas tout. Elle aurait à payer cette agression
sauvage.
— Ils font trop peur aux gens, objecta Lisbeth. On
les connaît bien, allez! Le plus célèbre s'appelle Forban
il y a peu d'hommes qui puissent lui tenir tête. Il
paraît qu'il est aussi fort à l'épée que les gardes du roi,
c'est vous dire!
Partagé entre l'agacement et l'envie de rire, Shane
congédia le couple, qui par sa faute veillait bien tard.
Quelle sottise ! Il suffisait qu'un soldat ivre se laisse
dépouiller pour que le bon peuple fasse de son agresseur un héros de roman. Forban cherchait les avenrares ? Eh bien, elle allait en vivre une dont elle se souviendrait toujours !
D allait la plier à sa volonté, en faire son esclave
soummise. Sans sa protection, livrée à la police, elle
encourait la pendaison, cela serait un argument de
poids. Et puisqu'elle aimait l'or, Shane allait lui en
proposer plus qu'elle ne pourrait en voler de toute sa
vie.
Cette actrice qu'il voulait recruter, ce serait elle, il
l'avait décidé en une intuition fulgurante. Personne ne
connaissait son visage et, de toute évidence, elle savait
jouer la comédie. Avec quel talent se faisait-elle passer
pour un garçon !

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Mais pourrait-elle sans difficulté changer de déguisement, passer des ténèbres des bas-fonds aux scintillements de la Cour pour incarner une dame de bonne
condition ?
Par saint George, il le fallait ! songea Shane en serrant les poings. Les membres de l'entourage royal
connaissaient d'ailleurs la plupart des actrices professionnelles, pour toutes sortes de raisons, et le temps
pressait. James serait à Hampton Court dans deux
semaines. Il fallait donc que la supercherie fût prête
dans un délai plus court.
Les mèches des lampes commençaient à grésiller,
faute d'huile, et le feu s'éteignait. Dans trois heures, le
jour allait se lever. Shane quitta le salon en grommelant. Mieux valait qu'il dorme un peu. Dès l'aube, il
entreprendrait le dressage de sa prisonnière, sans fléchir un instant.
Comme un fauve en cage, Forban arpentait la vaste
chambre. Par le trou de la serrure, elle avait vu derrière
la porte un soldat en sentinelle, armé jusqu'aux dents.
Au moment de s'évader par la fenêtre, elle s'était aperçue qu'un autre montait la garde au pied du mur, dans
le jardin.
Avant de l'abandonner dans un coin de la pièce, le
nommé Richard l'avait soigneusement ligotée et bâillonnée. Quel affront ! Elle se jurait d'en tirer un jour
vengeance... Même si, bien sûr, il ne lui avait fallu que
quelques minutes pour se dégager de ses liens —
aucune entrave ne lui résistait !
Depuis son arrivée, le grand lit semblait avoir été
ravagé par une tornade. Avec les draps brodés, elle
avait fait une corde, pour le cas où son gardien d'en

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bas succomberait au sommeil. Les colonnes du baldaquin. arrachées et brisées, avaient fourni des armes
rudimentaires, mais efficaces. Serrée dans la ceinture
je sa culotte de garçon, une longue écharde pourrait
ainsi servir de poignard tandis qu'un grand éclat de
bois long d'un bon mètre, faisait une épée redoutable.
mais Forban comptait surtout sur l'efficacité d'un long
pied de lit torsadé, qui constituait une matraque très
acceptable. Ces armes, elle espérait bien ne pas avoir à les utiliser contre le maître des lieux, trop fort et trop habile.
pourvu que la fatigue et l'ennui endorment l'une des
sentinelles avant le lever du jour! Leur maître entendait
sans doute, non sans raison, tirer vengeance d'elle.
sans ses compagnons de rapine, sans la protection de
Foxworth, elle se sentait vulnérable. D'autant que pour
la première fois de sa vie, Forban connaissait
angoisse de l'enfermement.
Quelqu'un interpella soudain la sentinelle du palier.
a travers la porte trop épaisse, Forban ne pouvait
comprendre leurs propos. Elle jeta dans un coin de la
chambre ce qui restait de la literie et s'immobilisa
contre le mur, dans le noir, les nerfs tendus.
La porte s'ouvrit bientôt en silence. La haute silouhette
qui se découpait à contre-jour, dans la lumière
du corridor, resta un moment immobile. L'homme se
tenait sur ses gardes, car il étudiait les lieux avant d'y
pénétrer. Heureusement, il n'avait pas de bougie.
quand il entra en refermant la porte, l'obscurité se fit
plus épaisse. Forban retint son souffle tandis que son
visiteur se dirigeait vers le lit, lui tournant le dos.
Quand il fut à bonne distance, Forban se détendit
comme un ressort, faisant tournoyer sa matraque.

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Au sifflement de l'air, Shane plongea instinctivement en avant, et le coup n'atteignit que son avant-bras
gauche. En jurant, il tira son épée pour faire face à son
adversaire.
Le cœur battant, la douleur irradiant son bras déjà
blessé, Shane eut une pensée fugitive pour Richard.
« Ligotée, bâillonnée, inoffensive... », telles avaient été
les paroles de son second. Inoffensive, en effet !
Il maudit l'obscurité, dans laquelle cette garce se
déplaçait comme un chat. Il pouvait pourtant percevoir
sa respiration et savait que la matraque le menaçait,
comme la hache d'un bourreau.
— Ecoutez, je ne vous veux aucun mal...
Cette fois, le coup l'atteignit à la tête. Bien qu'il fût
à demi étourdi, l'instinct de conservation lui permit de
ne pas se laisser aller. Ses yeux s'habituaient à la
pénombre. Il devina ainsi les deux mains crispées qui
relevaient le lourd bâton.
Fouettant l'air, son épée les frappa.
— Salopard ! hurla Forban en lâchant son gourdin.
Non sans admiration, Shane s'aperçut aussitôt que
son adversaire ne renonçait pas à se battre. Avec une
souplesse féline, Forban roula sur le sol et se releva
d'un saut de carpe, une sorte d'épée à la main. Réduit à
la défensive parce qu'il n'avait jamais combattu de
femme, Shane se vit contraint de rompre devant les
assauts acharnés de la diablesse, se contentant de parer
les bottes mortelles qu'elle tentait de lui porter, comme
l'eût fait un maître d'escrime. Mais le jeu devenait trop
dangereux. Quand il se trouva le dos au mur, il reprit
l'initiative. Lui qui avait si longtemps combattu au service du roi et défait tant d'ennemis, il n'allait pas se
laisser embrocher par une gamine !

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Comme l'épée de bois acéré n'avait pas de garde, il
se contenta de la froisser en se fendant, déchirant la
paume de son adversaire. Forban poussa un cri de douleur et lâcha son arme. Ce fut à son tour d'être acculée
contre le mur, l'épée de Shane sur la gorge.
— Et maintenant, tu vas me demander grâce,
exigea-t-il.
— Jamais !
Cette voix basse éveillait en Shane une sorte de
vibration. Il était à bout de nerfs. Baissant son épée,
désormais inutile, il secoua brutalement Forban par
l'épaule.
— Tu oublies à qui tu as affaire, drôlesse?
— J'oublie jamais rien.
D'un geste vif, elle tira de sa ceinture la longue
écharde de bois pour en percer le cœur de Shane.
Avant qu'elle ait pu achever son geste, cependant, son
poignet se trouva pris comme dans un étau. La lutte fut
brève, et le poignard improvisé tomba lui aussi sur le
sol.
— Tu en as encore beaucoup comme ça?
Sans cérémonie, Shane entreprit de parcourir des
mains, sous ses vêtements, toute la chair frémissante
de ce démon femelle, qui se débattait avec rage.
— J'ai rien d'autre, dit-elle dans un murmure haletant.
— Tu crois que je vais te faire confiance ?
Son inspection terminée, Shane la jeta sur le lit et lui
arracha ses bottes, remarquant au passage qu'elles
étaient trouées.
Rouge de fureur mais surtout de honte, la jeune fille,
désarmée et dénudée, s'attendait au pire. Mais son
vainqueur jeta sur elle son grand manteau.
Shane, malgré sa fatigue et sa colère, ne put s'empê-

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cher de ressentir un étrange émoi en voyant disparaître
sous sa cape cette chair pâle et si désirable. Néanmoins, il refoula aussitôt toute tentation.
Comme elle restait tranquille, il eut le loisir de
contempler les dégâts : son lit cassé, les draps en lambeaux, le baldaquin menaçant ruine. Cette fille était
une furie — mais comment ne pas reconnaître son
énergie, sa résolution? A sa place, il n'aurait pas agi
autrement.
D'un geste vif, elle se releva soudain, maintenant de
ses poings le manteau fermé sur elle. Toujours aussi
haineuse, elle n'en tremblait pas moins de peur.
Comme elle jetait un regard en coin sur le lit défait,
puis sur Shane, celui-ci comprit la raison de son
angoisse.
— Rassurez-vous, vous n'avez rien à craindre de ce
côté. Allongez-vous, j'ai besoin de dormir, tout simplement.
Elle resta dressée, immobile.
Shane sentit la fureur le reprendre. Il était épuisé, sa
blessure rouverte le faisait souffrir, ainsi que son bras.
En outre, sa tête résonnait encore du coup de gourdin.
Il n'allait pas subir la loi de cette gamine !
— Je peux dormir en paix, ou faut-il que je vous
ligote ?
— Rien ne m'arrêtera, lui répondit sa prisonnière
avec insolence.
— Vous l'aurez voulu.
Shane la secoua rudement, faisant ainsi tomber son
manteau. Puis, sans souci de pudeur, il finit de déchirer
la chemise en loques pour en faire des liens et attacher
les poignets de Forban. Il la rejeta ensuite sans ménagement sur le lit.
Le cœur au bord des lèvres, Claire sentit la terreur
lui serrer la gorge. Elle connaissait bien la réputation

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des militaires. Les femmes, ils ne se faisaient pas scrupule de les prendre de force à la moindre occasion.
Mais celui-ci ne l'aurait pas vivante, ni sans dommages. Elle allait frapper, mordre, griffer, se couper la
langue avec les dents... Il ne la posséderait jamais.
Comme il vérifiait ses liens, elle lui mordit cruellement la main. Pris au dépourvu, Shane poussa un cri de
douleur en la giflant de toutes ses forces. Elle ne gémit
pas, mais profita de ce qu'il était debout devant elle
pour lui donner un violent coup de tête dans le basventre.
Il recouvra tant bien que mal son souffle avant de se
laisser tomber sur elle, comme pour l'étouffer. D'une
main, il lui releva les bras au-dessus de la tête et, de
autre, lui saisit rudement le menton, à le briser.
— Je devrais te massacrer, vermine ! Heureusement
pour toi, il me faut te garder vivante pour accomplir
mon projet. Tu vas rester là, sans bouger. Si tu frémis,
ne serait-ce que d'un cil, je jure devant Dieu de te couper la gorge.
Il se coucha contre elle et, de nouveau, la terreur saisit Forban. Elle sentait sur sa joue la respiration
oppressée de son bourreau. Il la regardait dans les
yeux, tout plein de sensations contradictoires qu'elle
devinait confusément. Le cœur battant, elle s'attendit
au pire. Car malgré ses paroles lénifiantes, ce personnage n'était après tout qu'un homme comme les autres.
— Quel est ton nom ? demanda-t-il, la bouche près
de la sienne.
Elle détourna la tête.
— Vous le savez bien : on m'appelle Forban.
De nouveau, il lui saisit le menton, pour la
contraindre à le regarder en face.
— Ton véritable nom, bourrique?

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Le jeu était trop dangereux, comprit Forban. Elle lui
devait bien cette concession.
— Claire.
— Claire, répéta pensivement Shane.
Les yeux verts de cette dangereuse compagne
avaient les nuances de la mer en furie. L'espace d'un
instant, il eut envie de prendre entre les siennes les
lèvres de sa prisonnière. Cette sauvageonne, sous une
carapace de haine, respirait la passion, la sensualité.
Elle ne ressemblait à aucune des femmes qu'il avait
connues. Quel plaisir ce serait que de la révéler à ellemême !
Mais Shane savait se contrôler. Avec cette créature,
il ne devait en aucun cas établir de relation sentimentale. Elle n'était que la future actrice d'une mystification dont il serait le maître. Il devait garder la tête
froide, ne pas mêler le plaisir à ses affaires de Cour.
— Je vais dormir, Claire, pas un bruit. C'est bien
compris ?
La jeune fille retint un soupir de soulagement et
acquiesça d'un mouvement de la tête. Elle échappait
au pire ! Elle avait pourtant vu passer dans les yeux de
son ennemi une lueur étrange, une lueur inquiétante...
mais pleine de promesses. Sans qu'elle pût se l'expliquer, une sourde excitation l'avait fait frissonner.
Shane attacha à son poignet l'extrémité du lien qui
entravait ceux de sa prisonnière.
— Deux précautions valent mieux qu'une. Si vous
essayez de vous détacher, je me réveillerai. Et vous
verrez alors ce qu'il en coûte de réveiller un homme
qui dort, garçon manqué !
Faute de draps, Shane tendit la main pour ramasser
sur le sol son grand manteau, qu'il disposa tant bien
que mal sur leurs deux corps, qui se touchaient.

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Quelques instants plus tard, il dormait profondément.
Frémissante de colère et d'angoisse, Claire, bien
éveillée quant à elle, restait attentive à la respiration
régulière du dormeur, tout près de son cou. Quand elle
fut bien certaine qu'il ne jouait pas la comédie, elle
commença de mâcher le lambeau de tissu qui les réunissait. Il lui fallait agir avec mille précautions mais,
en même temps, chaque seconde comptait. Dans une
heure, le jour se lèverait, interdisant toute évasion. Si
elle échouait, un juge inhumain connaîtrait son jour de
gloire en faisant interner à la prison pour femmes le
redoutable Forban.
Cette prison était comme l'antichambre du tombeau.
Pire encore, l'ignoble Osbert, le dernier compagnon de
-a mère, pourrait venir la récupérer... Non, jamais elle
n'accepterait de rentrer à la maison, de subir cette
déchéance. Plutôt mourir !
Chez elle, la vie était déjà assez dure du vivant de sa
mère. Osbert, alors, se contentait de la fouetter. Mais
une fois orpheline, Claire avait dû subir de sa part
d'autres assauts. Pour éviter le pire, elle s'était intégrée, déguisée en garçon, dans la bande de jeunes
délinquants des rues parrainée par Foxworth. Elle avait
alors quatorze ans.
Quelques mois plus tard, elle dirigeait la bande.
Où étaient-ils, ses fidèles compagnons ? se demanda
alors Claire. Où était le jeune Pug? Ils devaient
'occuper de la faire évader, à moins que le prudent
Foxworth ne les ait envoyés se réfugier à la campagne.
Comme il le disait souvent : « L'intérêt du groupe
passe avant l'intérêt de chacun. Celui qui se fait coin-

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cer n'existe plus ». Peut-être ferait-il néanmoins une
exception pour son fidèle lieutenant.
Quel habile homme que Foxworth ! Il avait pris sous
sa protection la petite bande de jeunes voleurs, veillant
à leur entraînement aux armes, leur prodiguant des
conseils avisés sur le choix des victimes, leur indiquant
surtout les cambriolages les plus fructueux. Comme il
exerçait de ville en ville la profession de serrurier, il
était admis dans les demeures les plus huppées. Nul
mieux que lui ne savait évaluer une fortune, repérer les
coffres d'argenterie, les cachettes des bijoux, les portes
dérobées. Très habile dans sa spécialité, il se flattait de
reproduire n'importe quelle clé. Quand le larcin était
commis, Foxworth travaillait ailleurs, insoupçonnable.
Il avait dû entrer dans une belle colère en apprenant
que Forban s'était laissée aller à attaquer des soldats
d'élite. En cas d'incident grave, il expédiait tout son
monde dans la campagne voisine. Peut-être les
membres de la bande attendaient-ils dans les bois ou
dans les granges des jours meilleurs ?
Claire regrettait leur absence, celle de Pug surtout.
Dès son admission dans le groupe, à l'âge de huit ans,
cette jeune canaille à visage d'ange s'était instauré son
chevalier servant, malgré les railleries de ses aînés.
Pug adorait Claire, et celle-ci lui vouait une profonde
affection, sans doute parce qu'elle le considérait
comme son petit frère.
Cette rêverie nostalgique ne ralentissait pas le travail
de ses dents, qui mâchaient en silence le lambeau de
toile. Enfin, elle en vint à bout. Une fois détachée de
son vainqueur, elle n'eut ensuite aucun mal à libérer
ses poignets et ses chevilles de leurs entraves.
Comment s'évader?
Parfaitement immobile, Claire échafaudait des

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plans, tous plus irréalisables les uns que les autres.
Cette activité ne l'empêchait pas d'étudier de très près
la physionomie de son voisin. Il respirait lentement, de
façon régulière. Ainsi endormi, il semblait plus jeune,
moins redoutable. Ses cheveux noirs et bouclés tombaient en désordre sur son front, comme ceux d'un
petit garçon, et couvraient le col d'une chemise richement brodée. Claire osa tâter le tissu soyeux. Comme il
devait être agréable, le contact de cette douceur sur la
peau !
De toute évidence, cette maison appartenait à un
homme très riche. Si en s'évadant Claire pouvait
emporter quelques objets intéressants, il y aurait de
quoi apaiser la colère de Foxworth...
Le dormeur soupira et remua les épaules, la contraignant à redoubler de patience, dans une immobilité
absolue.
Réduite à la contemplation, Claire continua de scruter le visage de son ennemi. Etait-il beau garçon ? Pas
exactement. Les traits accusés, presque anguleux, il
avait les pommettes hautes et saillantes, le front large,
les lèvres à la fois sensuelles et autoritaires, presque
cruelles. Par opposition, ses longs cils noirs adoucissaient son visage, avec quelque chose de quasi féminin.
Non, il n'était pas vraiment méchant. En ne tentant
rien sur elle, il avait tenu parole. Il constituait pourtant
la menace la plus immédiate. Si son évasion échouait,
Claire aurait sans doute à supporter la sanction dont il
l'avait menacée. Jamais elle n'accepterait qu'un
homme lui impose sa volonté, quelle qu'elle fût.
Claire retint son souffle.
Lentement, avec mille précautions, elle se glissa de
sous le manteau qui leur servait à tous deux de couverture, puis se redressa, assise au bord du lit.

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Les sentinelles s'étaient sans doute retirées, puisque
leur maître occupait les lieux. Fallait-il sortir par le
corridor? Sans doute pas. Claire risquait d'y rencontrer
d'autres gardes, ou des domestiques qui donneraient
l'alerte. Il ne restait que la fenêtre.
Les premières lueurs du jour faisaient pâlir le ciel,
constata-t-elle alors. Le temps lui était compté : en
pleine lumière, elle ne passerait pas inaperçue.
En un mouvement lent, presque imperceptible,
Claire posa les pieds hors du lit en évitant de délester
trop vite le matelas. Il fallait qu'elle maîtrise le rythme
de son cœur, qui battait la chamade.
Au moment même où sa main droite allait quitter
son appui, une poigne de fer l'étreignit.
— On ne réveille pas un homme qui dort. Vous
étiez prévenue, ma fille. La punition sera terrible !

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— Vous ne me faites pas peur, affirma Claire
sans conviction et en essayant vainement de se libérer.
— Eh bien, vous avez tort. Vous êtes à ma merci,
petite sotte.
— J'ai l'habitude des coups, sale type. Vous pouvez me battre, mais vous ne me briserez jamais.
En d'autres circonstances, Shane aurait éprouvé
de la pitié pour cette pauvre enfant des rues. Mais il
était fatigué, sa tête et son épaule le faisaient souffrir, et les provocations de la fille l'exaspéraient
profondément.
D'une torsion du bras, il la contraignit à s'allonger sur le manteau, tout contre lui, pour lui parler de
tout près, face à face.
— J'ai brisé des corsaires, ma petite, j ' a i brisé
des soldats qui se mutinaient. A côté de moi, vous
n'êtes rien, rien qu'une minable voleuse, mettezvous cela dans la tête. Je pourrais vous faire fouetter
jusqu'au sang. Puisque vous m'empêchez de dormir,
ma vengeance sera terrible. Et d'abord, vous allez
prendre un bain et vous faire laver les cheveux. J'ai

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besoin de savoir de quoi vous aurez l'air, une fois
débarrassée de toute cette crasse.
Toute la superbe de l'orgueilleuse créature la
quitta.
— Non, non, par pitié! s'écria-t-elle d'un ton
implorant. La Tamise est trop froide !
Le rire de Shane s'éteignit sur ses lèvres, tant il
était ému par une telle misère. La Tamise. C'est
donc dans le port de Londres que cette pauvre fille
se baignait, fort rarement sans doute.
— Rassurez-vous, dit-il en allant tirer le cordon
pour appeler une domestique. Vous allez vous baigner dans le petit salon, dans un baquet, et devant le
feu. Mes servantes vous parfumeront agréablement
les cheveux.
Claire jetait sur Shane un regard stupéfait, tel un
explorateur apercevant sa première girafe.
— Pour quoi faire ?
Il était inutile de répondre à cette question. Shane
haussa les épaules et décida qu'après le bâton il
importait d'agiter la carotte.
— Que diriez-vous de gagner de l'argent?
— Combien? répondit aussitôt Claire, une lueur
cupide dans les yeux.
— Plus que vous ne pourriez en voler pendant
toute une vie avec votre bande de petits truands. Et
ce en quinze jours.
De la cupidité, l'expression de Claire passa à la
défiance.
— Je ne tue jamais ! Et je ne veux pas devenir un
assassin.
Chez une pareille furie, qui avait tenté de le tuer
quatre fois en quelques heures, Shane trouva quelque chose d'incongru à une telle déclaration.

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— Il n'en est pas question.
— Je refuse de coucher avec vous, même pour
tout l'or du monde.
Où la morale allait-elle se nicher? songea Shane,
qui eut le sourire méprisant des hommes sûrs de leur
charme.
— Les femmes, je n'ai pas besoin de les payer,
ma belle.
— Alors, pourquoi voulez-vous me payer?
— Pour jouer le rôle d'une jeune femme bien élevée. Tous les déguisements sont dans vos cordes, je
suppose ?
Claire se dressa de toute sa taille, remarquant au
passage qu'elle n'arrivait qu'au menton de son geôlier.
— De quelle jeune femme s'agit-il?
— Bonne question. Quel est votre nom véritable?
— Claire Leyton.
— Eh bien, vous allez jouer le rôle de lady Claire
Leyton.
— Pourquoi?
— Vous n'avez pas à le savoir. Mais j'entends
que vous m'obéissiez : ce sera votre punition.
On frappa alors à la porte. Une servante entra et
fit une révérence, encore trop ensommeillée pour
remarquer que la chambre semblait avoir été ravagée par un cyclone et que son maître recevait une
fort étrange créature.
— Molly, dites à Lisbeth que je prendrai mon
déjeuner dans le petit salon, avec cette dame. Il nous
faudra un grand feu, un baquet d'eau chaude... tout
ce qu'il faut pour un bain.
Une fois que la domestique se fut retirée, Shane
remit un semblant d'ordre dans sa chambre tandis

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que Claire, enveloppée dans le manteau trop long, le
regardait faire, trop étonnée pour pouvoir réagir.
Par le corridor, Shane l'emmena dans la pièce
voisine. Devant une fenêtre qui donnait sur le parc,
une table surchargée de mets divers les attendait. Le
feu qu'on venait d'allumer ronflait dans la cheminée. Lisbeth, assistée de deux servantes, contemplait
l'ensemble avec satisfaction. En gouvernante stylée,
elle ne manifesta aucune réprobation en apercevant
la fille dépenaillée qui accompagnait le maître de
maison.
— Quand la cuisinière a su que vous étiez rentré,
expliqua-t-elle, elle a passé une partie de la nuit à
vous préparer des petits plats, milord.
— Vous la remercierez pour moi, Lisbeth.
Claire serrait toujours contre elle le manteau qui
dissimulait ses formes, et surtout sa tenue. Si elle
parvenait à s'échapper, elle devrait de toute urgence
voler une chemise neuve.
— Vous attendez du monde? osa-t-elle demander
à Shane.
— Non, personne. Rien que nous deux.
— Tout ça pour deux ?
Sans vergogne, elle se mit à soulever les cloches
d'argent qui recouvraient les plats pour en humer les
parfums : odeur épicée du bœuf à la royale, odeur
suave de la volaille, odeur apéritive du pain tout
chaud. A côté de confitures diverses, une grosse
théière répandait un arôme subtil.
Shane avança un siège à son invitée, qui comprit
avec un temps de retard qu'elle devait s'asseoir.
Quand il se fut installé en face d'elle, elle ne le
quitta pas des yeux.
Il se servit une tasse de thé. Claire l'imita. Il mit

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sur son assiette du bœuf et de la sauce. Elle fit de
même. Shane prit un petit pain. Claire en prit un
autre. Il y goûta. Elle le porta à sa bouche. Il but une
gorgée de thé. Elle vida sa tasse.
— Vous allez continuer longtemps ? demanda-t-il
soudain avec irritation.
— A quoi faire?
— A me singer.
— Si je mange trop, vous allez me beugler dessus, remarqua Claire avec une moue enfantine.
— Un gentleman ne beugle jamais, tenez-vous-le
pour dit. Et mangez tout ce que vous voulez.
Claire ne se le fit pas dire deux fois. Sous le
regard impassible de son hôte, elle se mit à engloutir
tout ce qu'elle pouvait avaler, du bœuf, du poulet
dégouttant de sauce et presque tout le pain.
— Y a pas à dire, c'est d'ia bonne bouffe !
Shane se félicita que Lisbeth et les servantes se
fussent retirées dès le début du repas. La jeune gloutonne se gavait maintenant de confiture, trop absorbée par cette tâche pour remarquer sur le visage de
son compagnon une fugitive grimace de dégoût.
— Vous n ' a v e z jamais mangé de c o n f i t u r e ?
s'étonna-t-il.
La bouche trop pleine pour répondre, elle fit non
de la tête et se hâta de vider le pot. Cela fait, elle
reprit sa respiration et proféra d'une voix vigoureuse un épouvantable juron. Shane n ' e n avait
entendu de semblables que dans les tavernes malfamées où il fallait quelquefois récupérer des marins
ivres.
— Vous jurez souvent comme ça ? lui demandat-il.

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— M o i ? Non, jamais, sauf quand je suis en
colère, ou trop gaie, ou énervée.
— Je vois.
Shane finit son thé, pour tenter de garder son
sang-froid. Il était temps de commencer l'éducation
de la petite.
— Une femme du monde ne prononce jamais de
juron, reprit-il d'un ton docte.
Les yeux écarquillés, elle le regarda fixement.
— Sans b l a g u e ? De toute façon, ça ne me
concerne pas.
— Rappelez-vous que jusqu'à nouvel ordre vous
êtes lady Claire Leyton. Vous allez donc me promettre de ne plus jurer, du moins pendant cette période. C'est compris?
— Si ça vous amuse, répondit la jeune fille en
haussant les épaules.
Deux servantes firent alors leur apparition, chargées de seaux d'eau chaude et d'un grand baquet
qu'elles disposèrent devant la cheminée. Tout en
s'affairant, elles jetaient des regards en coin à cette
créature débraillée, qui ne songeait plus à cacher
sous le manteau entrouvert une chemise en lambeaux et des culottes d'homme, pleines de taches et
d'accrocs. Tout à l'heure, dans la cuisine, elles
auraient de quoi clabauder.
Shane surprit le coup d'œil furtif que Claire jetait
à la porte restée ouverte, et il y vit passer une lueur
de dépit — un soldat, en effet, restait en faction dans
le corridor. Elle ne se résignait à l'évidence pas à
son sort et songeait toujours à prendre la fuite.
— Y a-t-il autre chose au service de Votre Seigneurie? demanda Lisbeth, qui venait d'entrer.

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— C'est à lady Claire qu'il faut poser cette question, dit galamment Shane. Voulez-vous autre
chose, milady?
Claire jeta sur la table qu'elle allait quitter un
regard désespéré. Quel dommage d'abandonner tous
ces succulents restes ! Mais elle n'en pouvait plus,
l'indigestion la menaçait et la présence de ces
domestiques si bien mises l'intimidait. Elle ne put
cependant s'empêcher de s'enfoncer dans la bouche
un gros morceau de pain avant de quitter la table.
Comme bâillonnée, elle ne put répondre que par
un signe de dénégation à la question qui lui avait été
posée.
— Alors, Lisbeth, vous pouvez vous occuper du
bain de lady Claire.
De fureur, Claire avala d'un coup son énorme
bouchée.
— J'ai besoin de personne pour me laver le...
Shane éternua si fort que personne n'entendit la
suite. Ses yeux lançaient de tels éclairs que la jeune
impertinente en resta interdite. Satisfait de cette
petite victoire, il s'efforça de ne pas sourire.
— Lisbeth, faites-moi venir une couturière.
— A cette heure, milord?
— Oui, tout de suite. J'ai besoin de mon manteau, figurez-vous.
La gouvernante s'abstint de tout commentaire et
donna ses instructions à l'une des servantes, qui
s'éclipsa aussitôt. Puis elle se tourna vers Claire.
— Vous venez vous baigner, milady?
Claire jeta à Shane un regard sombre et resta
muette, comme paralysée. Il se fit un silence très
lourd.

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— Vous avez entendu? dit-il enfin. Lisbeth va
vous déshabiller et vous donner un bain.
— Alors, quittez la pièce !
— Par saint George ! Vous avez l'audace de me
donner des ordres, dans ma propre maison ?
Claire jeta à Lisbeth un regard de défi. De toute
évidence, il ne fallait rien attendre de cette vieille
bourrique, toute à la dévotion de son maître.
A son grand étonnement, comme à celui de
Shane, la gouvernante vint pourtant à sa rescousse.
— Lady Claire a raison, milord. Il ne serait pas
convenable que vous assistiez à sa toilette.
— Sortez, p u i s q u ' o n vous le d i t ! s ' e x c l a m a
Claire avec un geste plein de désinvolture. On ira
vous chercher plus tard.
Victime de cette coalition féminine, révolté mais
vaincu, Shane, dans sa fureur, faillit arracher la
porte de ses gonds.
— Ne faites jamais confiance à cette lady, Lisbeth ! lança-t-il en sortant. Et vous, Claire, pensez
aux gardes ! Vous ne vous échapperez pas...
La jeune fille attendit que la porte se fût refermée
et bondit aussitôt vers la fenêtre, sous le regard
réprobateur et pensif de Lisbeth. Shane n'avait pas
menti. La pipe à la bouche, plantée dans un parterre,
une sentinelle surveillait l'étage.
Sans dissimuler sa déception, Claire s'approcha
alors du baquet avec appréhension.
— D'accord, je vais me laver. Si vous saviez ce
que ça m'... ce que ça m'ennuie!
Claire s'aperçut vite de son erreur. Allongée dans
le baquet d'eau chaude et mousseuse qui lui cares-

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sait la gorge, elle éprouvait pour la première fois des
sensations raffinées, jusqu'alors inconnues. On lui
parfumait les cheveux, comme Shane l'avait promis.
Enivrée de cette senteur forte et subtile, elle
poussa un soupir d'aise.
— Vous avez des cheveux magnifiques, milady,
murmura la servante agenouillée près d'elle.
— Vous trouvez ? Mais ils sont trop voyants, les
flics les repèrent à vingt mètres, en pleine nuit. J'ai
du mal à trouver des chapeaux de marin assez
grands pour les cacher. C'est un problème, vous
savez.
Abasourdie, la jeune soubrette interrogea du
regard Lisbeth, qui mettait une bûche dans le feu.
Forte de son autorité, la gouvernante fronça les
sourcils.
— Si le maître vous entendait !
— Et alors?
Lisbeth se contenta de hausser les épaules. Après
tout, ce n'était pas à elle de faire la morale à cette
fille étrange.
— Si vous voulez bien vous lever, nous allons
vous envelopper dans un peignoir.
— C'est aussi pressé que ç a ? demanda Claire,
avant de s'immerger entièrement.
Elle refit surface en crachant de l'eau et en éclaboussant abondamment le sol.
— Cela vaut mieux, insista Lisbeth. Vous risquez
d'abîmer le tapis. Sir Shane l'a ramené de Chine, il
y a dix ans.
— De Chine? C'est o ù ? demanda Claire.
Derrière elle, la servante faisait des yeux ronds.
— Très loin de Londres, lui répondit sobrement
Lisbeth. Mary, vous allez soulever la chevelure de

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lady Claire pendant que je l'enveloppe dans un peignoir.
Claire se leva. Lisbeth fut aussitôt fascinée par les
fines cicatrices entrecroisées qui marquaient sa chair
pâle de rayures blêmes, au niveau des reins. Après
un moment d'hésitation, la gouvernante se remit à
l'ouvrage, comme si de rien n'était.
— Mary va vous coiffer. Quant à moi, je vais
voir si la couturière est arrivée.
En sortant du petit salon, Lisbeth se heurta à
Shane, qui lui aussi avait fait sa toilette. En culotte
noire et chemise ivoire, fraîchement rasé, il était un
autre homme.
— Vous pouvez entrer, milord, la jeune dame en
a fini avec son bain.
— Bien. Et cette couturière, elle arrive ?
— J'allais m'en inquiéter, milord.
Quand il entra dans la pièce, Shane, stupéfait
d'admiration, retint son souffle. Il ne reconnaissait
pas la jeune fille qui se tenait devant son miroir. Si
la voleuse négligée et sale dont il avait fait sa prisonnière frappait par une sorte de beauté sauvage,
elle s'était métamorphosée en une vision radieuse,
digne des peintres de la Renaissance italienne.
Mettant en valeur son teint d'albâtre, sa chevelure
dorée, presque fauve, encadrait son visage et cascadait en boucles jusqu'à ses reins. Comme il s'approchait, il vit ses yeux, qui l'observaient dans le
miroir. Larges et expressifs, ils avaient l'éclat d'une
émeraude très pâle. Sous le petit nez mutin, ses
lèvres fines et bien dessinées avaient quelque chose
de sensuel. Dans l'échancrure du peignoir, un profond sillon séparait les seins fermes et ronds.
Fasciné, Shane resta silencieux.

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— Je vous coiffe à la française ou à l'écossaise,
milady ? demanda Mary.
— Hein?
— A la française, c'est tout en hauteur, précisa la
soubrette. A l'écossaise, on fait des tresses dans le
dos.
— Faites comme vous voulez, je m'en contre...
Shane fronça les sourcils.
— Je n'ai rien contre les étrangers, se corrigea
précipitamment Claire.
— Alors, à la française !
D'un geste preste, Mary releva la lourde chevelure et la rassembla en un chignon compliqué, tout
piqué d'épingles, qui dégageait une nuque ravissante. L'effet obtenu était saisissant.
Lisbeth fit alors son entrée, à la tête d'un véritable
cortège. Elle précédait une femme ronde et vive, aux
petits yeux rapprochés, elle-même suivie de deux
gamines qui semblaient tout excitées, et de plusieurs
domestiques qui portaient dans des paniers divers
tissus, des robes, des châles, de la dentelle et des
rubans.
— Milord, voici Mme Bevens, indiqua Lisbeth.
— Au service de Votre Seigneurie, dit Mme Bevens en plongeant dans une profonde révérence,
maladroitement imitée par ses filles.
Claire remarqua que la brave dame faisait semblant de ne pas la voir.
— Merci, dit Shane. Lady Claire, ici présente, a
besoin d'une garde-robe complète.
A ces mots les yeux de Mme Bevens s'illuminèrent comme des lampions. Elle semblait incarner
l'allégorie de la Cupidité.

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— Complète, milord? Dans quel délai?
— Cinq jours, pas plus.
— Mais c'est impossible, milord !
Shane lui tendit, ouverte, une bourse pleine de
pièces d'or.
— Dans ce cas... bien sûr... Merci, milord, il en
sera fait selon votre volonté, je prendrai des aides...
La couturière fit disparaître la bourse dans les
replis de sa robe noire et s'adressa à Claire :
— Nous commencerons par les robes d'aprèsmidi, milady ?
— Si le maître de maison doit assister aux
essayages, vous feriez bien de commencer par les
dessous, lança Claire d'une voix canaille.
Shane se retint de rire. Le visage de Mme Bevens
s'empourpra tandis que ses deux filles ricanaient
sournoisement. Elle les calma d'un geste, puis se
pencha sur un panier de lingerie, examinant d'un œil
expert la silhouette gracile de sa cliente.
— Voici une chemise et un jupon qui devraient
vous aller, milady, c'est ce qu'on fait de mieux.
Sous la protection de Lisbeth, qui tenait le peignoir comme un paravent pour sauvegarder la
pudeur de Claire, cette dernière enfila chemise et
jupon.
— Comme c'est doux ! s'exclama-t-elle naïvement.
— Je suis heureuse de votre approbation, milady.
Ce n'est que du satin, la soie est plus douce encore,
nous verrons. Commençons donc par les robes.
Les deux filles se mirent à dérouler des coupons
de tissu, sous l'œil amusé de Shane, qui avait pris
place à l'écart, dans un fauteuil.
— Ce vert émeraude devrait vous convenir,
milady, affirma la couturière. Il rappelle la couleur
de vos yeux.

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Claire se regarda aussitôt dans le miroir, comme
pour vérifier cette assertion.
— Voici une veste de velours fauve, toute prête,
assortie à la couleur de vos beaux cheveux.
— Vous la ferez border d'hermine, intervint
Shane.
L'étonnement de Claire lui réjouit agréablement
le cœur.
— Il en sera fait selon vos désirs, milord. Et voici
une soie bleu-vert qui devrait rendre madame plus
belle encore — si c'était possible.
— D'accord, mais j ' e n veux une autre de soie
blanche, exigea Shane. Il n'y a que la soie blanche
pour mettre en valeur mes diamants.
Lisbeth ne cessait d'examiner son maître. Jamais
elle ne l'avait vu ainsi ! Quand leurs regards se croisèrent, elle détourna les yeux pour s'adresser à la
couturière, bien résolue à entrer dans le jeu :
— Il lui faudra aussi des chaussures, dit-elle d'un
ton tranquille. Des escarpins, des bottes, des chapeaux, un parasol... et des chemises de nuit, naturellement. Milord, que pensez-vous d'une robe de bal?
— Il en faudrait cinq, répondit Shane.
— Cinq? s'exclama Mme Bevens.
— Disons six et n'en parlons plus.
— Six robes de bal, c'est comme dans un conte,
ça n'existe pas, murmura à part elle Claire, qui
caressait un coupon de velours.
— Tout est bien n o t é ? demanda Shane. En
avons-nous fini pour aujourd'hui ? Eh bien, bon courage. Revenez dès que possible pour les essayages.
Dans sa hâte de rester seul avec Claire, il alla
ouvrir la porte pour inviter tout le monde à sortir, ce
qui fut fait avec diligence. Il ne restait du passage de

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la couturière et de ses filles que les paniers de dentelles et d'accessoires divers, qui seraient utilisés
plus tard.
Le temps de refermer la porte, Shane s'aperçut
que Claire venait d'enfiler la robe jaune, très simple,
dont Mme Bevens avait fait cadeau à sa cliente en
attendant ses prochaines créations. Bien que cette
robe, taillée pour l'aînée de ses filles, fût un peu
étroite, Claire parvenait à la rendre fort élégante. La
taille fine et le buste fier, elle ressemblait à un papillon, se dit Shane.
Nonchalamment, elle alla vers la fenêtre, comme
pour admirer le jardin. La sentinelle n'avait pas
bougé, constata-t-elle alors. Déconfite, Claire revint
vers le feu et s'aperçut que Shane Driscoll la dévisageait sans sourire. Elle rougit, certaine qu'il lisait
dans ses pensées.
— Pourquoi faire six robes à danser? demandat-elle pour rompre le silence.
— Parce que le roi aime les bals somptueux.
— Le roi ?
Shane eut le plaisir de la voir blêmir. A présent,
elle allait comprendre à quoi elle s'était engagée.
— Oui. C'est à Hampton Court que vous allez
jouer le rôle d'une dame du grand monde.
Claire s'appuya au dossier d'une chaise pour ne
plus trembler.
— Jouer mon rôle... devant ce foutu roi?
— Ne répétez jamais ce mot, surtout à propos du
roi, lui conseilla Shane. Vous pourriez être pendue
pour moins que cela, toute femme que vous êtes.
— A Hampton Court? reprit Claire d'une voix
étranglée. La résidence de campagne du roi ?
En pensant à la bonne farce qu'il allait jouer,

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Shane éclata d'un rire sonore et triomphant. Mais il
recouvra bien vite son sérieux : l'actrice de cette
farce devait apprendre son rôle.
— Nous allons résider quelque temps ensemble à
Hampton Court, expliqua-t-il, chez le roi Charles,
qui se trouve être mon cousin. C'est là que vous passerez pour lady Claire Leyton.
La bouche ouverte, les yeux écarquillés, la jeune
fille semblait poser pour une statue de l'Incrédulité.
— Vous serez lady Claire, la maîtresse de lord
Ashton, autrement dit Shane Driscoll, pour vous servir.
Accablée, Claire en tomba assise.

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Hampton Court ? Le roi Charles ? Le cousin du roi ?
Jouer le rôle d'une lady ?
L'horrible vérité se dévoila soudain à Claire : elle
était la prisonnière d'un fou mégalomane, d'un dément
dangereux. L'attitude des domestiques aurait dû l'alerter. Toujours soumis aux ordres les plus insensés, ils
craignaient de toute évidence une crise de folie
furieuse. Et la couturière ! Pourquoi acceptait-elle les
commandes les plus absurdes sans broncher? Parce
qu'elle avait peur, bien sûr. Aucune couturière n'était
capable de fabriquer autant de robes en si peu de jours.
Elle aussi simulait la soumission, pour se mettre à
l'abri des représailles. D'ailleurs, cette nuit, ce grand
seigneur méchant homme n'avait-il pas avoué que ses
colères étaient redoutables?
La voyant ainsi abattue sur son siège, les yeux pleins
de crainte, Shane éclata d'un rire sardonique, qui la fit
frissonner en la confirmant dans son diagnostic.
Pour échapper aux griffes de son bourreau, pour ne
pas provoquer une crise de démence, Claire se décida à
entrer dans son jeu. Elle se leva d'un bond et affecta en
riant un franc enthousiasme.
— Quel bonheur! Je rêvais de connaître Hampton

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Court ! Nous saluerons Sa Majesté le roi, je porterai six
robes de bal, je dirai que vous êtes mon amoureux, et
puis... Et puis, après nous pourrions prendre un bateau
pour aller... disons en France, manger des grenouilles
et saluer la reine. Et après, nous nous rendrons en
Espagne...
Claire parlait de plus en plus vite, s'étourdissait de
mots pour dissimuler son angoisse. Les sourcils levés
haut, Shane l'écoutait avec ébahissement. Que se passait-il ?
Et puis, enfin, il comprit. Cette insolente le prenait
pour un fou. Les lèvres serrées et le regard dur, il
s'avança vers elle. Mais Claire battit en retraite, accélérant encore son débit, comme si elle craignait le pire.
— Je vois, vous n'aimez pas l'Espagne, milord...
Alors, nous irons dans le Nouveau Monde. On m'a dit
que les colonies sont superbes.
— Qui vous en a parlé? demanda Shane en continuant d'avancer, toujours aussi menaçant.
Le cœur de Claire battait la chamade. Ce fou dangereux allait la frapper ! Et les deux sentinelles, de toute
évidence complices, resteraient sourdes à tous ses cris
de détresse. Il fallait continuer à le bercer de paroles,
répondre à toutes ses questions pour désarmer sa
fureur.
— C'est Foxworth, milord. Il m'a dit que, dans les
colonies, les gens les plus ordinaires pouvaient faire
fortune et vivre libres. En Amérique, même les
condamnés ont le moyen de sortir de prison s'ils travaillent bien.
Son dos toucha le mur. Elle se sentit perdue. Rien
dans ce salon ne pouvait servir d'arme. Lentement, la
main droite de son geôlier montait jusqu'à sa gorge, lui
étreignait le cou, comme pour sentir les battements de
sa carotide. Sa dernière heure était-elle venue?

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— La liberté, murmura-t-il. Vous voudriez bien être
libre, n'est-ce pas?
— Oui, répondit-elle, éperdue. Vous me faites mal.
Elle lui prit le poignet pour écarter la main qui
l'étranglait, mais en vain.
— Qui cherchez-vous à fuir, Claire?
L'heure n'était plus aux bavardages et aux tergiversations. Décidée à mourir dignement, elle releva le
menton pour le défier.
— Tous ceux qui vous ressemblent, répondit-elle
avec hargne, et qui veulent régenter ma vie.
Malgré sa peur, malgré la menace qui pesait sur elle,
cette étrange fille tenait tête, songea Shane. Quel courage, quelle ténacité! Jamais il n'avait rencontré de
femme aussi intrépide, aussi digne d'admiration.
Sans réfléchir, il lui lâcha le cou et, du revers de la
main, lui effleura la joue. Obscurément conscient de
l'erreur qu'il commettait, Shane préféra faire taire sa
raison, pour se livrer tout entier à la douceur de cette
sensation inconnue, envoûtante. Il lui en fallait plus.
Allait-il glisser ses doigts dans la chevelure soyeuse et
cuivrée de la fille qui le tenait sous son charme ?
Trop timide, soudain, il se contenta de lui caresser la
joue de sa paume, avec une infinie douceur.
— Je n'ai pas l'intention de régenter votre vie,
Claire.
Elle se raidit. Jamais personne, sinon sa mère, jadis,
ne l'avait caressée ainsi. Cette tendresse virile la
déconcertait, en même temps qu'elle soulevait en elle
une émotion étrange, inexplicable.
— Alors, pourquoi me retenez-vous prisonnière?
Shane prit le risque de parcourir de l'index une
mèche folle, sur le front de sa captive.
— Parce que vous avez contracté une dette à mon

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égard. Je porte encore les traces de vos agressions, cela
me donne des droits sur vous.
Après tout, il n'avait pas tort... La gorge étreinte par
l'angoisse, Claire sentit sa bouche se dessécher. Il
tenait encore cette maudite mèche, comme pour la rapprocher de lui.
— Alors, pour me punir, vous voulez que je
devienne votre maîtresse? demanda-t-elle d'une voix
éteinte.
— Pas du tout, vous me comprenez mal. Nous
ferons seulement semblant.
Il la prit par l'épaule. Claire sentit sur sa joue la chaleur de son souffle. Il fixait ses lèvres. A coup sûr, ce
dément allait l'embrasser! Fascinée, paralysée comme
un oiseau en présence d'un rapace, elle le laissa lui
soulever le menton. Son cœur cessa de battre, dans
l'expectative de sensations inconnues.
Quand leurs lèvres s'effleurèrent, une sorte de
décharge électrique les parcourut tous deux. Comme
sous l'effet d'une brûlure, Shane s'écarta vivement, et
puis ce fut plus fort que lui. Sans se soucier du danger,
emporté par une pulsion irrésistible, il étreignit la
jeune fille, froissant avec avidité sa bouche fraîche,
goûtant son parfum de fleur sauvage, s'enivrant des
fragrances de sa chevelure défaite.
Eperdue, titubant sous cet assaut d'un nouveau
genre, Claire éprouvait pour la première fois les
atteintes d'une sensualité virile. Elle entrait dans une
nouvelle existence.
Shane reprit sa respiration. Contre sa bouche, les
lèvres de Claire frémissaient.
— On va faire semblant..., balbutia-t-elle. Mais
entre nous, il n'y aura pas de mensonge, n'est-ce pas,
monsieur ?

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Bouleversé par cette innocence, Shane dut se cramponner aux épaules de Claire. Après tout, rien n'aurait
dû le retenir de la traiter en fille de la rue, et de satisfaire sans remords et sans crainte le désir qui le tenaillait. Pourquoi la respecter? C'est qu'une telle candeur,
si inattendue chez ce Forban, mettait la jeune fille à
l'abri de ses désirs.
On frappa à la porte.
Tous deux s'écartèrent l'un de l'autre, avec des airs
d'indifférence. Claire s'appuya au mur, les jambes
encore tremblantes, tandis que Shane marchait à
grands pas vers la porte. Il ouvrit au moment où Lisbeth s'apprêtait à frapper de nouveau.
— Je descends dans le jardin jusqu'au déjeuner,
Lisbeth, lui indiqua-t-il. Veillez au confort de cette
jeune dame. Et vous, ajouta-t-il à l'intention de Claire,
rappelez-vous que toute sortie vous est pour l'instant
vivement déconseillée.
— Allez vous...
— C'est cela, je vais me promener.
Shane claqua la porte en s'efforçant de rire. Dans
l'escalier, il observa que ses mains tremblaient encore.
Un peu vexé, il les fourra dans ses poches.
— Je ne voudrais pas être à ta place ! Cette garce va
te donner plus de fil à retordre que tout un équipage,
commandant !
Shane Driscoll considérait Richard, son capitaine en
second quand ils étaient en mer, comme un ami, un
confident, un frère. Cadet d'une grande famille,
Richard n'avait pas de titre de noblesse, mais jouissait
d'une assez grande fortune. Depuis plusieurs années, il
suivait Shane dans ses aventures maritimes.

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Après leurs récentes campagnes contre les Hollandais, auxquels l'Angleterre arrachait les colonies en
Amérique, tous deux jouissaient de la paisible élégance
du beau parc à la française qui s'étendait derrière la
demeure londonienne du cousin de Charles II.
Shane se leva du banc de pierre et se mit à faire les
cent pas pour calmer sa nervosité.
— Je sais que le pari est risqué, Richard. Elle a tout
à apprendre. Si tu la voyais manger! Elle s'empiffre
comme un hamster — on dirait qu'elle fait des provisions pour l'hiver. Et son langage ! Elle jure comme un
charretier ou comme un vieux marsouin.
— Un marsouin avec la figure d'un ange. Et je ne
parle pas du reste, elle a un corps...
Comme Shane lui lançait un regard aigu, Richard
renonça à s'étendre sur le sujet.
— Bref, c'est une sacrément belle fille, conclut-il.
— Il me semble, répondit évasivement Shane, qui
humait le parfum d'une rose. Mais si je n'arrive pas à
la corriger, Charles s'apercevra de la supercherie dès
qu'elle ouvrira la bouche à Hampton Court.
— En quelques jours, c'est impossible !
— Tu sais que les missions impossibles ne me font
pas peur. Et puis, je n'ai que cette fille à ma disposition. Il est trop tard pour en trouver une autre, de toutes
les façons. Elle a en outre l'avantage d'être absolument
inconnue.
Ils se turent. Humphrey, le vieux serviteur, s'approchait de sa démarche compassée, impeccable et tout
raide.
— Le déjeuner de Votre Seigneurie est servi,
milord.
— Il ne fallait pas vous déranger, Humphrey.
J'arrive. Vous souffrez toujours du dos?
— Depuis le temps, j'ai l'habitude, milord...

62

— Avant de te quitter, juste un conseil, dit Richard
à son ami. En présence de Forban, ne laisse pas traîner
de couteau de cuisine et ne lui tourne jamais le dos !
Le sourcil froncé, Shane regagna sa demeure en
méditant cet avertissement. Claire n'avait besoin ni
d'épée ni de couteau pour lui nuire. Un vase de cristal,
un ivoire sculpté, une simple fourchette à dessert... il
n'était rien que cette gredine si ravissante ne pût transformer en arme homicide. Il faudrait doubler les gardes
jusqu'au départ pour Hampton Court.
Perdu dans ses pensées, il entra dans la salle à manger et s'arrêta net, médusé. Debout près de la table,
Claire tenait d'une main le couvercle d'argent d'un
service à pâtisserie et de l'autre enfournait méthodiquement les gâteaux les plus divers. Se sentant surprise, elle reposa le couvercle et tourna le dos. Même
dans cette position, cependant, Shane devinait le travail de ses mâchoires. Visiblement, elle éprouvait de la
peine à déglutir.
— Quand vous vous serez étouffée, nous serons
bien avancés.
Claire fit face, les yeux pleins de candeur mais la
bouche toujours pleine.
— J'm'étouffe pas, parvint-elle à bredouiller. J'ai
rien fait.
Shane s'interdit de rire. Il fallait commencer sans
tarder l'apprentissage de la supposée lady Leyton. Saisissant le dossier d'une chaise, il invita Claire à
s'asseoir.
— Leçon numéro un : une dame ne s'assied jamais
seule, elle attend qu'un monsieur lui avance une
chaise. Seule exception : à la table du roi, on ne
s'assied qu'après lui. Dans ce cas, ce sont les valets qui
avancent les sièges.

63

— Voilà bien des manières ! protesta impertinemment Claire.
— Il faudra vous y faire, répondit Shane en s'installant en face d'elle.
Lisbeth entra, suivie de deux servantes.
— De la bière, milord?
— Du vin, Lisbeth. Aujourd'hui, nous prendrons du
vin.
Tant bien que mal, Claire finit d'ingérer le gâteau
qui lui encombrait la bouche pendant qu'on remplissait
les verres de cristal. Dès que le sien fut rempli, elle le
vida d'un trait, sans presque respirer, sous le regard
ahuri de Lisbeth.
— Nous déjeunerons dans un moment, Lisbeth,
indiqua Shane. Je sonnerai.
Il attendit que les trois femmes aient quitté la pièce
avant de reprendre sa leçon.
— Claire, une femme du monde ne vide jamais son
verre d'un seul coup. Elle déguste le vin à petites gorgées.
— Mais celui-ci, il est super !
— Bien sûr. Mais même le meilleur des vins peut
vous enivrer.
— Le vin, c'est fait pour ça, non? répliqua Claire
avec une logique déconcertante.
— Nous buvons du vin pour nous réjouir le cœur,
pas pour nous enivrer, Claire. Un bon vin exalte la
saveur des mets, c'est pour cela qu'on n'en prend
qu'un verre avant de déjeuner.
— Alors, vous allez m'empêcher d'en reprendre?
Elle était soudain si agressive que Shane dut
compter mentalement j u s q u ' à dix avant de lui
répondre. Il avait envie de la frapper :
— Vous pouvez boire autant que vous le désirez.

64

Mais si vous voulez que le roi vous considère comme
une vraie lady, il faudra ne prendre qu'un seul verre en
sa présence.
Claire se réfugia dans un silence buté.
— Parlons maintenant de ce qu'on mange, poursuivit Shane.
Piquée au vif, la jeune fille releva hardiment le menton.
— Les gâteaux, j'voulais seulement les goûter. Et
puis, j ' m e suis laissée aller...
— Quand on vous présente un plat, vous devez n'en
prendre que très peu.
— Et si j'ai vraiment très faim?
— Une vraie lady n'a jamais très faim. Et si cela lui
arrive, elle peut en reprendre un peu quand on repasse
les plats.
— On les repasse trois fois, quatre fois?
Shane retint un sourire.
— A la table du roi, il y a toujours de quoi nourrir
toute une armée, Claire. Vous n'y saurez jamais ce que
c'est que la faim.
— Que vous dites ! Moi, je le sais.
Shane comprit soudain pourquoi cette pauvre enfant
bâfrait avec autant d'impudence, quand elle en avait le
loisir. Toute sa jeunesse n'avait sans doute été qu'un
combat pour sa survie.
— Essayez de me comprendre, Claire. Plus jamais
vous n'aurez à vous soucier de nourriture ni du lendemain. Quand notre petite comédie sera parvenue à son
dénouement, je vous donnerai assez d'argent pour vous
assurer une existence convenable, bien supérieure à
tout ce que vous avez pu rêver.
Elle le regardait par en dessous, encore dubitative.
Shane respira profondément avant d'agiter la sonnette.

65

— Nous avons de la côte de bœuf et des rognons en
croûte, annonça Lisbeth, qui précédait deux servantes.
Elle servit Claire avant de faire le tour de la table
pour présenter le plat à Shane.
— C'est parfait, Lisbeth, déclara-t-il après y avoir
goûté.
— Merci, milord. Vous désirez autre chose?
— Pas pour l'instant.
Quand les trois femmes furent sorties, Shane
observa Claire. Elle suivait tous ses mouvements, ne
portant la fourchette à sa bouche qu'à son exemple.
— Ce repas vous convient-il, milady?
Claire sursauta, et comprit bien vite que cela faisait
partie de son entraînement aux bonnes manières.
— Il m'enchante, milord.
— Bien, Claire, vous êtes parfaite ! Que pensezvous du temps qu'il fait? Quelle belle journée de printemps !
En simulatrice invétérée, celle que Shane avait choisie pour être sa complice entrait parfaitement dans son
jeu.
— Les printemps anglais sont les plus beaux du
monde, milord. Il ne nous manque cette année qu'un
peu de pluie. Un printemps sans pluie, c'est comme un
hiver sans neige.
Shane adressa à son élève un coup d'œil approbateur
et poursuivit la conversation si bien commencée, sans
tenir compte des allées et venues des domestiques.
— Quand Sa Majesté reviendra de Hampton Court,
nul doute que le bon peuple lui fera fête, milady.
— Le bon peuple, ça n'existe pas. La pauvreté rend
méchant, milord. De toute façon, il n'y aura bientôt
plus de peuple du tout. A Londres, dans les quartiers
misérables, ce n'est plus le roi qui règne, c'est la peste.

66

Pendant ce temps, le gros Charles respire le bon air de
la campagne...
Lisbeth dut sortir en catastrophe pour aller rire dans
le vestibule. Shane, moins sensible à l'ironie de la
situation, posa brutalement son verre sur la table.
— Parlez comme cela devant le roi, et vous serez
pendue, jeune fille ! Il déteste la rébellion.
— Vous me posez une question, j ' y réponds franchement. Où est le mal? Tous les gens du peuple
pensent comme moi.
— Toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire. Et
puis, cela suffit ! Vous devez...
La porte s'ouvrit sur Humphrey, qu'on n'avait pas
entendu frapper.
— Que Votre Seigneurie me pardonne, milord... il y
a là une Mme Bevens qui apporte des paquets pour
lady Claire.
Comme mue par un ressort, Claire quitta sa chaise,
tout excitée.
— Des paquets pour moi ?
— Faites-les porter chez moi, nous verrons cela
plus tard, dit Shane.
— Comme il vous plaira, milord, répondit Humphrey en faisant gauchement demi-tour.
Claire le considéra avec sollicitude.
— On dirait que vous avez mal au dos, Humphrey.
— Oh, j'ai l'habitude, milady. Mon dos s'est coincé
il y a plus de dix ans.
— Il n'en dort pas la nuit, tant il souffre, ajouta Lisbeth, qui rentrait par une autre porte.
— Je vais vous arranger ça, affirma Claire, et tout
de suite ! Allongez-vous sur le tapis, Humphrey.
— Il n'en est pas question, milady, ce serait indigne
de ma fonction !

67

— J'ai dit : allongez-vous, là, devant la cheminée !
Le visage blême du vieux serviteur s'empourpra.
— Pardonnez-moi, Votre Seigneurie, mais je dois
désobéir, pour la première fois de ma vie !
Il tenta de faire retraite, mais en vain. Sous le regard
abasourdi de Shane et de Lisbeth, Claire lui saisit le
bras et le tordit, contraignant ainsi Humphrey à s'agenouiller. Puis elle le plaqua au sol, face contre terre, en
lui tirant les mains en avant.
Sans se soucier de pudeur ni de bonnes manières,
elle se débarrassa de ses pantoufles de cuir fin et releva
les volants de sa robe jaune, dévoilant des mollets
ronds et minces. Cela fait, elle se mit à parcourir de ses
pieds nus l'épine dorsale de sa victime, de bas en haut
et de haut en bas, en se posant sur les talons, pour y
faire porter tout son poids.
Shane vit dans les yeux de Lisbeth une telle détresse
qu'il se leva vivement pour intervenir et mettre fin à
cette scène étrange. Mais avant qu'il ait pu maîtriser
cette sorcière effrontée, on entendit un craquement
sourd.
— Seigneur, qu'avez-vous fait? s'écria Lisbeth en
se précipitant, pâle comme un linge, pour soutenir la
tête de son mari.
— Il n'aura plus jamais mal, annonça Claire en
remettant ses pantoufles. Allez, Humphrey, debout!
C'est fini !
Avec mille précautions, Shane aida le pauvre
homme à se relever. Humphrey fit un pas, puis deux,
les épaules droites, la démarche souple. On eût dit
qu'il avait grandi de dix centimètres. Les mains sur les
hanches, il esquissa un mouvement de rotation.
— Vous êtes une fée, murmura-t-il, vous m'avez
guéri. Soyez bénie, milady, permettez-moi de vous

68

baiser la main. Je vous dois une reconnaissance éternelle.
— Tu ne souffres plus? demanda Lisbeth. C'est
bien vrai ?
— Je me sens rajeuni de vingt ans.
— Alors, merci, madame. Vous avez accompli un
miracle !
Souriant, Shane observait la scène en silence. Les
servantes s'empressaient avec Lisbeth autour du miraculé, qui effectivement semblait soudain plus jeune et
se rengorgeait.
Mais son sourire s'effaça bientôt. Claire, la fée qui
venait d'accomplir un miracle, profitant de l'inattention générale, avait soulevé le couvercle d'argent du
plateau de pâtisseries. Et elle se dépêchait d'en remplir
les poches de sa robe jaune.

69

5.

— Vous avez sonné, milord?
Trop préoccupé par ce qu'il voyait dans son parc,
Shane n'avait pas entendu Lisbeth entrer dans la
bibliothèque.
Puisqu'il était impossible de faire confiance à
Claire, toujours prête à s'évader, et qu'on ne pouvait
pas humainement la confiner dans sa chambre, il avait
demandé à Richard de l'accompagner pour une promenade dans le grand jardin à la française.
Le résultat dépassait ses espérances. Vive comme un
elfe, la jeune fille virevoltait autour de Richard en
bavardant gaiement. De loin, Shane voyait son fidèle
second s'esclaffer avec une complaisance parfaitement
déplacée.
Il abandonna à regret son poste d'observation pour
se tourner vers Lisbeth. Avant de lui parler, il prit
place à son bureau, afin de donner plus de solennité à
l'entretien.
— Lisbeth, j'ai décidé de vous mettre dans le
secret.
Sa gouvernante se figea dans une attitude impassible.

71

— Voici : Sachez que lady Claire n'est pas une
véritable lady.
Lisbeth ne broncha point.
— Mais je veux qu'elle se comporte en lady le plus
vite possible. En fait, c'est une question de jours. J'ai
l'intention de la présenter à mon cousin le roi, à Hampton Court. J'ai donc besoin de votre aide.
Cette fois, Lisbeth laissa échapper un soupir d'incrédulité.
— Me permettez-vous de parler sans détour,
milord ?
— Allez-y.
— Cette jeune fille a bon cœur et elle est vraiment
ravissante. Mais ses manières à table, et surtout son
langage, laissent trop à désirer pour qu'on la prenne
vraiment pour une femme de condition.
— C'est pourquoi je m'en remets à vous, Lisbeth.
Vous avez servi chez la reine mère avant votre
mariage. Je vous demande d'opérer le... dressage de
cette jeune fille, de la métamorphoser en une dame
bien élevée.
— En quelques jours seulement ?
— Le temps me presse, Lisbeth.
Sans rien exprimer de ses sentiments, Lisbeth
contempla avec émotion ce maître qu'elle avait pour
ainsi dire élevé, et qui se montrait si bon pour Humphrey et pour elle. Comment lui refuser un service,
résister à un caprice, si absurde fût-il?
— Je vous promets de tout faire pour réussir,
milord.
— Ce sera difficile, Lisbeth, mais je compte sur
vous. Naturellement, à l'exception de Humphrey, nul
ne doit savoir que la jeune fille n'est pas une véritable
lady.

72

— Bien sûr, milord. Le secret sera bien gardé.
Elle n'eut pas le cœur de révéler à son maître que
personne dans la maison, jusqu'à la plus humble servante, n'était dupe de la supercherie. Tous avaient
reconnu en lady Claire une fille de la rue.
Quand Lisbeth eut quitté la bibliothèque, Shane se
précipita à la fenêtre. Claire allait de rosier en rosier,
d'une démarche dansante, tandis que Richard, vautré
sur un banc de pierre, la détaillait des yeux avec une
insistance indigne d'un gentleman.
Le sang de Shane ne fit qu'un tour. Il fallait qu'il
intervienne! D'ailleurs, de quel droit abusait-il de la
bonne volonté de son second? Réduire Richard, ce
brillant cadet de famille, au rôle de garde-chiourme,
c'était d'une certaine façon l'humilier. Et Dieu sait
quelles horreurs il n'avait pas dû entendre !
— ... et j'vais te faire bouffer tes oreilles, que j'iui
ai dit. Alors, il m'a sauté dessus, mais Pug lui a piqué
les côtes par-derrière, et moi par-devant, alors l'autre
escogriffe a compris. Il faisait dans son...
Sous le regard furieux de Shane, qu'elle n'avait pas
vu venir, Claire s'arrêta net. Richard pleurait de rire en
se tapant sur les cuisses.
— Claire me racontait ses aventures sur le port,
expliqua-t-il. Je te jure que ça n'est pas triste ! Mais
dis-donc, tu en fais, une tête !
Pug. Qui pouvait être cet individu? se demanda
Shane. Pourquoi son nom seul éveillait-il en lui une
telle fureur? Une fureur jalouse? Il n'en était pas question, bien sûr. Cette fille ne lui était rien — rien, sinon
une complice recrutée par accident pour jouer un tour.
Que lui importait ce Pug? Un nom à rayer de sa
mémoire, rien de plus.

73

— Qui est ce Pug? demanda aussitôt Shane, avec
un illogisme qui le fit rougir.
— C'est mon chevalier servant, milord. Quand on
se bat, il est toujours là pour me défendre.
— Un beau garçon, j'imagine? intervint Richard,
qui retournait avec une belle inconscience le couteau
dans la plaie ouverte au cœur de son ami.
— Oh ! oui, alors ! C'est mon petit chéri. Vous verriez ses cheveux ! Blond-doré, comme les épis mûrs. Et
ses yeux ! Bleus comme un ciel d'été !
— On dirait que vous avez pris le temps d'observer
en détail cet heureux garçon, ajouta Richard pour
taquiner la jeune fille.
Il jeta à Shane un coup d'œil complice et, à sa
grande surprise, il s'aperçut que, loin de partager son
hilarité, celui-ci faisait sa mine des mauvais jours.
— Bien sûr, répondit Claire sans se soucier des
réactions de son hôte. Pug et moi, on ne se sépare pour
ainsi dire jamais.
— Trêve de bavardage, grommela Shane. Richard,
tu n'as rien d'autre à faire? Je regrette de t'avoir
imposé cette corvée.
Richard haussa les sourcils, plutôt interloqué.
— Je devais aller à Saint-James, mais puisque tu
m'as demandé de tenir compagnie à Claire pendant sa
promenade...
— A Saint-James? Alors dépêche-toi d'y aller, ne
perds pas ton temps.
— Mais ce fut un plaisir, Shane, je t'assure.
De toute évidence, le mot était faible. Ce benêt de
Richard se complaisait sottement à des récits de
gamine sans éducation. Shane regrettait de lui avoir
demandé de l'aide.
— Je prends la relève, Richard, tu peux partir.

74

Sans commentaire, un peu déconcerté, Richard
s'inclina et quitta le parc.
Shane et Claire se promenèrent d'abord en silence.
De temps en temps, la jeune fille jetait sur le visage
courroucé de Shane un regard timide et apeuré.
A la fin elle n'y tint plus.
— Comment peut-on se mettre en colère par un si
beau jour ?
— J'ai mes raisons, lui répondit-il énigmatiquement.
Elle s'arrêta pour observer des mésanges qui se baignaient dans une vasque, auréolées d'un brouillard
irisé. Mais toutes ses pensées allaient à cet homme si
sévère, qu'elle avait sans doute blessé.
— J'ai encore dit des gros mots, et je vous en
demande pardon. Mais quand elle est en colère, que
peut faire une vraie lady, si elle ne peut pas jurer?
— Elle serre les lèvres et elle se tait.
— Elle ne dit rien? Alors, personne n'en sait rien,
nom de...
Un simple coup d'œil de Shane la fit taire.
— Personne n'en sait rien, en effet, acquiesça-t-il.
C'est à cela qu'on reconnaît une femme de qualité.
Elle ne manifeste jamais ses sentiments.
— Jamais? s'étonna Claire, ses grands yeux écarquillés.
— Jamais.
Il fallait qu'elle tire cette question au clair.
— Et si elle est heureuse, qu'est-ce qu'elle fait?
— Elle sourit.
— Ah, ça, c'est bien.
Toujours pensive, Claire fit une halte pour regarder
Shane dans les yeux.
— Et rire... est-ce qu'elle a le droit de rire?

75

Devant tant de bonne volonté, exprimée de façon si
puérile, la colère de Shane s'apaisait.
— Quelquefois.
— Même en présence du roi ?
— Oui, s'il rit le premier.
— Et s'il ne rit pas?
Shane ne put s'empêcher de plaisanter.
— Si une femme rit sans autorisation, le roi lui fait
couper la tête.
Impressionnée, Claire porta la main à sa gorge.
— Pourquoi est-ce moi ? demanda-t-elle après un
instant de silence.
Ce fut au tour de Shane de s'arrêter.
— Pardon ? Je ne comprends pas.
— Pourquoi est-ce moi que vous avez choisie pour
jouer votre... comédie? Pourquoi faire semblant, et ne
pas faire inviter votre vraie maîtresse?
— Parce que je n'ai pas de maîtresse.
— Vraiment? Alors, vous ne plaisez pas aux
femmes? Vous les battez, ou quoi?
— Un homme de ma condition ne s'abaisse pas à
battre les femmes ! répondit Shane avec hauteur.
— Alors, pourquoi restez-vous seul?
Quoique Shane fût bien convaincu qu'il n'avait pas
de comptes à rendre à cette écervelée, il s'empressa de
satisfaire sa curiosité.
— Je viens de passer deux ans en Amérique pour
conquérir deux colonies sur les Hollandais : la Caroline, qui porte le nom du roi Charles, et New York, qui
porte celui de son frère.
— Vous n'avez pas trouvé de femme qui accepte de
vous attendre pendant deux ans ? demanda Claire, non
sans naïveté.
— Je n'ai pas trouvé de femme assez... intéressante
pour exiger d'elle un pareil sacrifice.

76

— Ah bon !
Sans qu'ils comprissent pourquoi, le ton de soulagement de Claire les fit rire tous deux.
— Vous avez tué beaucoup de H o l l a n d a i s ?
demanda-t-elle encore.
— Sur mer seulement. Je dirigeais les batailles
navales.
— Alors, vous commandez un navire?
— Oui, Claire. Si je vous ai choisie pour me venir
en aide, c'est peut-être parce qu'il porte votre nom...
disons, de guerre. Il s'appelle Le Forban.
— Quel drôle de nom pour un navire !
— Quel drôle de nom pour une jeune fille !
— Mais moi, j'ai pas choisi, on me l'a donné.
— Si ma frégate porte ce nom, expliqua Shane,
c'est que je l'ai fait construire moi-même, sans demander l'autorisation du roi. Les pirates, qui sont les vrais
« forbans », n'agissent pas autrement. Mon cousin
Charles a d'ailleurs mis du temps à me pardonner cette
impertinence. Maintenant, c'est le navire le plus rapide
de la flotte royale, et j'ai acquis le privilège de pouvoir
en disposer librement.
Shane se reprocha aussitôt ce trait d'orgueil, bien
ridicule en présence de cette pauvre enfant, qui ouvrait
des yeux ronds, et d'un tel vert !
— Alors là, c'est extraordinaire ! commenta-t-elle.
— Vous aimez les navires?
— Oui. En fait, ajouta-t-elle en rougissant, je ne
suis jamais montée sur un bateau, sauf pour récupérer
des choses... Mais vous savez, j'ai toujours rêvé de
partir au loin sur un voilier, pour tout oublier de
Londres et de ses taudis.
Shane s'attendrissait devant tant d'innocence et de
simplicité. Le regard dont il enveloppait la jeune fille
se remplit de sympathie.

77

— La mer est cruelle, Claire, mais c'est aussi la
plus douce des maîtresses. Et les pays lointains ont un
charme inexprimable. Chaque fois que la nécessité me
contraint à rester à terre, je ne pense qu'à repartir, à
m'éloigner de ma maison.
Claire se tourna vers la façade de pierre blanche,
dont le soleil soulignait le relief des sculptures.
— Si je possédais une maison comme la vôtre, je ne
voudrais jamais la quitter. Je me croirais au paradis !
Jamais Shane n'avait accordé d'importance aux
compliments de ses amis. Pour la première fois, cependant, il était sensible à l'émerveillement de cette fille
du peuple.
— C'est mon grand-père qui a fait construire cet
hôtel, dans le style baroque. Quand j'étais petit, je ne
songeais qu'à le fuir, pour accompagner mon père dans
ses chevauchées autour de notre château, à la campagne. Quand j'ai eu douze ans, il m'a emmené en
Irlande. Il me laissait monter à cru toute la journée, ou
partir au lever du jour avec les marins-pêcheurs.
Quand nous sommes rentrés à Londres, j'ai compris
que je n'étais pas fait pour m'asphyxier dans les rues
fétides, ni pour me pavaner à la Cour. Il me fallait les
grands espaces.
Il se tut, les lèvres serrées et frémissantes, le regard
brillant, comme perdu dans le lointain.
Claire restait silencieuse et pensive, isolée dans une
sorte de contemplation admirative. Nul doute qu'à la
Cour un tel homme, si rude et si impressionnant, devait
briser le cœur de toutes les femmes. Pour rompre le
charme qui semblait la paralyser, elle prit le parti
d'enfouir son visage dans une grosse rose rouge et
odorante en fermant les yeux.
Comme embarrassé par ce qu'il allait dire, Shane
dut s'éclaircir la voix avant de poursuivre :

78

— Je voulais vous prévenir... J'ai demandé à Lisbeth de vous enseigner les bonnes manières, les
manières de la Cour.
— Vous croyez qu'elle y arrivera?
— Cela ne dépend que de vous, Claire. En ce qui
concerne Lisbeth, elle n'a plus à faire ses preuves :
songez qu'elle a été dans sa jeunesse seconde femme
de chambre d'Henriette-Marie de France, fille de
Henri IV.
— La reine mère ? On la verra à Hampton Court ?
— Non. Ma tante vit retirée à Windsor.
Les yeux de la jeune fille s'écarquillèrent d'ébahissement. C'était donc vrai ! Elle, Claire Leyton, allait
être présentée au roi. Dans un élan de joie presque
enfantine, elle se mit à tournoyer sur elle-même, faisant voler autour de ses chevilles sa robe et ses jupons.
— Comme je suis contente !
Shane sourit de plaisir.
— Si seulement Pug pouvait être là !
Le sourire de Shane s'effaça aussitôt.
— Prenez mon bras, dit-il non sans brusquerie. Inutile de contraindre Humphrey à venir nous annoncer le
dîner.
Claire posa la main sur le bras qui lui était offert et
sentit un frisson ardent lui parcourir tout le corps. A la
dérobée, elle observa le visage aigu de son cavalier, se
demandant si lui aussi éprouvait cette étrange sensation.
Mais il restait impassible.
De son côté, Shane faisait son possible pour ne rien
laisser transparaître de l'émotion qu'il ressentait. Dans
les bras de bien des maîtresses, il avait connu les satisfactions de la sensualité, mais son caractère indépendant le mettait, grâce au ciel, à l'abri de toute

79

passion, de tout attachement. En homme fort et sûr de
soi, il ne craignait pas de succomber aux charmes des
femmes — de celle-ci pas plus que des autres.
Sa gêne passagère venait sans doute du fait que
jamais il n'avait offert son bras à une simple roturière.
Cette gamine n'était qu'un pion dans un jeu qu'il
menait seul, et rien d'autre. Comme leurs yeux se croisaient un instant, Shane détourna vivement les siens.
D'un pas vif, Humphrey vint à leur rencontre et
s'inclina presque jusqu'à terre.
— Le dîner est servi dans la petite salle à manger,
milord.
— Merci. Dites à Lisbeth qu'elle peut faire commencer le service.
Le majordome les précéda en hâte.
— On dirait que Humphrey a rajeuni de vingt ans,
murmura Shane. Vous avez vraiment accompli un
miracle.
— Rien de plus facile, ça marche à tous les coups,
répondit Claire avec fierté. Le jour où vous aurez mal
au dos, je me ferai un plaisir de vous parcourir les vertèbres de haut en bas, vous verrez.
— Tout le plaisir sera pour moi, répondit galamment Shane.
Claire vit alors qu'il avait recouvré son sourire.
— Voilà. On fait tranquillement demi-tour et on
marche jusqu'au mur.
Lisbeth, tout imbue de l'importance de sa mission,
trônait dans un fauteuil à haut dossier, dans le salon de
l'appartement de Claire. Sous ses yeux vigilants, la
jeune fille arpentait la pièce, toute droite, avec sur la

80

tête un saladier de verre aux trois quarts rempli d'eau.
La méthode ne manquait pas d'efficacité. Le poids de
cette charge rappelait en permanence à l'intéressée la
nécessité de garder un maintien hiératique. La moindre
défaillance se trouvait instantanément sanctionnée par
une douche aussi fraîche qu'humiliante.
Shane ouvrit la porte de communication. Pour éviter
la présence permanente d'une sentinelle devant la
porte de Claire, il avait préféré lui assigner deux pièces, un salon et une chambre, dont la seule issue donnait sur son propre appartement. Cela n'allait pas sans
troubler ses habitudes, mais cet arrangement ne devait
durer que quelques jours. A Hampton Court, la situation serait plus difficile encore, puisqu'en qualité
d'amant supposé il devrait peut-être partager le lit de
sa complice involontaire. Shane se souvenait avec horreur de son expérience dans ce domaine : au cours de
leur première nuit passée ensemble, tous deux avaient
failli s'entre tuer.
En ce moment, la démarche de Claire, raide et
compassée, avait quelque chose d'un peu ridicule. Elle
tenta de lever la main pour maintenir sa charge, mais
un cri de Lisbeth l'en dissuada.
— Non ! On n'y met pas les mains ! Encore quatre
allers et retours, s'il vous plaît!
— J'ai l'air d'une sacrée co... d'une comique, protesta la malheureuse victime de ce dressage.
— Les grandes dames ne sont jamais comiques, et
c'est ainsi qu'elles doivent marcher, milady.
— Alors, on ne doit pas souvent rigoler avec elles !
— Si vous ne châtiez pas votre langage, toutes mes
leçons de maintien n'auront servi à rien. Retenez votre
langue et marchez ! Les commentaires, je m'en charge.
Accoté au chambranle, Shane observait avec plus

81

d'intérêt qu'il n'était nécessaire le balancement rythmé
des hanches de l'apprentie femme du monde, qui portait pour la circonstance une robe de chambre bleu
nuit. Quand elle fit demi-tour, Shane put apercevoir,
caressant ses pieds nus, le bas d'une chemise de linon
blanc. Par bonheur, la robe de chambre était boutonnée
jusqu'au cou.
Soudain consciente de la présence de son exigeant
geôlier, dont les lèvres dessinaient un sourire amusé,
Claire sursauta. Le visage instantanément inondé, elle
attrapa le saladier de verre pour éviter qu'il ne se fracasse sur le sol.
— Regardez ce que vous avez fait ! s'écria-t-elle
avec exaspération. C'est votre faute !
Lisbeth ne semblait pas moins fâchée de cette intrusion intempestive.
— Si vous le permettez, ce sera tout pour
aujourd'hui, milord, dit-elle d'un ton un peu pincé.
— Bien sûr, Lisbeth. Merci de votre collaboration.
— Je vous envoie une femme de chambre pour
vous mettre au lit, milady.
— Une femme de chambre? J'ai pas besoin d'une
sacrée fouineuse... Je veux dire, merci, Lisbeth, je la
sonnerai quand je serai prête.
Le visage de la vieille gouvernante s'éclaira d'un
sourire. Les progrès de son élève, si minces fussent-ils,
lui allaient droit au cœur.
— Bonne nuit, milady, bonne nuit, milord.
Ils restèrent seuls.
— Cette robe de chambre est une réussite, remarqua
Shane. Une nouvelle création de Mme Bevens ?
— Oui, et regardez la chemise qui va avec !
Avec une impudeur ingénue, Claire déboutonna le
haut de son vêtement pour exhiber des dessous à faire

82

damner tous les saints du paradis. Largement décolletée, sa chemise révélait plus qu'elle ne les recouvrait
les trésors de sa poitrine. Transparent comme de la
gaze et brillant comme du satin, le tissu épousait toutes
les courbes de son corps gracile, que Claire caressa
complaisamment comme pour augmenter encore la
tension que Shane sentait monter en lui.
— Jamais de ma vie je n'ai rien éprouvé de tel !
s'écria-t-elle avec enthousiasme. On dirait de la peau
d'ange ou de la toile d'araignée. C'est si léger!
Comme si je n'avais rien sur le dos.
— En effet... Eh bien...
Shane n'y pouvait plus tenir. D'un geste preste, il
rassembla les revers de la robe de chambre pour échapper à la fascination. Quelle erreur! Dans ce mouvement, il venait d'effleurer les seins de Claire, d'éprouver fugitivement leur chaleur, leur douceur, leur
fermeté. Un incendie l'embrasa tout entier.
— Il fait frais ce soir, déclara-t-il pourtant en se
détournant pour jeter une nouvelle bûche dans la cheminée.
— Vous croyez? Je n'avais pas remarqué.
Quand il lui fit face de nouveau, elle avait refermé
sa robe jusqu'au cou. Mais une autre vision brûlait
encore les yeux de Shane.
— Je vais vous laisser, vous devez être fatiguée,
Claire, dit-il.
Il espérait qu'elle le laisserait s'échapper. Il fut
déçu.
— Mais pas du tout, je suis dans un tel état d'excitation ! s'exclama-t-elle. Vous comprenez, jamais on
ne m'a fait de cadeau. Quand j'ai ouvert les paquets de
Mme Bevens, j'ai compris que tout était vrai, que vous
n'aviez pas menti. Et quels cadeaux ! Tenez, je vais

83

vous les montrer, ça vous distraira. Vous avez l'air tout
drôle.
Shane, incapable pour une fois de se défendre, se
laissa entraîner dans la chambre de Claire. Sur le lit,
les fauteuils, la commode, s'étalaient des chemises
fines, des jupons vaporeux, et tous les petits riens
intimes qui font le mystère d'une jolie femme.
— Alors, c'est pas beau? murmura-t-elle dans un
souffle.
— En effet.
Vaincu par tant de candeur et par le spectacle de
toute cette lingerie exposée, Shane se sentit perdu. Il
savait apprécier une jolie chaussure ou une robe élégante. Mais ceci ! La moindre fanfreluche éveillait en
lui le souvenir du corps parfait qu'elle allait caresser,
l'image de ses courbes sensuelles, de sa peau fraîche et
tiède.
— Lisbeth m'a dit que je peux changer de chemise
tous les jours, indiqua l'inconsciente Claire en saisissant une petite chose légère et rose, pour valser avec
elle. Vous vous rendez compte? Moi qui ne dormais
qu'en culotte de garçon et en chemise de marin !
— Vous dormiez tout habillée?
Non, décidément, il ne se rendait pas compte. Cessant de virevoleter, tenant toujours devant son buste la
chemise rose, Claire fit face à Shane et le regarda gravement.
— Sur le port, on ne se change jamais. On dort, on
se bat, on se baigne toujours dans les mêmes frusques.
Mais celles-ci, alors, j'y ferai attention! Pas question
de les déchirer ni de les salir! J'ai presque peur de les
porter.
Avec une coquetterie enfantine, elle étudia son
image dans le miroir. Comme elle relevait les yeux,

84

elle y aperçut aussi le regard de Shane qui pesait sur
elle. Un regard admiratif, attendri, mais plein de
réflexions profondes.
Jamais Shane ne s'était posé de questions sur ses
titres de noblesse, sa richesse, sa position dans le
monde. Si la vie de Cour impliquait de fâcheuses
contraintes, il se sentait libre, maître de son destin.
Elevé dans le luxe, il avait joui d'une éducation raffinée, dans un confort qui lui semblait naturellement dû.
Cette pauvre fille, elle, n'avait connu que la misère et
ses horreurs. Mais avec quelle fraîcheur, quelle joie
naïve accueillait-elle les moindres faveurs du destin !
Shane découvrait en quelque sorte un autre monde.
Il lui posa la main sur l'épaule et la sentit frémir.
— Je suis content que ces babioles vous plaisent,
Claire.
Elle quitta le miroir pour le regarder dans les yeux,
l'air préoccupé.
— Vous allez les déduire de mon salaire?
— Votre salaire? dit-il distraitement.
Il était attentif seulement aux paillettes dorées qui
constellaient les yeux d'émeraude de la jeune fille.
— Vous m'avez promis beaucoup d'argent.
Ses lèvres faisaient une moue sévère, adorable. Des
lèvres qui appelaient le baiser.
— Ah, oui, fît Shane, dont la main se crispa sur
l'épaule de Claire. Ces « frusques » viendront en
prime, bien sûr, elles vous vont si bien !
La moue fit place à un sourire plein d'espoir.
— Alors, je les garderai? Même après Hampton
Court?
Si elle le lui demandait, Shane était prêt en ce
moment à lui donner tout son or, tous ses titres, pour
qu'elle fût sienne.

85

Gagné par une sorte de démence, sans réfléchir aux
conséquences de son acte, il l'attira contre lui. Il n'était
plus question de farce à jouer ni de projets lointains.
C'est l'urgence de l'instant, le triomphe du désir, qui
commandait ses gestes.
En prenant sa bouche, Shane empêcha Claire de protester.
Elle se laissa aller sans réagir, prisonnière des bras
qui semblaient vouloir l'écraser. Et puis, elle entendit
contre sa poitrine le cœur de Shane, qui battait trop
fort, comme le sien.
Les lèvres brûlantes de Shane ne connaissaient ni la
douceur ni la tendresse, elles imposaient leur exigence.
Sous leur pouvoir, Claire oubliait tous ses principes
d'indépendance, de liberté, tout à la magie de l'instant
présent.
Dans le cerveau de Shane, une tempête faisait rage,
comme sur l'océan. Il était pris comme dans une tornade imprévisible, inévitable, qui semblait ne jamais
devoir prendre fin. Sous ses lèvres, celles de Claire
s'amollissaient, reprenaient de leur vigueur,
s'ouvraient. Innocentes et démoniaques, elles avaient
un goût étrange, sauvage et frais.
Des lèvres de femme-enfant.
Comme il approfondissait sa caresse, elle tenta d'y
échapper. Sans succès. Les mains perdues dans la chevelure rousse et odorante, Shane ne relâcha son
étreinte que lorsqu'il dut reprendre son souffle, épuisé.
Recouvrant alors ses esprits, il fit un pas en arrière.
Que lui était-il arrivé ? Il ne se souvenait de rien ; il ne
savait plus comment il en était venu à se conduire de la
sorte.
En tout cas, il fallait qu'il échappe à cet envoûtement par la fuite la plus prompte. Quelle erreur, quelle

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absence de jugement ! Jamais un tel accident ne devait
plus se produire... Rien de plus efficace qu'une grossièreté pour couper court à cette emprise étrange.
— Cela aussi, c'est en prime ! cria-t-il en prenant la
porte.
— Sale prétentieux ! Va te faire...
Shane claqua la porte pour ne pas entendre la suite,
mais en vain. Quand il eut traversé le petit salon pour
se réfugier dans sa chambre, Claire vint exposer ses
griefs contre la cloison. Il dut, avant de s'endormir,
subir des bordées d'injures qui auraient fait pâlir de
jalousie tous les vieux loups de mer de Sa Gracieuse
Majesté.

87

5.

Blottie à l'extérieur de la fenêtre, sur la large dalle
de pierre qui en formait la base, Claire contemplait le
lever du soleil sur Londres. Après le départ de la
femme de chambre qui était venue ranger ses vêtements, elle avait arpenté sa chambre toute la nuit, incapable de trouver le sommeil.
Les bras serrés autour de ses genoux, rencognée
contre le mur, elle observa la sentinelle, qui poursuivait sa garde vigilante.
Comment avait-elle pu s'imaginer un instant que ce
Shane Driscoll était différent des autres hommes ? Plus
élégant, plus riche que la plupart, il avait les mêmes
tares ; il était de ceux qui ne songent qu'à abuser de la
confiance des filles pour les mépriser ensuite, une fois
leurs caprices satisfaits. Sa mère n'avait-elle d'ailleurs
pas prévenu Claire?
Pauvre maman ! songea-t-elle en s'essuyant les
yeux. Pendant son agonie, dévorée par la fièvre, Glynnith Leyton avait longuement déliré. Dans son exaltation, elle prétendait même ne pas être la mère de sa
fille. Contre toute évidence, elle se reprochait sa stérilité, racontait une confuse histoire d'enfant trouvé, de
bébé abandonné dès sa naissance.

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Mais Glynnith était bien sa mère. Seule la folie des
derniers instants avait pu faire naître cette fable dans
son esprit torturé. Après la mort prématurée de son
mari, le père que Claire avait si peu connu, elle s'était
vaillamment chargée seule d'élever sa petite fille. Sa
seule erreur, Glynnith l'avait commise en se mettant en
ménage avec le terrible Osbert, ce monstre à figure
humaine.
Le seul homme que Glynnith ait vraiment aimé,
c'était son jeune mari, un garçon plein de tendresse et
de douceur. Tous les autres, selon elle, ne valaient pas
mieux qu'Osbert. Ils n'en voulaient qu'à la vertu des
femmes.
Du doigt, Claire se caressa pensivement les lèvres.
L'étreinte de Shane avait fait naître en elle des sensations étranges, jusqu'alors inconnues. Il lui suffisait de
fermer les yeux pour revivre l'instant troublant où elle
s'était retrouvée, sans défense, dans les bras de son
geôlier. Elle ressentait encore les pulsions sauvages qui
avaient bouleversé tout son être en ce moment si particulier.
Cet individu possédait sans doute une parfaite expérience du monde et des femmes. Dans les colonies, il
avait certainement fait la conquête de centaines de
maîtresses. Claire, par contre, ne connaissait rien à la
sensualité. Depuis qu'Osbert avait tenté de lui imposer
ses caresses brutales, elle évitait les hommes. C'était
d'ailleurs après qu'il l'eut fouettée, dans une crise de
rage, qu'elle s'était enfuie de la maison sous un déguisement de garçon, se mettant ainsi à l'abri des convoitises masculines.
Pourquoi avait-elle accepté les baisers de Shane,
pourquoi en avait-elle joui ? Ces baisers, elle les avait
reçus, et rendus, dans une sorte de rêve, dans une

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exaltation merveilleuse. A leur seul souvenir, son cœur
battait plus vite, son sang s'échauffait dans ses veines.
Quelque répugnance qu'elle eût à le reconnaître, elle
aurait voulu revivre l'étreinte de la soirée précédente.
Pour la première fois de sa vie, elle s'était trouvée
désarmée, sans défense, et pour ainsi dire heureuse de
sa défaite. Que dirait Foxworth, son maître, s'il la
voyait dans cet état? L'un des principes essentiels qu'il
lui avait enseignés n'était-il pas : « Baisser les bras,
c'est risquer la mort »?
Prisonnière de ce Shane Driscoll — de ce lord Ashton, comme ses domestiques se complaisaient à le
nommer —, Claire devait élaborer une stratégie.
Attendre paresseusement qu'il en vienne à ses fins était
hors de question.
Pour commencer, elle allait faire son profit des
leçons de Lisbeth et apprendre avec elle la langue
étrange qu'on parlait à la Cour. Elle se déguiserait en
grande dame. Cela pouvait servir plus tard. Et elle
accepterait l'argent que Shane lui avait promis, en prenant toutefois certaines précautions — en cas de forfaiture. Peut-être serait-il ainsi prudent de dérober préventivement quelques-uns des objets de valeur qui
traînaient à sa portée?
L'avenir était encore incertain. Mais Claire avait au
moins une certitude : jamais cet arrogant personnage
ne la traiterait comme une des pensionnaires du Mouton Couronné, cette taverne où les beaux messieurs
venaient quelquefois s'encanailler. Plus avisée et
moins faible que sa mère, elle ne laisserait aucun joli
cœur ni aucune brute la déposséder de son seul bien au
monde, sa vertu.
Rassérénée, forte de sa détermination, Claire sauta
dans son lit. Une longue séance d'essayages l'atten-

91

dait. Il fallait montrer à Mme Bevens et à Lisbeth un
visage reposé.
Elle s'endormit aussitôt, le cœur en paix.
— Milady, le satin blanc vous va à ravir !
— Ce vert clair rappelle la couleur de vos yeux !
— C'est la couleur feuille-morte qui vous convient
le mieux, elle va bien avec vos cheveux !
— Une taille aussi fine, je n'en ai jamais vu !
— Tenez-vous droite, milady, je n'en ai que pour
un instant !
A travers la porte, Shane écoutait ce bavardage, des
rires étouffés, des injonctions brèves, des commentaires flatteurs.
De quel droit se trouvait-il exclu de cette séance
d'essayages? Dans la mesure où il finançait l'opération, il lui semblait naturel qu'on lui demandât son
avis. Mais Lisbeth l'avait délibérément chassé du petit
salon de Claire, sous prétexte qu'il s'agissait d'une
affaire de femmes. En son absence, la couturière pourrait donner toute la mesure de son talent, sans avoir à
se soucier de ses remarques. En outre, la présence d'un
témoin irritait Claire.
Elle avait l'audace de s'irriter, alors qu'il investissait
pour elle des sommes folles ? Malgré sa propre colère,
Shane s'était laissé convaincre par le bon sens de Lisbeth, et bien qu'il répugnât à le reconnaître, cette
exclusion ne lui déplaisait pas autant que cela : après
les baisers de la veille, il redoutait d'affronter la colère
de Claire. Toute la nuit, ce fâcheux incident avait troublé son sommeil.
On frappa à la porte sur laquelle il s'appuyait.
— Votre Seigneurie, les essayages sont terminés,

92

annonça la voix de Lisbeth. Voulez-vous voir les
robes ?
Shane entra sans attendre dans le petit salon. Des
robes de toutes les couleurs s'étalaient sur les meubles
et les sièges.
Claire n'était pas encore descendue de son tabouret.
Elle portait pour l'instant une robe vert foncé. Les
manches s'évasaient largement jusqu'aux coudes, puis
s'amincissaient aux poignets, qu'enserrait une garniture de dentelle. A la taille, une ceinture de la même
dentelle cascadait jusqu'aux hanches. Sous les volants
de la robe, on pouvait apercevoir d'adorables mocassins de chevreau. De la chevelure réunie au-dessus de
la tête, une lourde tresse descendait jusqu'à l'épaule
nue.
Forban était métamorphosée en femme du monde, et
quelle femme !
Pour dissimuler son émoi, Shane parcourut d'un pas
nonchalant la pièce, caressant parfois les tissus les plus
soyeux, les velours luisants, les ornements d'hermine.
— J'ai engagé les meilleures couturières de Londres pour obéir à vos ordres, milord, dit Mme Bevens,
non sans orgueil. Nous avons déjà quatre robes de bal.
Les deux autres seront prêtes ce soir.
— Et les costumes de voyage?
— Ils seront terminés en temps voulu, milord.
— Merci, madame Bevens. Tout cela me semble
parfait.
Il tira de sa poche une bourse rebondie.
— Tenez, voici un deuxième acompte. Le reste
vous sera versé à la dernière livraison.
— Votre Seigneurie est trop bonne, milord, dit
l'heureuse Mme Bevens en faisant prestement disparaître la bourse sous ses jupons.

93

Précédée de Lisbeth, elle quitta le salon avec ses
filles.
Shane offrit alors la main à Claire pour l'aider à descendre du tabouret. La jeune fille hésita un instant
avant de la prendre, et bien qu'elle se fût préparée à ce
contact, elle ne put se défendre de frissonner.
— Eh bien, toutes ces fanfreluches vous plaisentelles? s'enquit Shane.
Lui plaire? Le mot était faible. Claire croyait vivre
un rêve. Elle se contenta d'opiner de la tête.
— Et à vous, milord?
— Vous êtes ravissante dans cette robe verte.
— Merci.
La jeune fille sentit ses joues s'empourprer et, pour
dissimuler sa gêne, elle feignit de s'intéresser à un
châle de dentelle qui gisait sur le bras d'un fauteuil.
— Vos leçons de maintien ne vous fatiguent pas
trop?
— D'après Lisbeth, je sais désormais marcher
convenablement. Maintenant, j'apprends à manger, à
boire, à couper ma viande, et tout le reste.
Shane parvint à retenir un sourire attendri.
— Le plus ennuyeux, reprit Claire, c'est de ne pouvoir rien faire soi-même, de dépendre à tout moment
des domestiques.
— Comme je vous comprends ! Une personne normale devrait toujours satisfaire ses propres besoins,
sans aide extérieure.
— Alors, vous aussi, vous avez le goût de l'indépendance ?
Au signe d'assentiment qu'il lui adressa, Claire se
sentit le cœur plus léger. Peut-être n'était-elle pas aussi
bizarre, après tout?
— Je suis né dans un milieu privilégié, lui expliqua

94

Shane, et j'ai toujours eu l'habitude d'être environné
de domestiques. Ces contraintes me sont donc plus
légères. Mais en mer, je me sens davantage maître de
moi-même.
Il eut un sourire désarmant, qui fit battre plus vite le
cœur de Claire.
— Quand je suis à Londres, je me console à la pensée que cette servitude réciproque donne bien des satisfactions à Humphrey et à Lisbeth. En mon absence, ils
se morfondent!
Ainsi, ce lord Ashton avait moins de morgue qu'il
n'en laissait paraître, dut reconnaître Claire. Elle désirait soudain mieux le connaître.
— Parlez-moi de vos voyages. Vous êtes allé aux
colonies ?
Shane se détendit. A propos d'expéditions lointaines, il était intarissable. Il repoussa une robe de satin
blanc pour prendre place dans un fauteuil.
— J'ai d'abord eu la chance de faire le tour du
monde à l'âge de vingt ans, commença-t-il. Dès le
rétablissement des Stuart sur le trône d'Angleterre, je
suis allé en Amérique, un territoire immense, fascinant ! Une terre sauvage et primitive, mais si attirante
que je ne songe qu'à la retrouver.
— Elle ressemble à quoi ?
Sans souci des bonnes manières, Claire s'était
accroupie sur le tabouret, attentive, captivée à
l'avance. Ces yeux verts et limpides, pleins d'innocence, ce sourire timide, cette peau fraîche et transparente, cet abandon, tout cela avait de quoi séduire le
cœur le plus endurci... Shane détourna les yeux pour
mieux se concentrer sur son sujet.
— L'Amérique, c'est une sorte de creuset où se
fondent toutes les populations d'Europe. On y trouve

95

des Allemands, des Français, des Hollandais, des Scandinaves — et beaucoup d'Anglais, naturellement.
Toute la région côtière du Nord-Est, jusque New York,
est maintenant civilisée, si on peut dire, mais les conditions d'existence sont encore bien rudes, comparées à
ce qu'on trouve chez nous.
Claire faillit rappeler à Shane qu'à Londres bien des
gens ne vivaient pas dans le confort. Néanmoins, elle
s'abstint.
— Ce qui caractérise surtout les colons, reprit-il,
c'est que chez eux il n'y a pas de classes sociales héréditaires. Chacun est libre de s'enrichir, ce qui fait que
les dirigeants sont pour la plupart des commerçants qui
ont réussi. Même les artisans peuvent accéder à de
hautes responsabilités.
— Alors, Foxworth n'a pas menti ! s'écria Claire
avec pétulance. En Amérique, chacun peut conquérir
sa liberté !
— Foxworth?
— Oh, ce n'est rien, un vieil ami, répondit-elle évasivement. Mais dites-moi, tous ces anciens Européens,
ils ont bien des points communs ?
— En effet. Je les trouve habiles, entreprenants,
industrieux, et farouchement amis de la liberté.
— Je me trouverais en sympathie avec ces gens-là,
alors ? demanda Claire en souriant.
— Je suis certain qu'ils vous accueilleraient à bras
ouverts !
Comme une petite fille, elle tapa des mains pour
exprimer sa joie.
— C'est formidable ! Un jour, je traverserai l'océan
pour devenir américaine ! Alors, je serai libre de...
— Libre de quoi, milady?
Claire, qui s'était tue, baissa les yeux en rougissant.

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— De faire tout ce dont j'ai envie, sans que personne ne vienne me dire que mes ambitions dépassent
mes moyens.
On frappa à la porte. C'était Lisbeth, accompagnée
d'une femme de chambre, qui se mit diligemment à
ranger toutes les robes éparses dans la pièce.
— C'est l'heure de votre leçon, milady, annonçat-elle enfin.
— Une leçon de quoi, Lisbeth? Sur l'art de
mâcher? L'art de ne pas avaler de travers?
Comme insensible à l'ironie joyeuse de Claire, la
gouvernante ne se départit pas de son air compassé.
— Dans ces domaines, je crains que vous n'ayez
rien à apprendre, milady, si je peux vous le faire observer respectueusement.
Shane rit de bon cœur, et Claire, bonne joueuse,
l'imita aussitôt.
— Nous allons apprendre à parler comme les personnes de votre rang, reprit Lisbeth.
— De mon rang?
— Le langage de l'aristocratie, de la classe dominante, milady.
Shane préféra s'éclipser.
— Richard nous invite à dîner, vint-il annoncer,
tout guilleret, deux heures plus tard.
— Ce soir? s'écrièrent d'une seule voix Claire et
Lisbeth.
Il leur jeta un regard surpris. Toutes deux semblaient
presque trop bien s'entendre.
— Et pourquoi pas ce soir? Vous connaissez
Richard, il ne risque donc pas de vous intimider. Vous
avez appris l'essentiel des bonnes manières et vous ne
manquez pas de tenues de soirée.

97

— Mais je...
A court d'arguments, Claire se tourna vers Lisbeth,
en quête d'un appui qu'elle reçut aussitôt.
— Cette invitation est si inattendue, milord, remarqua Lisbeth. Nous ne sommes pas encore prêtes à faire
notre entrée dans le monde.
Nous. Ce pluriel était-il de majesté ou de connivence ? se demanda Shane. Mieux valait ne pas approfondir.
— Lady Claire a tout le temps de se préparer et
mon ami Richard n'habite pas loin.
— Et si je dis des bêtises? objecta Claire à l'étourdie.
— Richard en a entendu d'autres, soyez sans
inquiétude. Mieux vaut causer un esclandre chez lui
que chez le roi ! Ce dîner vous servira d'entraînement.
Et maintenant, trêve de paroles, exécution ! Je vous
attendrai dans la bibliothèque. Lisbeth, je compte sur
vous.
Il les laissa seules. L'estomac serré, Claire grimaça.
Elle avait presque envie de s'évanouir.
— Vous souffrez, milady?
— Je n'y parviendrai jamais, Lisbeth. Il est trop tôt,
je ne suis pas prête.
— Balivernes ! Recouvrez vos esprits et dépêchonsnous. Quand le maître donne un ordre, nous devons
l'exécuter. Une dame de qualité n'a pas le droit d'être
malade, dans les grandes occasions.
« Mais je suis malade », se dit Claire. Elle se
redressa pourtant et inspira profondément pour recouvrer un peu de son assurance. Pendant ce temps, Lisbeth appelait les servantes et faisait préparer un bain.
Avant d'avoir pu comprendre ce qui lui arrivait,

98

Claire se trouva ainsi baignée et coiffée. Ses robes, étalées sur le lit, l'attendaient déjà.
— C'est à vous d'en choisir une, milady, indiqua
Lisbeth.
En chemise et en jupons, la jeune fille la questionna
du regard, mais la gouvernante se montra intraitable et
la laissa prendre ses responsabilités.
Dépassée par une tâche aussi inhabituelle, Claire
hésitait. Quelle délicieuse torture ! Elle aurait aimé que
sa mère la vît, alors qu'elle allait d'une robe à l'autre.
Elle qui quelques jours plus tôt n'avait pour se vêtir
que des oripeaux, et pour se nourrir que le produit de
ses larcins, voilà qu'elle hésitait entre des parures plus
merveilleuses les unes que les autres. Après quoi, elle
irait dîner en compagnie d'un gentilhomme de la Cour.
— Celle de satin rose, dit-elle enfin.
— C'est elle que j ' a u r a i s choisie moi-même,
affirma Lisbeth avec une sourire approbateur.
Une femme de chambre fit passer la robe rose audessus de la tête de Claire tandis qu'une autre mettait
en place les volants et entreprenait de fermer les
dizaines de boutonnières qui la retenaient dans le dos.
— Avec cette robe, il faut changer de coiffure,
décida Lisbeth. Mary, vous allez la relever très haut en
libérant quelques boucles au niveau des tempes, pour
adoucir l'ensemble.
Quand ce fut fait, Claire alla se contempler dans le
grand miroir ovale, qui lui renvoya l'image d'une
inconnue. C'est ainsi qu'elle imaginait une reine, trop
belle pour être vraie.
— Il nous faudra une cape, poursuivit la gouvernante. L'air du soir est frais.

99

Aussitôt, Mary alla décrocher une cape bordée
d'hermine, qu'elle tendit à Lisbeth.
— Vous la mettrez en bas, dans l'antichambre,
milady. A présent, vous devriez rejoindre lord Ashton
dans la bibliothèque. Il n'aime pas attendre.
Comme elle descendait le grand escalier, Claire se
sentit de nouveau faiblir. Le cœur battant la chamade,
elle reprit sa respiration avant d'oser frapper à la
lourde porte de chêne. Shane lui cria aussitôt d'entrer.
Elle pénétra dans la grande pièce austère, et s'arrêta,
impressionnée par le décor, et surtout par la présence
du maître de la maison. Jamais elle ne l'avait vu aussi
élégant.
Appuyé au manteau de la cheminée, où brûlait un
grand feu, Shane, en habit noir et bas clairs, de la dentelle aux manchettes et sur son jabot, avait fière allure.
Un gros diamant à sa cravate semblait attirer toutes les
lumières.
Interdite, Claire se contenta de le contempler en
silence.
Shane lui aussi resta muet pendant une bonne
minute. Comment aurait-il pu s'exprimer? L'apparition de Claire lui avait coupé le souffle.
— Vous me semblez... très jolie, milady.
Conscient de la platitude de son propos, il se sentit
furieux contre lui-même et ne put dissimuler ce mouvement d'irritation.
Claire l'interpréta à sa façon : à tous les coups, elle
le mécontentait, elle ne répondait pas à ses désirs et
elle allait le rendre ridicule. Avec sa robe qui lui semblait maintenant trop lourde, elle s'avança, hésitante
mais bien droite, les yeux baissés, en soulevant les
volants de chaque côté. Ses mains étaient si crispées
sur le tissu qu'elles y laisseraient sans doute leur
marque.

100

En la voyant si inquiète, Shane sentit la nécessité de
lui calmer les nerfs.
— Un peu de porto, milady?
Elle acquiesça d'un mouvement de la tête. Quand il
lui offrit la petite flûte de cristal, leurs doigts s'effleurèrent. Comme sous l'effet d'une brûlure, Claire
s'écarta si vivement que quelques gouttes tombèrent
sur le tapis.
— Nom de... Comme je suis maladroite, milord !
Les leçons de Lisbeth commençaient à porter leurs
fruits, songea Shane. Néanmoins, il y avait encore bien
des progrès à faire.
— Cela n'est rien, dit-il en produisant un mouchoir
brodé pour essuyer la main de Claire.
Celle-ci dut se raidir pour éviter de sursauter une
nouvelle fois. Shane gardait sa main entre les siennes
et l'examinait de tout près. Elle rougit plus encore
quand elle vit comment son regard s'abaissait pour
caresser tout son corps.
L'abandonnant soudain, il ouvrit un tiroir de son
secrétaire. Il en sortit un écrin de velours rouge, aux
couleurs un peu passées.
— J'aimerais bien que vous les portiez, déclara-t-il
en le lui tendant.
Après avoir posé son verre sur un guéridon, Claire
ouvrit l'écrin. Il contenait un extraordinaire collier à
quatre rangs de perles qui encadraient un énorme rubis.
Les boucles d'oreilles assorties portaient chacune un
rubis finement taillé, serti dans une parure de perles de
la même eau.
D'abord paralysée d'admiration, elle se contenta de
contempler cette merveille. De nombreux cambriolages dans les châteaux, toujours commis sous les indications de Foxworth, lui avaient donné assez

101

d'expérience pour savoir qu'elle tenait dans les mains
un trésor inestimable. Jamais elle n'avait vu d'aussi
exceptionnelle joaillerie. Muette d'étonnement, elle
n'osait pas y toucher.
Ce fut Shane qui dut se charger de lui mettre le collier. Ses doigts s'attardèrent sur la chair de son cou
quand il assujettit le fermoir, puis sur le lobe de ses
oreilles pour y attacher les boucles.
Tout en se livrant à cette opération si délicate, et si
sensuelle, Shane se demandait quelle impulsion irraisonnée le poussait à confier à cette femme-enfant cette
parure précieuse à plus d'un titre. Depuis le décès de
sa mère, jamais ce bijou n'avait quitté son écrin.
Il prit doucement Claire par les épaules.
— Ce sont des bijoux de famille, lui expliqua-t-il en
baissant la voix, comme s'il accomplissait un rite
sacré. Je ne les ai jamais vus que sur ma mère. Les
Driscoll sont des collectionneurs de joyaux, depuis des
générations. Ceux-ci viennent de Florence. Il s'agit
d'un cadeau que Laurent de Médicis a fait à l'une de
mes aïeules, il y a plus de cent ans.
Interdite, Claire restait sans voix, les joues soudain
pâles. Shane eut un sourire. Comme il avait bien
trouvé sa complice ! Elle ferait tourner la tête de tous
les hommes de la Cour. Le roi lui-même ne pourrait
qu'approuver le choix de son cousin. Et quel corps !
Quelle distinction ! Comment imaginer que ce Tanagra
en robe rose n'appartenait pas à l'aristocratie la plus
raffinée ?
Le regard de Shane s'attarda sur les lèvres de Claire.
Saisi d'une impulsion irrésistible, il l'attira alors contre
lui. Il fallait absolument qu'il lui prenne les lèvres,
qu'il l'épuisé de caresses. Il vit les grands yeux verts
devenir plus transparents encore, puis Claire baissa ses
longs cils, sans esquisser un geste de recul.

102

Elle était consentante...
Mais allait-il se laisser prendre à son propre piège ?
Ils ne s'aimaient pas, rien ne les unissait qu'une sorte
de contrat machiavélique. Jamais, en outre, il ne devait
se départir d'une absolue méfiance. Ce corps angélique
enveloppait l'âme de Forban, la terreur des docks, une
voleuse-née.
Si elle parvenait à s'échapper en cet instant, par
exemple, elle emporterait un trésor inestimable, que
rien ne pourrait jamais remplacer.
Comme si elle lisait dans ses pensées, la jeune fille
palpa les perles qui commençaient à se réchauffer au
contact de sa peau.
— Je pense que vous ne devriez pas...
— On ne vous demande pas de penser, rétorqua
Shane en faisant deux pas en arrière, les poings serrés.
« Qu'il aille au diable, avec ses sautes d'humeur! »
songea Claire. Il la couvrait de bijoux, il lui faisait les
yeux doux, il voulait l'embrasser, et puis il la traitait
comme une pestiférée. Qu'est-ce que ça voulait dire, à
la fin ?
Elle reprit son verre et le vida d'un trait, sans souci
des leçons de Lisbeth. L'alcool dissipa le malaise
qu'elle ressentait et lui rendit tout son courage.
D'accord, elle jouerait le jeu. Après tout, elle avait
connu d'autres dangers, dans les rues de Londres. Se
déguiser en grande dame ne poserait guère de problème, à côté.
— Vous avez prévu une cape? demanda Shane, qui
lui tournait le dos.
:— Lisbeth l'a préparée. Elle attend en bas, dans
l'entrée.
— Eh bien, puisque vous êtes prête, allons-y !
En passant la porte qu'il lui tenait ouverte, Claire
prit soin de ne pas même le frôler.

103

Lisbeth et Humphrey attendaient en effet, chacun un
manteau sur les bras. Quand Lisbeth aperçut les bijoux
que portait Claire, elle eut comme un saisissement.
— Oh, milady !
En drapant la cape sur les épaules de la jeune fille,
elle se pencha à son oreille pour lui murmurer :
— Rappelez-vous : il faut que je sois fière de vous,
comme vous de moi.
Claire s'efforça de sourire, sans grande conviction.
— Milord, milady, permettez-nous de vous souhaiter une agréable soirée, dit Humphrey en s'inclinant.
Comme le lui avait appris Lisbeth, Claire posa la
main sur l'avant-bras de Shane, près du poignet, afin
qu'il la conduise jusqu'à la voiture attelée de deux chevaux, dans la cour d'honneur. Le cocher attendait sur
son haut siège, pendant qu'un valet de pied, à la portière, se tenait prêt à en relever les marches.
Quand on eut franchi le grand portail, Claire s'aperçut qu'une escorte de trois cavaliers armés les attendait. Elle leva les sourcils.
— Les rues de Londres ne sont pas sûres, expliqua
Shane avec ironie. Vous en savez quelque chose,
n'est-ce pas?
Elle ne répondit que par un hochement de tête.
A côté d'elle, dans la pénombre naissante, Shane se
sentait bizarrement ému. Quelle sottise ! Pourquoi restait-il aussi gauche et compassé? A la Cour, il serait
bien contraint de se montrer plus familier, plus entreprenant, avec celle qui passerait pour sa maîtresse. Ses
familiers, et le roi surtout, ne manqueraient pas d'épier
leurs moindres gestes. Il lui fallait donc apprendre lui
aussi à jouer son rôle, s'entraîner à ne pas frémir
comme un gamin chaque fois que leurs mains s'effleuraient. Le meilleur moyen d'échapper à toute émotion

104

était encore de se rappeler qui il était, et ce qu'était
cette fille, si ravissante fût-elle.
Claire Leyton n'était qu'une voleuse, et de la pire
espèce. Il ne lui devait aucun respect, aucun ménagement.
Quel risque inconsidéré il prenait, en lui confiant
cette parure inestimable! Elle n'avait qu'à lui filer
entre les doigts et se perdre dans les ruelles obscures
pour le ridiculiser à jamais. Du coin de l'œil, il vérifia
qu'elle ne mettait pas la main à la portière.
Il n'en était rien.
Les yeux fermés, Claire se laissait bercer par le
brimbalement de la voiture. De toutes ses forces, elle
se persuadait que l'épreuve qu'elle allait subir n'avait
rien de si terrifiant, après tout. Elle connaissait
Richard, lui-même était dans le secret, et avec son heureux caractère il ne s'offusquerait pas de ses bévues, si
jamais elle en commettait.
Mais alors, pourquoi son cœur battait-il aussi fort?
Pourquoi se sentait-elle aussi oppressée ? Pourquoi évitait-elle de frôler le bras de son voisin ? Parviendraitelle à jouer convenablement son rôle de maîtresse
amoureuse ?

105

5.

Au majordome qui les accueillit et les débarrassa
tous deux de leurs manteaux, Claire trouva un visage
bien sévère. Comment allait-il la juger? Elle ne put
répondre à cette question. Le digne personnage, impassible, les conduisit par une longue galerie à un grand
salon, d'où jaillit Richard, plus pétulant que jamais.
Les jambes de Claire faillirent se dérober quand elle
aperçut, mollement allongée sur un sofa, une forme
féminine. La soirée serait donc moins intime
qu'annoncé. Quel était ce témoin inattendu?
— Shane, mon vieux, fais comme chez toi !
s'exclama Richard. Lady Claire, le rose vous va à
ravir. Quand j'ai eu le plaisir de faire votre connaissance, vous étiez vêtue tout autrement, si je me souviens bien !
Il lui baisa la main en riant aux éclats. Claire blêmit.
Quel grossier personnage ! Quel inconscient ! Peut-être
avait-il déjà mis son autre invitée dans la confidence?
— Lady Mildred Cannon a bien voulu se joindre à
nous, indiqua Richard.
Shane s'inclina devant la dame du sofa avec une
certaine raideur.
— Mildred, quelle bonne surprise !

107

— Le temps m'a semblé bien long, Shane... Il y a
deux ans, vous aviez promis de venir me voir dès votre
retour des colonies d'Amérique...
La voix de lady Mildred faisait entendre comme un
ronronnement félin. D'une beauté épanouie et lascive,
elle n'était plus une adolescente, et cela depuis un certain temps, mais son charme atteignait la perfection
dans sa maturité. Sa bouche exprimait une sorte de
cruauté sensuelle. Ses paupières, un peu lourdes,
jouaient sur des yeux à l'expression étonnamment
changeante.
— J'en avais bien l'intention, répondit Shane, qui
semblait se tenir sur ses gardes. Mais d'autres obligations...
— Je vois, dit Mildred en jetant sur Claire un regard
aigu, aussitôt dissimulé sous ses cils.
— Comment se porte votre mari ? reprit Shane.
— Toujours aussi ennuyeux. Quand Richard m'a
invitée à dîner, j'ai sauté sur l'occasion !
— Dites donc, fit Richard sans cérémonie, vous
allez longtemps dialoguer tout seuls ?
— Excusez-moi, dit Shane à sa protégée. Mildred,
puis-je vous présenter lady Claire Leyton.
Claire n'eut droit qu'à un mince sourire de bienvenue.
— Je ne crois pas connaître votre mari, lady Leyton, remarqua Mildred. Vous le cachez?
Malgré l'impertinence du propos, Claire se sentit
soulagée : ainsi, Richard n'avait pas trahi le secret de
la supercherie.
— Je suis célibataire, milady, répondit-elle simplement.
— Comme c'est étrange ! Et vous sortez dans le
monde sans votre dame de compagnie, sans chaperon ?

108

— Lady Claire réside chez moi, précisa Shane d'un
ton sec. Elle est mon invitée.
Un éclair fulgurant passa dans les yeux attentifs de
Mildred, qui s'adoucirent immédiatement, avec une
hypocrisie consommée.
— Une invitée ? Mais vous avez toutes les audaces,
mon cher. Et dites-moi, mademoiselle, où résidez-vous
habituellement — quand vous n'êtes pas l'invitée de
notre bon ami, j'entends?
— Je voyage beaucoup, répondit Claire sans aucune
hésitation. Et quand je rentre en Angleterre, j'habite
mon domaine, dans les environs d'Oxford.
En son for intérieur, Claire eut une pensée émue
pour Foxworth, son maître, qui entraînait ses disciples
à ne jamais se trouver pris de court. « Le mensonge est
la plus efficace des armes, aimait-il à répéter. Qui ne
sait pas mentir s'expose à en pâtir. »
Elle surprit le regard étonné et admiratif de Shane, à
qui elle adressa un sourire plein d'innocence. Richard
lui avait avancé un siège, sur lequel elle prit place avec
une aisance souveraine. En face d'elle, Mildred se
composait un visage de prude, mais sa curiosité hostile
transparaissait dans son regard.
— Si votre famille n'a pas encore jugé bon de vous
trouver un mari, c'est qu'elle est fort riche, je suppose.
— Sans doute, milady. Pour ma part, je ne me préoccupe jamais de ces détails sordides.
Décidément, songea Shane, Claire avait autant de
dons pour les joutes oratoires que pour l'escrime. Elle
venait de marquer un point. Richard dut tousser afin de
dissimuler son hilarité.
— Du porto ou du xérès? demanda-t-il pour faire
diversion.
— Du porto, s'il vous plaît.

109

Un valet vint servir Claire. Elle ne prit qu'une toute
petite gorgée, comme on le lui avait appris, et reposa
son verre sur un guéridon.
Mildred, cependant, revenait à la charge.
— Je m'étonne que vous ayez quitté votre campagne pour vous installer à Londres. Vous savez
qu'une épidémie de peste nous menace?
— La peste menace surtout les gens du peuple,
rétorqua Claire avec un cynisme qui confondit Shane.
Vous devez le savoir, puisque vous aussi êtes à
Londres, milady.
Son sourire se fit suave.
— Mais j'ai d'autres raisons, je dois l'avouer,
ajouta-t-elle. Dès que Shane m'a annoncé son retour
des colonies, j'ai voulu le rejoindre. Ni la peste ni le
choléra ne pourraient m'en séparer.
Shane et Richard restaient muets d'étonnement.
Claire les ignorait superbement, pour ne pas lâcher le
regard de son adversaire.
— Voilà des paroles bien sentimentales, remarqua
Mildred avec ironie. Méfiez-vous de lord Ashton, ma
chère. Quand une femme s'attache à lui trop fortement,
il se sauve aussitôt — parfois même jusqu'au bout du
monde !
Une fois de plus, Mildred découvrait sa garde.
Ainsi, pensa Claire, cette aristocrate provocante aurait
jadis fait fuir le beau Shane? Trop habituée aux
combats pour ne pas profiter de son avantage, elle se
hâta de retourner le couteau dans la plaie.
— Ne vous méprenez pas, milady. C'est Shane qui
m'a suppliée de le rejoindre à Londres. C'est tout juste
s'il ne met pas des factionnaires à ma porte et à ma
fenêtre pour m'empêcher de m'évader loin de lui. En
tout cas, il m'en a menacée.

110

Les deux hommes ne purent s'empêcher de rire. De
son côté, soudain renfrognée, Mildred accusait le coup.
— Mais personne à Londres n'est au courant!
Votre amitié semble bien soudaine, et bien récente !
— Soudaine, sans doute, acquiesça Claire. Ce fut
comme un coup de cœur, ou plutôt un coup de tête...
n'est-ce pas, Shane? Mais il s'agit d'une histoire déjà
ancienne, vous savez !
Justement, Mildred ne « savait » pas, ce qui ne faisait qu'accroître son irritation. La jeunesse, la beauté,
mais aussi l'élégance raffinée de cette jeune inconnue
l'exaspéraient chaque minute un peu plus.
— Déjà ancienne? Est-ce possible?
— Bien sûr. Notre première rencontre date d'il y a
plus de deux ans, avant le départ de Shane en Amérique. J'étais bien jeune à l'époque !
Apparemment impassible, Claire observa avec satisfaction que ses banderilles exacerbaient la fureur de
Mildred. Celle-ci semblait prête à mordre.
— Heureusement, poursuivit-elle avec un charmant
sourire, toutes ses lettres m'ont donné le courage de
l'attendre. Il me racontait ses batailles navales, il me
décrivait les Hurons et les Iroquois, la vie trépidante de
New York.
— Je n'ai pas eu un tel privilège, Shane, remarqua
Mildred avec amertume. Mais dites-moi, comment
vous êtes-vous rencontrés?
— Dans un face-à-face dramatique, répondit
Richard, qui se mordit aussitôt la lèvre, conscient de la
sottise de son intervention.
Depuis le début de la conversation, il s'enchantait
du talent de Claire. Quelle soirée ! Avec elle, on ne
s'ennuyait pas.
La jeune fille ne se laissa pas démonter par ces

111

propos incongrus; elle en sourit, même. Puisqu'on lui
lançait un défi, elle le relèverait ! Les mensonges, les
inventions se confortent mutuellement.
D'un coup d'œil, elle appela pourtant Shane à son
secours. Mais il continua à se taire, l'observant pardessus son verre, comme pour l'obliger à manifester
tous ses talents.
— Tout a commencé par un accident de voitures,
improvisa Claire. Nos carrosses sont entrés en collision.
— Vous n'avez pas été blessée, j'espère? dit Mildred en portant la main à sa bouche pour simuler
l'inquiétude.
— Non, rassurez-vous. Un peu secouée seulement.
Mais lord Ashton s'est évanoui ; il avait pris un coup
sur la tête. J'ai dû l'aider à reprendre connaissance.
— Un coup terrible, confirma Shane en se frottant
le crâne à l'endroit qu'avait atteint la matraque de
Claire, seulement huit jours plus tôt.
— C'est passionnant! Qu'avez-vous fait?
L'imagination de Claire s'échauffait. Souvent, pour
l'endormir, elle racontait à Pug des histoires extraordinaires. Mais ici, dans ce salon, elle participait vraiment à l'action, elle inventait son propre rôle.
— Mon cocher l'a chargé dans ma voiture pour le
conduire jusqu'à mon manoir. Avec l'aide de mes
gens, je l'ai soigné, et je ne l'ai laissé reprendre sa
route qu'une fois bien rétabli, quelques jours plus tard.
Mildred se tourna vers Shane, comme pour en
attendre une confirmation.
— Voilà une rencontre bien romanesque, Shane.
— On n'en voit guère que dans les romans, en effet,
approuva celui-ci. En tout cas, je ne suis pas près de
l'oublier, dit-il en se frottant cette fois l'épaule, d'un
geste que Mildred ne pouvait comprendre.

112

D'excellente humeur, très sûr de lui, il s'approcha
de Claire et posa la main sur son épaule nue, en signe
d'affection, mais aussi de possession.
Le souffle coupé, la jeune fille sentit une chaleur
soudaine envahir tout son corps. Pour se donner une
contenance, elle reprit son verre d'une main qui tremblait un peu.
Shane sourit. Ainsi, cette fille n'était pas insensible
à ses caresses. Poursuivant son avantage, il laissa ses
doigts courir le long du bras mince, qui frissonnait à
son contact. S'ils avaient été seuls, elle l'aurait sans
doute récompensé d'une gifle. Mais la présence de ces
témoins la contraignait à maintenir les apparences et à
faire bonne figure, si urgentes que fussent ses pulsions
homicides.
Claire reposa son verre, multipliant les efforts pour
ne pas causer un scandale. Le maître d'hôtel mit heureusement fin à cette torture délicieuse en venant
annoncer que le dîner était servi.
Richard prit la main de Mildred pour la conduire à la
salle à manger. Alors que Claire posait la sienne sur le
bras de Shane, elle lui murmura en aparté :
— Ne mettez jamais plus vos sales pattes sur moi !
— Je ne fais qu'illustrer votre conte de fées,
milady, lui confia-t-il à voix basse. Pour le rendre vraisemblable, je dois me contraindre à des gestes...
disons, amoureux.
— Tu parles ! répondit-elle avec insolence.
Shane ne tint pas compte de cette incartade. Claire
s'était assez bien dépensée pour mériter une petite
récréation.
— Pour vous plaire, mesdames, mon cuisinier français nous a fait du faisan à l'orange, annonça Richard
en aidant Mildred à s'installer.

113

— Quelle bonne idée, s'enthousiasma Claire, à qui
Shane rendait le même service, c'est un de mes plats
favoris !
Décidément, songea Shane, Lisbeth méritait une
récompense. Que de maîtrise chez son élève !
Avant le faisan, on servit du saumon fumé sur
canapé. Puis vint le gibier, qui s'accompagnait d'une
sauce à l'orange et au miel.
Pendant que les hommes discutaient en riant, Claire
se laissa un moment aller à la rêverie. Si seulement elle
pouvait envoyer chercher Pug sur le port et l'inviter à
cette table trop bien garnie ! Le cher ange se remplirait
la panse, avant de s'endormir comme un bienheureux.
Que devenait-il, sans elle?
Cette absence ne pouvait échapper à Shane, qui lui
faisait face et ne cessait de l'observer. En ce moment,
la jeune fille était de toute évidence ailleurs. A qui
pensait-elle? Sans qu'il voulût le reconnaître, il était
en proie à toutes les affres de la jalousie.
Le sommelier vint offrir du vin ou de l'hydromel,
dont Claire accepta un verre. La liqueur forte et sucrée,
riche en miel, lui sembla néanmoins un peu trop enivrante.
— Vous avez des bijoux magnifiques, ne put
s'empêcher de remarquer Mildred.
Claire sourit avec simplicité en caressant de la main
les quatre rangs de perles.
— C'est un cadeau de lord Ashton, lady Mildred.
Mildred pâlit tandis que Richard s'étranglait,
médusé.
— Ceux de la collection Driscoll ? dit-il en bafouillant.
— Et alors ? lui répondit Shane, un peu plus sèchement qu'il ne l'aurait voulu. Tu trouves qu'ils ne sont
pas bien portés?

114

Richard ne savait plus où se mettre. Ses yeux
allaient de Shane à Claire, pleins d'incompréhension.
— Je voulais dire... Tu les as confiés à...
Pour s'éviter de proférer une nouvelle sottise, il
s'éclaircit la gorge.
— Il y a bien longtemps que ces bijoux ne sont pas
sortis de leur écrin, il me semble, reprit-il en maîtrisant
son émotion.
— Oui, trop longtemps, répondit Shane d'un ton
rêveur.
L'énorme rubis concentrait toutes les lumières, les
perles parfaites brillaient d'un éclat pâle. Mais celle
qui les portait semblait plus lumineuse encore. Ses
cheveux dorés s'enflammaient à la lueur des bougies,
ses yeux s'éclairaient d'une lumière intérieure. Son
corps même, dont la robe rose exaltait la splendeur,
faisait pâlir la lueur nacrée des perles.
A une telle femme, n'importe quel homme non
averti confierait son âme, pensa Shane.
— Nous prendrons le dessert dans le petit salon,
indiqua Richard à la fin de ces agapes.
Tout le monde le suivit. Une servante apporta bientôt le thé tandis qu'une autre présentait des douceurs et
des pâtisseries.
— Je vais servir tout le monde, proposa Mildred
avec un enthousiasme purement mondain. Prenez des
gâteaux, ma chère.
Avant que Shane ait pu intervenir, Claire en avait
avalé trois. Il fallut qu'il fronce le sourcil pour qu'elle
remette le quatrième sur le plateau d'argent.
L'hydromel, boisson traîtresse, avait dû lui monter à
la tête, comprit Claire. Pour faire diversion, elle
demanda à se retirer un instant pour mettre de l'ordre
dans sa toilette. Telle était la métaphore que lui avait
enseignée Lisbeth.

115

— On va vous conduire, lui dit Richard.
Une femme de chambre précéda Claire, qui ne put
s'empêcher d'entendre les propos aigres-doux de Mildred :
— Quelle délicieuse enfant, lord Ashton. Mais
n'est-elle pas un peu... un peu innocente pour un
homme de votre expérience?
Une enfant innocente? Claire serra les dents et
ravala sa colère, serrant de près la domestique.
— Voici la chambre du maître, annonça cette dernière. La salle de toilette est à côté. Voulez-vous que je
vous apporte de l'eau pour vous rafraîchir?
— Cela me ferait plaisir, répondit Claire.
Une fois seule, elle examina la pièce, qui témoignait
d'un grand raffinement. Mais ce qui attira surtout son
attention, ce fut une robe couleur prune, jetée négligemment sur le lit.
Ainsi, cette Mildred n'était pas seulement venue
chez Richard pour dîner. Elle avait parlé de son mari
comme d'un personnage ennuyeux. En folâtrant avec
leur hôte, elle devait sans doute trouver mille compensations à cet ennui.
Sur un guéridon, un éclat jaune attira le regard de
Claire. A côté d'un nécessaire de toilette tout à fait
féminin, une chaîne d'or sortait d'une pochette de
satin...
Comme la servante apportait de l'eau fraîche, Claire
se hâta de prendre place devant une psyché au miroir
ovale, meuble bien incongru dans une chambre de garçon. Puis, dès qu'elle fut seule, elle alla inventorier le
contenu de la pochette.
Au bout de la chaîne d'or, elle ne trouva qu'un
médaillon assez ordinaire. En revanche, l'écrin de satin
recelait de vrais trésors : une broche de diamants et un
collier de saphirs magnifiques.

116

Ainsi donc, elle n'était qu'une enfant? Une enfant
innocente ? Quelle vipère que cette Mildred ! De toute
évidence, cette prétentieuse avait subi les dédains de
Shane, ce qui ne l'empêchait pas d'espérer encore jouir
de ses faveurs. Comment pouvait-on être aussi sotte?
Une fois de plus, Claire se rappela les préceptes de
Foxworth : « Si tu rencontres la fortune, saisis-la, elle
ne repassera pas deux fois. »
La fortune, elle était là, à sa portée. De l'argent promis par Shane, Claire n'en avait encore pas vu la
moindre trace. Inconstant comme il l'était sans doute
— les réflexions de Mildred le confirmaient —, il allait
sans doute mener à bien sa petite supercherie avant de
la chasser ignominieusement, comme il le faisait de ses
vraies maîtresses.
Des précautions s'imposaient.
Négligeant le médaillon et sa chaîne, Claire enfouit
la broche et le collier au fond de la poche de sa robe et
remit la pochette en place. Cela fait, elle se rafraîchit
rapidement le visage avant de regagner le petit salon.
Lady Mildred semblait avoir recouvré sa bonne
humeur, probablement émoustillée par les compliments des deux compères.
— Un peu de porto, milady ? demanda Richard.
— Très volontiers. Merci, répondit Claire.
Toute fière du larcin qu'elle venait de commettre,
Claire vida d'un trait son verre, que le sommelier vint
remplir aussitôt. Oublieuse des leçons de Lisbeth, elle
le vida derechef, sans respirer.
Comme il faisait chaud, tout à coup ! Elle porta la
main à sa joue, qu'elle trouva brûlante. L'effet du faisan à l'orange, sans doute... A travers un brouillard
léger, elle vit que Mildred lui souriait. Claire lui rendit
son sourire, attendrie. Pauvre Mildred! Comme elle

117

F
était à plaindre, elle qui avait donné son cœur à un
véritable forban !
Forban. Avait-elle parlé tout haut? En tout cas, les
visages de ses trois commensaux venaient de se tourner vers elle, avec des expressions variées.
— Je crois qu'il est temps que nous prenions congé,
Richard, dit froidement Shane.
Claire s'ébroua pour recouvrer ses esprits. Son imagination la trompait-elle? Il y avait comme de l'irritation dans cette apostrophe.
Tout le monde se leva, Shane venant au secours de
Claire, qui titubait un peu.
— Merci pour cette excellente soirée, Richard.
— Tout le plaisir est pour moi, répondit celui-ci en
baisant la main de Claire. J'espère que vous viendrez
souvent enchanter ma vieille demeure de votre présence, milady.
— Vous êtes un flatteur, Richard. Mais j'avoue que
je me suis bien amusée. Je reviendrai !
Une femme de chambre vint apporter la cape d'hermine, que Mildred n'avait pas encore vue. Elle eut un
sourire forcé.
— Puisque vous êtes si intime avec Shane, nous
nous reverrons sans doute souvent, déclara-t-elle.
Prête à éclater de rire, Claire la considéra avec une
ironique bienveillance.
— Bien sûr, milady. Votre présence est tellement...
enrichissante !
Sur le perron, Richard vint assister au départ de leur
voiture. Enchantée de la soirée, Claire se laissa aller
sur les coussins.
— Vous m'avez étonné, lui confia Shane d'une
voix chaleureuse. Quelle invention ! Quel naturel dans
le mensonge !

118

— Alors, maintenant vous me traitez de menteuse ?
— Ne vous enflammez pas, milady ! Une comédienne ment toujours sans mentir jamais. Vous êtes
une comédienne, Claire, et j'en suis ravi, sincèrement.
Après un moment de silence, Claire ne put s'empêcher de poser une question qui lui brûlait les lèvres :
— Lady Mildred n'avait pas l'air trop contente de
me voir, comme si elle était jalouse. Auriez-vous été
son amant, dans le temps?
De colère, elle se mordit la lèvre, furieuse d'avoir
posé une question aussi stupide, et aussi indiscrète.
Shane n'eut garde de s'en formaliser. Qui parlait de
jalousie? Celle que venait d'exprimer Claire lui faisait
étrangement plaisir.
— Non, jamais, répondit-il. Mais elle aurait bien
voulu devenir ma maîtresse. Tout le monde sait qu'elle
n'a épousé mon ami lord Cannon, qui est d'ailleurs son
oncle, que pour son titre et pour sa fortune.
— Comme c'est horrible !
— Pas du tout, cela se fait couramment. Si vous
étiez née dans une grande famille, vos parents vous
auraient trouvé un riche mari, pour réunir vos terres et
vos biens.
— Alors, je suis bien contente d'être née chez des
parents misérables, sans titre, sans terres et sans un
sou.
— Quelle sottise ! remarqua Shane.
— Jamais je n'aurais accepté de faire un mariage
d'argent !
— Tout le monde le fait, et les rois même. C'est la
seule façon de garantir le patrimoine.
Surprise par cette révélation, Claire réfléchit profondément.
— Vous êtes à la recherche d'une riche héritière,
vous aussi?

119

— Pas du tout.
— Vous pouvez me dire pourquoi?
— J'ai plus de terres et plus de richesses qu'il ne
m'en faut pour vivre libre. Et surtout, j'ai la passion de
la mer. Jamais je ne m'attacherai à un domaine ni à un
foyer. L'aventure, les voyages, les combats, voilà ma
vraie vie, mes seules joies. Aucune femme n'accepterait de les partager.
— Que de grandeur d'âme !
— Ou que d'égoïsme. Ma seule amante, c'est la
mer. Personne ne me retiendra en Angleterre.
Claire sourit, parce que ces confidences lui rappelaient l'objet de sa mission.
— Pas même le roi? demanda-t-elle.
— Pas même lui. Il voudrait pourtant me jeter dans
les bras d'une belle héritière.
— Et pourquoi ?
— Pour me garder près de lui, attaché à sa Cour.
A présent, Claire comprenait mieux les raisons de la
mascarade dans laquelle elle allait jouer un rôle si
important.
— Si vous parvenez à convaincre le roi que vous
avez trouvé la femme de votre vie, il renoncera à vous
tracasser; il pensera même que le piège qu'il vous destinait s'est déjà refermé sur vous?
— Exactement!
La voiture, toujours sous escorte, s'arrêta dans la
cour d'honneur. Shane en sortit pour offrir sa main à
Claire.
— Vous comprenez pourquoi l'illusion doit être
totale, reprit-il. Si ce subterfuge est découvert, je suis
condamné à la vie de Cour — c'est-à-dire à la prison.
Prison dorée, sans doute, mais prison quand même.
Comme il était fort tard, tout dormait dans la mai-

120

son, à l'exception des valets de l'antichambre et des
gardes. Shane et Claire gravirent l'escalier qui menait
à leurs appartements, entre deux rangs de lanternes. Un
grand feu les attendait dans le salon qui séparait leurs
chambres. Ils s'arrêtèrent devant la cheminée, un peu
embarrassés.
— Je vais vous rendre vos bijoux, dit Claire en portant la main au collier.
Comme elle ne parvenait pas à l'enlever, Shane vint
à son aide. Debout derrière elle, il ôta d'abord les
boucles d'oreilles, puis saisit sur la chair tiède de la
jeune fille la lourde pierre précieuse.
— Le fermoir est sous le rubis, expliqua-t-il en le
faisant jouer.
Claire sentit les perles ruisseler sur sa peau pour
tomber dans la main de Shane.
Au lieu de s'écarter, celui-ci empocha les éléments
de la parure et resta un instant immobile. Il ne pouvait
se détacher du spectacle fascinant qui s'offrait là, tout
près, à ses yeux éblouis.
Le décolleté profond de la robe rose ouvrait sur la
gorge de Claire des perspectives vertigineuses. Ses
épaules nues et frémissantes appelaient la caresse.
Incapable de se contrôler, Shane saisit doucement les
bras nus de la jeune fille pour l'attirer contre lui. Ses
lèvres parcoururent la chair tendre de son cou.
Soumise à la douceur de cette caresse inconnue,
Claire soupira de plaisir. La bouche ardente et fraîche
de Shane descendait le long de son épaule, ses mains
lui prenaient la taille et remontaient sur son buste,
jusqu'à la plénitude de ses seins.
Elle en tressaillit. Jamais elle n'avait ressenti un tel
embrasement, une telle jouissance. Toute volonté annihilée, elle se laissait aller aux pulsions du désir. Comment son corps pouvait-il la trahir ainsi ?

121

I
Quelle honte, quelle défaite... mais aussi quelle
volupté !
Alors qu'elle tentait de s'écarter, d'échapper à cette
étreinte, Shane la fit tourner sur elle-même et lui prit la
bouche avec une sorte de sauvagerie. Devenait-il fou ?
Perdait-il la tête, comme elle perdait tout contrôle de sa
volonté ?
Les bras qui la serraient semblaient devoir la briser,
ses lèvres dévoraient les siennes.
— Sorcière, murmura-t-il contre sa joue. Vous
m'avez envoûté !
La bouche de nouveau prisonnière de celle de son
séducteur, Claire ne put protester. Elle oublia tout, submergée d'une indicible félicité.
Naguère si hostile aux entreprises sensuelles des
hommes, elle voyait tous ses principes s'écrouler. Loin
de leurs ruines, elle se sentait légère, comme perdue
sur un nuage, prête à tous les abandons.
De son côté, Shane continuait à s'enivrer de
caresses, à savourer tous les parfums de cette bouche si
désirable, bien qu'il sût que cette ivresse devait
prendre fin.
A bout de souffle, ils reprirent un moment leurs
esprits. Shane relâcha son étreinte pour saisir entre ses
mains le visage de Claire, dont il baisa légèrement les
paupières, les joues, les lèvres.
— Toute la soirée, je me suis contraint de me souvenir que tout cela n'était qu'un jeu. Mais entre nous,
la comédie a assez duré...
De nouveau, il pressa Claire contre lui, comme pour
lui faire sentir l'urgence de son désir.
— Ce sont peut-être ces bijoux qui ont exercé leur
charme, reprit-il. Il paraît qu'ils sont magiques. En tout
cas, tout a changé entre nous, Claire. En ce moment,
nous ne jouons plus à un jeu stupide...

122

Les paroles moururent sur ses lèvres. En caressant la
douceur soyeuse de la robe rose, sa main venait de rencontrer un objet dur.
— Qu'est-ce que vous cachez?
Soudain dégrisée, Claire émit un épouvantable
juron. Elle aurait voulu s'échapper, mais la poigne de
Shane la maintenait prisonnière. Elle releva le menton,
pour le défier.
— Rien du tout. Cela ne vous regarde pas.
— Tout ce qui vous concerne me regarde. Faites
voir !
— Jamais ! Allez au diable !
Elle se débattait. Sans tenir compte de ses protestations, Shane extirpa de sa poche la broche et le collier
de saphirs.
— Voleuse ! lança-t-il avec rage et incrédulité.
— Et alors? répondit-elle, toutes griffes dehors.
— Mon meilleur ami accepte de vous recevoir, et
vous le cambriolez?
— Ces trucs ne lui appartiennent pas. C'est à Mildred Cannon.
— A Londres, tout le monde le sait. Que pourriezvous en faire?
Claire haussa les épaules.
— Les vendre, bien sûr. Je connais pas mal de receleurs qui les démonteraient pour les vendre.
Ivre de fureur, Shane secoua la jeune fille comme un
prunier. Par quelle aberration avait-il fait confiance à
ce Forban, à ce tire-laine, à ce vide-gousset?
— Je me ruine pour vous habiller décemment, et
vous me récompensez ainsi ! Je vous ai tirée du ruisseau, pauvre sotte! Vous m'appartenez. Et jusqu'au
moment où cette comédie connaîtra son épilogue, vous
devrez vous conduire correctement. A propos de correc-

123

tion, vous allez en recevoir une qui devrait vous
remettre les idées en place !
D'un seul mouvement des mains, Shane arracha la
belle robe rose, qui s'écroula jusqu'à terre, comme la
dépouille d'un oiseau. Puis il déboucla son ceinturon
de cuir.
— Cette leçon, vous ne l'oublierez jamais !
Claire poussa un hurlement strident.

124

5.

Tirée de son sommeil par un hurlement épouvantable, Lisbeth se hâta de secouer Humphrey. Seule lady
Claire avait pu crier de cette façon.
Elle s'enveloppa à la hâte d'une robe de chambre.
Son mari l'imita en maugréant, pour la suivre jusqu'à
l'appartement du maître.
— Dieu du ciel, on n'entre pas ainsi chez lord Ashton en pleine nuit ! protesta Humphrey au moment où
sa femme pénétrait sans hésitation dans le sanctuaire.
La chambre principale était déserte. Dans le salon
attenant, en revanche, un spectacle extraordinaire les
attendait. Tous deux poussèrent ensemble une exclamation de surprise.
En chemise et en jupons, Claire s'était accroupie
dans un coin de la pièce. Sa belle robe rose gisait sur le
sol. Quant à lord Ashton, il faisait tournoyer au-dessus
de sa tête une ceinture de cuir.
— Je ne vous ai pas sonnés, cria-t-il, un peu
décontenancé. Retournez au lit, tous les deux !
Sans tenir compte de cette injonction, Lisbeth se
précipita pour s'interposer, les mains sur ses larges
hanches.

125

— Cette attitude n'est pas digne de vous, milord.
Un gentleman ne frappe jamais une dame.
— Une dame? Laissez-moi rire, Lisbeth. Cette
garce vient de commettre un vol chez mon meilleur
ami.
— Est-ce possible, milady ? demanda Lisbeth en se
tournant vers Claire.
— Oui, c'est vrai.
Claire évitait le regard de la gouvernante, qui lui
avait témoigné tant d'affection et qu'elle aimait bien.
En ce moment, elle souffrait davantage de décevoir la
bonne femme que le tout-puissant Shane.
— Ce ne sont que des babioles, ajouta-t-elle pour
s'excuser. Et la dame en question n'est qu'une vilaine,
une moins-que-rien.
— Non mais vous l'entendez? s'écria Shane dont la
colère redoublait en présence de témoins. Elle a dérobé
les bijoux les plus précieux de lady Mildred Cannon, et
elle se trouve des excuses ! Il faut que je lui apprenne à
se tenir dans le monde...
Alors qu'il tentait de contourner l'obstacle, Lisbeth
resta ferme sur ses positions.
— Qu'importe ce qu'elle a fait. Vous n'avez pas le
droit de la frapper, milord !
Sans tenir compte de la fureur de son maître, Lisbeth
prit Claire dans ses bras et l'accompagna dans sa
chambre, dont elle ferma vigoureusement la porte.
Ecumant presque de rage, Shane se précipita,
comme s'il avait l'intention de défoncer la porte. C'est
alors que Humphrey s'interposa à son tour, avec une
agilité surprenante pour un homme de son âge.
— Que Votre Seigneurie me pardonne, dit-il d'une
voix essoufflée, je crois que Lisbeth n'a pas tort. Vous
devez employer d'autres moyens pour faire la morale à
cette enfant.

126

Tous deux s'affrontèrent du regard. Les yeux du
vieux serviteur ne cillèrent pas.
— De la morale ! Vous plaisantez, Humphrey !
Cette fille des rues n'a aucune notion du bien et du
mal. Laissez-moi passer. Vous êtes trop vieux pour
qu'on vous frappe.
— C'est ce qui fait ma force, milord. Laissez-la
tranquille. Elle a eu assez peur pour l'instant; cela
devrait lui donner matière à réflexion.
Contraint d'abandonner la partie, écœuré de cette
défaite domestique, Shane se mit à faire les cent pas
dans le salon, se frappant la paume avec sa ceinture de
cuir. Si seulement il pouvait trouver un adversaire à sa
mesure, se battre pour de vrai !
Conscient de sa défaite, il s'appuya au manteau de la
cheminée.
— Cette femme me tuera, Humphrey ! soupira-t-il
en se passant la main dans les cheveux.
Le vieil homme se rasséréna. La colère de son
maître s'estompait. Il quitta son poste de garde avec un
certain soulagement et se rapprocha.
— Elles sont toutes ainsi, milord. Dieu n'a créé la
femme que pour la punition de l'homme, c'est bien
connu.
Shane leva les yeux au ciel. Fallait-il ouvrir un débat
théologique? Il y renonça aussitôt.
— Mais celle-ci ne ressemble à aucune autre, Humphrey. Sous l'apparence d'un ange, elle cache une âme
de démon.
Humphrey eut le sourire protecteur d'un homme qui
sait tout de la vie.
— Toute femme a dans son cœur un démon qui
sommeille, milord. Savez-vous que ma tendre Lisbeth
se plaisait à me briser le cœur, du temps de sa jeunesse ?

127

Elle a failli me rendre fou de jalousie ! Et quel caractère !
Ces confidences, les premières de Humphrey,
avaient quelque chose de surprenant.
— Mais c'est tout différent, Humphrey, remarqua
Shane. Lisbeth et vous, vous vous aimez depuis toujours. Cette fille me déteste tandis que je ne ressens
pour elle que de la colère...
Derrière le dos de son maître, Humphrey souleva un
sourcil sceptique, puis alla remplir un verre de whisky.
Shane le vida d'un trait.
— Un autre, Votre Seigneurie?
— Volontiers, et prenez-en aussi, Humphrey, je
vous fais veiller bien tard.
Flatté d'un tel honneur, exceptionnel dans la carrière
d ' u n serviteur, le m a j o r d o m e obtempéra avec
componction. Ils restèrent un moment silencieux,
s'observant par-dessus leurs verres, telles deux victimes du sexe qu'on dit faible.
— Soyez honnête, Humphrey..., reprit Shane.
Avez-vous été quelquefois tenté de donner le fouet à
Lisbeth ?
Une question aussi incongrue méritait bien une
réponse un peu inexacte.
— Très souvent, milord. Mais on ne fait pas toujours ce que l'on veut, dans la vie.
— Et comment passiez-vous votre colère ?
— Je n'en connais aucune qu'une promenade dans
le parc n'ait apaisée, milord.
— Et si cela ne suffit pas ?
— Je me charge d'une corvée fastidieuse, par
exemple je frotte toute l'argenterie. Evidemment,
ajouta le digne Humphrey après un moment de
réflexion, ce genre de dérivatif n'est pas à la portée

128

d'un homme de qualité. D'ailleurs le moment des
réconciliations donne bien des satisfactions, si j'ai
bonne mémoire.
— C'est aussi simple que cela?
— Quand on est marié, on en prend l'habitude.
Bien sûr, pour un célibataire, c'est plus difficile.
Lorsque je courtisais Lisbeth, j'ai failli plusieurs fois
me jeter dans la Tamise pour éteindre ma passion.
— En effet, Humphrey, je ressens comme une brûlure... une brûlure de colère, naturellement.
— J'avais bien compris, acquiesça Humphrey, qui
s'éclaircit la gorge avant d'ajouter : Lisbeth m'a expliqué le... la trame de votre comédie, milord.
Shane lui lança un bref coup d'œil.
— Comme je l'avais autorisée à vous mettre dans la
confidence, je n'ai pas cru devoir le faire moi-même,
Humphrey.
— Elle m'a encore dit autre chose, à propos de lady
Claire...
Comme Humphrey cherchait à l'évidence ses mots,
Shane lui fit signe de poursuivre.
— Ma femme a vu des marques sur les reins de la
jeune fille. Il semble qu'elle ait déjà été fouettée.
Une vague de consternation envahit le cœur de
Shane. Ces cicatrices, il les avait aperçues, lui aussi. Et
puis, il les avait oubliées. Comment pouvait-il être
assez barbare pour la menacer d'un pareil châtiment?
Le cri perçant qu'elle avait poussé tout à l'heure aurait
dû lui rappeler ces affreuses flétrissures. Menacer une
femme ! Quelle honte, quelle déchéance pour un gentilhomme !
— D'après le peu que Lisbeth a pu en apprendre,
reprit Humphrey, lady Claire n'est devenue une...
vagabonde dès son enfance que pour échapper à des
129

sévices infligés par son beau-père. Depuis lors, elle ne
fait confiance à aucun homme. Le... l'incident de ce
soir semble prouver que vous ne lui faites pas
confiance non plus. Je ne sais si je puis me permettre
de donner un conseil à Votre Seigneurie...
— Allez-y sans crainte, Humphrey.
— Voici. Si vous avez l'intention de jouer un tour
de votre façon à Sa Majesté le roi Charles, il me
semble... nécessaire que votre... complice et vousmême jouissiez d'une confiance mutuelle, milord.
Shane approuva d'un lent mouvement de la tête. Les
yeux perdus dans les flammes dansantes du foyer, il
était troublé.
— Puis-je souhaiter à Votre Seigneurie une bonne
nuit?
— Bonne nuit, Humphrey, et merci du conseil. Sans
votre intervention, à Lisbeth et à vous, j'allais
commettre une faute que j'aurais regrettée toute ma
vie.
Humphrey se retira, laissant son maître à ses
réflexions.
Tôt le matin, Claire mit l'oreille à la porte du petit
salon. Tout était silencieux.
A la seule idée d'affronter de nouveau la fureur de
Shane, elle se sentait frissonner. Mais pour des raisons
confuses, elle refusait de s'enfuir en catimini. Elle
avait commis une faute, elle en assumerait les conséquences.
Elle entrouvrit la porte. La pièce désertée n'était
plus éclairée que par les braises rougeoyantes du feu
qui s'éteignait. On avait emporté la belle robe rose
déchirée la veille par Shane, et nulle trace de l'algarade
ne subsistait.

130

A cette heure matinale, Claire savait que le maître
des lieux était déjà descendu dans la bibliothèque,
comme il le faisait chaque jour. Elle prit une profonde
inspiration et traversa vivement sa grande chambre.
Comme elle descendait l'escalier, quelques secondes
plus tard, elle espéra, pour diverses raisons, n'être vue
de personne.
Le cœur battant, Claire attendit un moment devant la
porte avant d'oser l'ouvrir, ce qu'elle fit sans bruit.
Comme une voleuse, songea-t-elle.
Shane, debout à une fenêtre, les mains croisées derrière le dos, contemplait le parc, méditatif. Instinctivement averti d'une présence, il se retourna, les sourcils
froncés.
Il sursauta à son aspect. Lady Claire semblait s'être
déguisée en Forban. Elle portait la culotte de garçon
toute déchirée et la chemise de marin qu'elle avait dû
abandonner le lendemain de son entrée dans cette
demeure princière. Ses chaussures éculées avaient disparu, ainsi que son ample casquette. Bizarrement, elle
portait aux pieds des escarpins de cuir fin. Quant à sa
chevelure, elle ruisselait en toute liberté jusqu'à ses
reins en flots dorés.
Avant que Shane ne soit revenu de sa surprise,
Claire se hâta de débiter la longue phrase qu'elle avait
passé toute la nuit à préparer :
— Milord, je regrette ma mauvaise conduite et je
sais que je vous ai déçu mais ce qui est fait ne peut être
défait et je m'en vais avant de commettre d'autres sottises.
Elle prononça les derniers mots dans un souffle, à
bout de respiration.
Pour toute réponse, Shane se contenta d'abord de
contempler en silence cette étrange créature. Son

131

visage, ses cheveux, ses pieds adorables étaient ceux
d'un ange, son accoutrement celui d'un démon.
— Alors, vous refusez de j o u e r votre r ô l e ?
demanda-t-il enfin.
Claire haussa les épaules.
— Il ne manque pas de femmes à Londres qui
seraient enchantées de jouer la comédie avec vous.
— Sauf qu'on m'attend à Hampton Court dans
quelques jours. Je n'ai pas le temps de former une
autre... actrice.
— J'en suis désolée, vraiment désolée, milord.
Mais vous devez admettre que nous ne sommes pas
faits pour travailler l'un avec l'autre.
— Je veux poursuivre l'expérience, insista Shane.
— C'est impossible. Rappelez-vous quelle a été
votre réaction à... l'imprudence que j'ai commise hier.
— Une imprudence ! Vous avez de ces mots...
Shane prit sur lui de se taire, tout près qu'il était de
laisser de nouveau exploser sa colère.
— Vous voyez, lui dit Claire. Il suffit que j'en parle
pour que vous ayez envie de me fouetter.
— Dérober les bijoux irremplaçables d'une vraie
lady, ce n'est pas seulement une « imprudence »,
comprenez-vous cela?
— Des bijoux comme ça, j'en ai volé bien d'autres !
rétorqua-t-elle comme pour le défier.
Une nouvelle fois, Shane s'efforça de ne pas éclater.
— Je n'en doute pas un instant. Ne revenons pas sur
vos incartades, même les plus récentes. Sachez que je
suis toujours le maître chez moi, et que j'ai décidé de
tirer un trait sur votre passé. Je vous pardonne.
Prise au dépourvu, Claire resta muette. Shane en
profita pour poursuivre son avantage.
— Je ne veux pas que Lisbeth ait perdu son temps

132

en vous apprenant les bonnes manières et votre garderobe me coûte une fortune. Vous seule pouvez la porter. Je vous intime donc l'ordre d'aller jusqu'au bout
de votre punition. Vous m'accompagnerez à Hampton
Court.
Une formidable joie envahit Claire. Shane ne pouvait donc se passer d'elle, puisqu'il renonçait à la
punir, malgré sa fureur.
Shane aperçut sur ses lèvres l'esquisse d'un sourire
et résolut de la remettre à sa place sans tarder.
— A une seule condition, ajouta-t-il.
Claire fronça les sourcils, inquiète et intriguée.
— Il faut rendre ses bijoux à Mildred avec le plus
de discrétion possible. Je veux qu'elle ne se doute de
rien.
— Les rendre?
— Vous n'imaginez pas que je vais devenir votre
complice ?
Claire haussa les épaules.
— D'accord, je vais tâcher de les rapporter.
— Le plus tôt sera le mieux, mais comment allezvous vous y prendre?
Ils furent interrompus par Humphrey, qui s'inclina
sans manifester la moindre surprise en apercevant
l'accoutrement de Claire.
— Le petit déjeuner est servi, milord.
— Laissez à lady Claire le temps de se changer, dit
Shane comme si rien d'important ne venait de se passer.
La jeune fille sortit sur les pas de Humphrey, le cerveau en ébullition. Comment restituer son larcin sans
causer de scandale ?

133

Quand elle entra dans la salle à manger, vêtue de
façon plus décente, Shane se leva cérémonieusement
pour lui avancer un siège.
— Cette robe vous sied à ravir, observa-t-il.
Claire sourit, fort satisfaite d'elle-même. Elle adorait
cette robe du matin, toute blanche, assez décolletée,
avec de larges manches. Les volants de la jupe descendaient en cascade, soulignés par des rubans de soie.
Pour ne pas faire attendre Shane, elle avait laissé
flotter ses longs cheveux dorés, se contentant de les
séparer par le milieu et de les retenir avec deux grands
peignes de nacre. L'effet produit était saisissant.
— Bonjour, milord. Bonjour, milady.
Suivie de deux femmes de chambre, Lisbeth entreprit de servir le petit déjeuner selon les rites établis,
impassible et souriante comme à l'acccoutumée.
Quand elles se furent retirées, Shane revint à ses
préoccupations.
— Eh bien, Claire, avez-vous trouvé une solution?
— Dans le temps, quand j'étais libre, expliquat-elle en garnissant généreusement un petit pain de
confiture, j'allais souvent observer les beaux messieurs
et les belles dames qui se pavanent dans le parc de
Saint-James, en voiture découverte. Si vous pouviez
organiser une telle promenade avec Richard et Mildred, cela ferait l'affaire.
Shane lui lança un coup d'œil intrigué.
— Cela vous suffirait?
— Oui.
— Vous avez décidé de tout avouer à lady Mildred
Cannon et de lui demander pardon? demanda Shane
sans trop y croire.
— Vous la connaissez mieux que moi, milord,
répondit Claire en soutenant son regard. Pensez-vous

134

qu'une telle femme soit capable de pardonner et
d'oublier?
— Non. Elle s'empresserait de publier vos exploits,
pour nous tourner tous deux en ridicule.
— Je me le disais aussi.
— Alors, comment allez-vous vous y prendre?
— Faites-moi confiance, milord, dit Claire avec un
sourire mystérieux.
Sous un ciel tout bleu, sans nuages, à l'ombre des
frondaisons, Claire se sentait bien au côté de Shane.
Pour la mettre à l'abri de l'air frais du printemps, Lisbeth l'avait obligée à porter un châle et un mignon
bonnet, tous deux d'une blancheur immaculée.
La calèche de Shane, d'un luxe princier, attirait les
regards les plus blasés. Blanche et dorée, elle était tirée
par deux chevaux, tout blancs eux aussi. Le cocher
portait la livrée des Ashton, bleu et jaune.
Richard les attendait chez lui, avec Mildred. Claire
reconnut sur elle la robe couleur prune qui, la veille,
s'étalait si négligemment sur le lit. Avec un châle de la
même couleur, la jeune femme portait un chapeau à
plumes multicolores, de la dernière mode. A sa gorge
brillait le médaillon naguère méprisé par Claire. En le
voyant en plein jour, celle-ci se trouva confortée dans
son choix : il était vraiment de très mauvais goût.
— Quelle belle journée ! s'écria Richard en accueillant Shane qui avait mis pied à terre. Idéale pour une
promenade dans le parc !
— Remercie plutôt Claire : c'est elle qui m'en a
donné l'idée. Après le festin d'hier soir, nous te devons
d'ailleurs bien cela.
Richard aida Mildred à prendre place au côté de

135

Claire, puis rejoignit Shane sur le siège qui leur faisait
vis-à-vis. La calèche prit le chemin du parc, escortée
de deux cavaliers en livrée.
Muette de satisfaction, Claire faisait une expérience
nouvelle — après tant d'autres. Elle n'avait jamais vu
Londres que les pieds dans la boue, à ras de terre. Dans
cette voiture magnifique, tout semblait différent, plus
propre et plus beau.
— Quel regard, ma chère ! observa finement Mildred. On dirait que vous n'avez jamais vu Londres !
Claire sortit de sa contemplation pour faire face à
l'arrogante lady.
— C'est vrai, approuva-t-elle. Je vois toujours
Londres d'un œil nouveau.
Mildred fit la moue.
— A Londres, on ne voit que de la canaille qui
patauge dans la boue. Parlez-moi plutôt de Versailles,
ou de Venise !
— Lord Cannon devrait vous emmener sur le
continent, remarqua Richard.
— Pensez-vous, répondit Mildred, insensible à cette
inconsciente goujaterie. Mon époux ne quitte pas le
roi. Il s'apprête d'ailleurs à le rejoindre à Hampton
Court.
— Serez-vous du voyage? demanda Shane.
— Je trouverai bien un moyen. Mon vieux mari
voudrait que je parte à la campagne, pour me punir de
je ne sais quel petit scandale que j'aurais commis dans
une réception, aux dépens de l'invité d'honneur. Je
suis partie avant lui. Comment pouvais-je savoir qu'il
s'en apercevrait?
— Et quel était cet invité d'honneur?
— Le roi, naturellement, avoua Mildred en jetant à
ses trois compagnons le regard suppliant d'une innocente victime en quête de sauveteurs.

136

— Vous avez bravé l'étiquette en quittant vos hôtes
avant le roi ? demanda Shane, stupéfait.
— Oui... Un homme jeune et bien fait m'a détournée de mon devoir, comme on dit. Il n'y a pas de mal à
ça !
Mildred rit avec un cynisme joyeux, en femme qui
s'estime au-dessus des conventions.
Richard se renfrogna. Cette femme lui procurait des
plaisirs faciles, elle avait de l'esprit et ne manquait pas
d'expérience dans les jeux de l'amour. Mais si charmante fût-elle, sa compagnie pouvait se trouver assez
vite embarrassante. Rancunier, le roi l'était, toute la
Cour le savait. Se montrer en public avec une personne
aussi impulsive et irréfléchie, c'était risquer les foudres
du monarque. On ne perd pas l'estime d'un souverain
pour une femme volage et imprévisible. La confidence
qu'elle venait de faire avec tant de simplicité condamnait donc leur liaison.
Richard se frappa la tête, comme pour combattre
une soudaine crise d'amnésie, attirant ainsi tous les
regards.
— Mais j'oublie tout, décidément ! s'écria-t-il. J'ai
rendez-vous au chantier naval dans une heure. Shane,
vois-tu un inconvénient à ce que nous écourtions cette
charmante promenade?
— Non, bien sûr. Plus vite les travaux seront terminés, plus vite nous pourrons reprendre la mer. Peter!
cria-t-il au cocher. Nous faisons demi-tour !
— Mais comment vais-je occuper mon après-midi ?
demanda Mildred d'une voix plaintive.
— Tout ce que vous voudrez, ma chère, mais sans
moi, lui répondit Richard.
— Et ce soir?
— Vous devriez rejoindre votre mari. Je suis sûr
que vous lui manquez.

137

Lady Cannon pinça les lèvres. Richard l'éconduisait
comme une fille des rues, et devant témoins !
Shane, de son côté, avait peine à dissimuler son
mécontentement. C'est en vain qu'il s'était prêté, sur le
conseil de Claire, à cette excursion. Elle n'avait pas
encore trouvé l'occasion de restituer à Mildred les
bijoux volés.
La voiture s'arrêta devant la demeure de Richard.
Celui-ci sauta prestement de la calèche pour aider son
amie à descendre. Au moment où elle mettait pied à
terre, un objet brillant tomba de la poche de sa robe.
Richard se baissa pour le ramasser, aussi étonné
qu'elle-même.
— Mais c'est votre broche de diamants ! s'exclamat-il. Quand je pense que vous avez accusé mes serviteurs de vous avoir volée !
— Eh bien...
Mildred fouilla dans sa poche et en sortit le collier
de saphirs. Les yeux de Richard étincelaient de colère.
— J'ai dû les mettre dans cette robe sans y réfléchir, balbutia-t-elle. J'avais oublié... D'habitude, je les
range dans mon réticule de satin. C'est votre faute,
Richard ! Vous étiez si empressé, si ardent hier aprèsmidi, que vous m'avez fait perdre la tête, c'est la seule
explication.
— A propos d'explication, vous allez en donner à
mes gens, gronda Richard. Je vais les réunir, pour que
vous leur présentiez vos excuses. Vous avez osé mettre
en doute leur honnêteté, c'est intolérable !
— Moi, présenter des excuses à des domestiques?
Vous n'y pensez pas, Richard!
— Si vous persistez dans votre refus, reprit
Richard, qui ne doutait pas de la réponse, vous ne mettrez plus les pieds chez moi !

138

— Quelle mouche vous pique? Vous plaisantez,
mon cher !
— Je ne plaisante jamais avec l'honneur, madame.
Il se tourna vers Claire et Shane, qui assistaient en
témoins muets à cette algarade.
— Excusez-moi, mes amis, tout cela est indigne de
vous. Merci pour la promenade, et à bientôt !
La calèche reprit sa route. Shane jeta à Claire un
regard pénétrant. Elle y répondit par un léger sourire,
qui n'exprimait que l'innocence la plus naïve.
Ainsi donc, Claire avait accompli sa mission tout en
tirant vengeance de l'arrogante Mildred. Shane aurait
dû se sentir soulagé. Au lieu de cela, une sourde
inquiétude le taraudait. Etait-il prudent d'introduire
dans le sanctuaire de Hampton Court, où se trouvaient
réunis les plus beaux bijoux du royaume, une voleuse
aux doigts aussi habiles?

139

10.

Alors que Shane abandonnait son manteau à Humphrey, dans le vaste hall, Lisbeth se précipita à sa
rencontre.
— Mme Bevens vient d'effectuer sa dernière
livraison, milord. Elle a fait un travail vraiment
magnifique. Quand vous verrez la robe de bal en
satin cramoisi, vous...
— Je dirai que vous savez bien choisir les couturières, ma chère Lisbeth, c'est tout. Suivez-moi dans
la bibliothèque, je vais vous donner de quoi solder le
compte de cette dame, et qu'on n'en parle plus.
Lisbeth remarqua que son maître semblait fort préoccupé. Il faut dire que depuis le matin, toute la maison était sens dessus dessous. Valets, femmes de
chambre et servantes couraient de tous les côtés,
transportant de lourdes malles, des colifichets, des
sacs au contenu mystérieux. Dans la cour d'honneur,
un officier vociférait en passant en revue la garde
personnelle de lord Ashton, composée des meilleurs
éléments de son équipage. Artificiers, bretteurs rompus à tous les combats, ils étaient tous revenus avec
lui d'Amérique à bord du Forban. Le voyage à
Hampton Court était la récompense de leurs exploits.

141

Shane fronçait le sourcil, comme dérangé par
toute cette agitation. Respectant son silence, Lisbeth
le regardait de côté, quelque peu déconcertée.
— Et lady Claire? s'enquit-il enfin. Est-elle
prête ?
— Oui, Votre Seigneurie, mais...
— Quoi encore?
— Elle me semble un peu déprimée, milord.
Depuis son lever, elle n'est pas sortie de sa chambre.
— Déprimée, vraiment? Et pourquoi? Moi seul
ici ai quelques raisons de me sentir nerveux. Quand
je pense que je vais introduire une professionnelle du
cambriolage et du vol à la tire dans l'intimité du roi,
comme un loup dans une bergerie, j ' e n frémis
d'appréhension !
— Voyons, milord, Claire n'oserait jamais se
conduire ainsi à Hampton Court !
— Vraiment? Vous croyez la connaître assez
pour vous en porter garante ? Je sais de quoi je parle,
Lisbeth !
— Elle peut sans doute se montrer imprudente,
mais elle a un cœur d'or, s'entêta Lisbeth.
— Ne parlez pas d'or à propos de Claire. Je crois
qu'elle serait capable de dérober les bijoux de la
Couronne et le trésor de Westminster !
Sans que Shane s'en aperçût, Lisbeth haussa les
épaules en levant les yeux au ciel. 11 ne l'avait pas
convaincue.
— Vous devriez aller la voir, milord. Lady Claire
est si pâle ! Il serait regrettable qu'elle tombe malade
en arrivant à Hampton Court.
— D'accord, Lisbeth, vous avez toujours raison,
j ' y vais. Mais sachez-le : même s'il faut la traîner sur
une civière, elle jouera son rôle à mes côtés. Ce qui
est dit est dit !

142

Shane gravit deux par deux, comme il le faisait
toujours, les marches du grand escalier, sous l'œil
maternel de la gouvernante.
Dans le petit salon, Claire s'alanguissait sur un
sofa, devant la cheminée.
— Alors, il paraît que vous avez vos vapeurs ? lui
demanda Shane sans ménagement.
— Rassurez-vous, ce n'est rien, milord.
— Tant mieux. Vous allez avoir besoin de toutes
vos forces et de tout votre dynamisme dans quelques
heures.
— Lisbeth m ' a dit qu'elle n'accompagnait pas
Humphrey à Hampton Court, déclara Claire, qui
jouait rêveusement avec les rubans ornant sa robe. Il
vous accompagne, mais elle doit rester à Londres.
— En effet. C'est elle qui régente ma maison
quand je suis absent. J'ai besoin d'elle ici.
— Vous ne croyez pas...
Claire se tut, les yeux dans le vague, pensive.
— Quoi donc?
— Vous ne croyez pas qu'une dame de ma qualité
ne devrait jamais se déplacer sans sa femme de
chambre ?
Shane fronça les sourcils.
— A Hampton Court, des douzaines de servantes
sont au service des dames invitées par le roi. Vous
n'aurez pas à vous plaindre d'elles.
— Mais il y a bien des femmes qui emmènent leur
personnel avec elles?
— Sans doute, mais...
— Puisque H u m p h r e y a la c h a n c e de vous
accompagner, ne pensez-vous pas que Lisbeth serait
contente de jouir du même privilège?
— Vous me semblez bien sensible aux états
d'âme de ma gouvernante !

143

— Non, milord, je veux dire... oui, milord.
Décidément, cette jeune aventurière faisait tout
pour l'exaspérer! songea Shane.
— C'est pour votre confort à vous que vous souhaitez sa présence, avouez-le !
— Oui, c'est vrai. J'ai tellement peur, peur de
commettre des maladresses, de m'empêtrer dans mes
mensonges. Lisbeth pourrait me guider, me conseiller, me prévenir... J'ai besoin d'elle pour me tranquilliser, conclut Claire dans un souffle.
Shane se mit à arpenter la pièce. La tranquillité...
Jamais cette fille des rues ne l'avait connue, bien sûr,
et elle savait se défendre. Mais la perspective de
pénétrer dans un monde étrange et inconnu faisait
naître en elle une panique d'une autre nature.
— Eh bien, vous avez gagné, annonça-t-il enfin,
comme à contrecœur. Lisbeth vous accompagnera. Je
vais lui dire de se préparer sans délai, il ne faudrait
pas que vos caprices nous retardent.
— Oh ! merci, Shane !
Les joues de Claire s'empourprèrent.
— Je voulais dire : merci, milord, reprit-elle.
— A Hampton Court, en présence du roi, vous
m'appellerez Shane, naturellement. Ne l'oubliez
pas : nous sommes amants depuis plus de deux ans.
Je suis votre Roméo et vous êtes ma Juliette !
Elle le vit tourner le dos et partir à grands pas.
Quel couple bizarre ils allaient former ! Roméo et
Juliette ? Certainement pas ! Chien et chat, plutôt.
Elle avait cru lui plaire en faisant la démonstration
de ses talents de pickpocket avec Mildred. Mais,
hélas, cette habileté si prisée par Foxworth n'avait
fait que l'écarter d'elle.
Néanmoins, elle venait de remporter une victoire

144

sur son geôlier. Pour la célébrer, Claire esquissa
quelques pas de danse autour de la pièce. Que lui
importait l'estime de ce Driscoll ? A Hampton Court,
elle ne serait pas condamnée à la solitude : elle aurait
avec elle Lisbeth. Lisbeth qui seule au monde la
comprenait, la chérissait, excusait toutes ses erreurs.
— Quelle expédition ! s'écria Claire en passant la
tête par la fenêtre du carrosse.
Shane sourit devant son étonnement. Ils voyageaient en effet en véritable convoi. Le cortège ne
comprenait pas moins de six voitures, escortées de
cavaliers armés qui devaient par leur seule présence
décourager les entreprises des bandits de grands chemins. La première voiture transportait leurs officiers
tandis que Lisbeth et Humphrey se prélassaient dans
la deuxième, devant le carrosse armorié de Shane.
Les trois dernières étaient chargées des malles et des
coffres qui contenaient tout ce dont un grand seigneur peut avoir besoin quand il rend visite à son roi.
Avant le coucher du soleil, on fit étape dans une
vaste auberge. Claire fut heureuse de se retrouver
pour la première fois depuis des semaines au contact
des gens du peuple, dans la grande salle, fort animée
à cette heure.
Maintenant, elle vivait dans un autre monde; elle
ne mangeait que des mets délicats, elle dormait sous
un édredon de plume. Lorsque cette aventure prendrait fin, se promit-elle, et qu'elle aurait reçu tout
son or, elle viendrait souvent dans des auberges de
cette sorte, pour en savourer le confort. Peut-être,
pourquoi pas, aurait-elle une maison? Et peut-être
pourrait-elle voyager au loin, à sa guise ?

145

La voix de Shane tira Claire de sa rêverie :
— Nous dînerons à part. Je ne voudrais pas que
vous rencontriez dans cette populace quelqu'une de
de vos anciennes... relations, qui nous causerait de
l'embarras.
— Je ne connais personne ici, je vous assure.
— Oui, mais la soirée ne fait que commencer. Je
me soucie peu d'affronter en plein dîner un tire-laine
ou un coupe-gorge de vos amis.
Claire ne répondit rien. Lisbeth et Humphrey dîneraient dans leur chambre, les officiers dans la salle
commune. Quant aux membres de la garde, ils
s'apprêtaient à bivouaquer autour des voitures.
Précédés de l'aubergiste et de sa femme, Claire et
Shane furent conduits à l'étage, où un bon feu et une
table bien mise les attendaient. Une jeune servante
disposait sur la table tous les éléments d'un festin
campagnard.
— Un peu de vin, milady?
Claire fit un signe d'assentiment.
— Et vous, milord?
— J'aime prendre des risques, répondit Shane le
plus sérieusement du monde.
La jeune fille aux joues rondes le servit en gloussant, puis se retira en faisant la révérence.
— J'apporte les desserts tout à l'heure, milord.
Shane avança le siège de Claire et prit place en
face d'elle.
— Vous supportez bien les voyages, observa-t-il
pour meubler la conversation.
— En voiture, c'est facile. J'ai fait de bien plus
longues étapes à pied, répondit-elle.
— La vie ne vous a pas été facile, Claire.
— Comme à la plupart des gens, milord.

146

— Et si vous me parliez de votre jeunesse ?
— C'est un sujet trop triste. Parlez-moi plutôt de
la vôtre.
Sous l'influence du vin et de la bonne chère,
Shane se laissait aller à l'euphorie. Il détestait les
longs trajets en voiture, le confinement du carrosse.
Dans cette pièce rustique, en revanche, il pouvait
étendre ses longues jambes, se sentir à l'aise.
— J ' a i été é l e v é avec C h a r l e s et J a m e s ,
commença-t-il.
Abasourdie, Claire sursauta alors qu'elle buvait.
Ainsi que le lui avait appris Lisbeth, elle s'empressa
de s'essuyer les lèvres.
— Le roi et le duc d ' Y o r k ?
— Nous sommes de la même famille. Ma mère
était la cousine germaine de leur père. Bien sûr, les
Driscoll sont d'origine irlandaise, mais mon père et
ma mère s'aimaient tellement que leur amour a dissipé les préjugés et brisé les barrières nationales.
— Alors, vous avez passé votre enfance avec les
princes? C'est extraordinaire!
— Les enfants sont partout les mêmes... Ainsi,
nous ne pensions qu'à jouer. Bien sûr, Charles savait
qu'il deviendrait roi un jour, il nous le rappelait
quelquefois, mais avec James nous prenions bien
soin de le remettre à sa place chaque fois qu'il le fallait. Nous n'arrêtions pas de nous battre.
— Et qui était le vainqueur?
Shane éclata de rire en se laissant aller contre le
dossier de son fauteuil. Comme il était séduisant,
quand il lui arrivait de se détendre ainsi !
— Moi, n a t u r e l l e m e n t ! Je gagnais t o u j o u r s .
James était le plus précoce dans les jeux de l'amour.
Quant à Charles, il ne rêvait que de sa future couronne !

147

— Il la possède, maintenant. C'est un bon roi, à
votre avis?
Pensif, Shane regarda le vin qui brillait dans son
verre.
— J'ai quitté l'Angleterre depuis si longtemps...
J'ai hâte de le revoir.
La servante vint apporter des gâteaux et du thé,
puis se retira discrètement.
— Et vous, puisque vous étiez le plus fort, vous
auriez aimé devenir roi ?
Shane se leva pour rire à son aise.
— Certes pas ! J'ai horreur du décorum, des honneurs et des robes de Cour. Et la couronne est si
lourde à porter... Non, tout ce qui m'intéresse, c'est
de parcourir librement le vaste monde.
— Vous avez donc accompli votre idéal, remarqua Claire en se levant à son tour, les yeux perdus
dans les flammes qui jaillissaient de l'âtre. Vous en
avez de la chance... Moi aussi j'ai toujours rêvé de
grands voyages en mer.
— Les femmes n'y ont pas leur place, Claire. La
mer est trop cruelle.
— Cruelles, les rues de Londres le sont davantage
encore.
Aussitôt proférés ces mots, Claire les regretta. Ils
dressaient comme une barrière entre eux deux. Ils
restèrent silencieux, côte à côte, sans oser se regarder.
Après de longues secondes, des minutes peut-être,
Shane posa la main sur l'épaule de Claire. Il la sentit
tressaillir, puis se raidir dans un effort d'impassibilité.
De toute évidence, elle fuyait le contact des
hommes. Quel courage lui avait-il fallu pour se pré-

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server de la corruption, dans le milieu misérable où
elle avait vécu !
— Vous avez eu une enfance difficile, Claire, j ' e n
suis bien conscient, et j'en souffre pour vous. Mais
je vous en donne ma parole : dès que notre petite
comédie connaîtra son épilogue, je vous récompenserai assez généreusement pour que vous n'ayez
jamais plus à vous soucier de votre avenir.
Depuis la soirée du dîner chez Richard, Shane
s'était bien gardé de tout contact charnel avec Claire,
ne fût-ce que pour l'effleurer. Et voilà qu'il abandonnait ses résolutions les plus fermes, qu'il sentait
sous sa paume la douceur de cette peau fraîche et
juvénile.
Pour la première fois de sa vie, il éprouvait la
crainte d'un danger. Cette pièce confortable et bien
chauffée, l'euphorie d'un excellent repas, le vin qui
excuse tous les débordements, toutes les infractions
à la morale... tout cela risquait de mettre en pièces
ses bonnes résolutions. Mais le plaisir l'emportait
sur la crainte. Pour rien au monde il n'aurait voulu
rompre ce contact tendre et sensuel.
— Comme vous êtes belle, murmura-t-il en lui
caressant le dos, pour revenir à ses épaules frémissantes. Quand vous mènerez une vie indépendante,
tous les hommes seront à vos pieds.
En prononçant ces mots, il se sentit parcouru d'un
frisson glacé. Est-ce ainsi que se manifeste la jalousie? se demanda-t-il aussitôt.
Contre son gré, Shane fut alors emporté comme
dans un tourbillon. Il prit les lèvres de Claire, si
douces, si tendres. Toute la dureté de cette fille des
rues semblait abolie; elle s'abandonnait à sa caresse,
consentante, exigeante. Sous ses paupières mi-

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closes, il apercevait l'éclat vert de ces yeux de félin
soumis, si fascinant.
Envahie par une vague de chaleur, le cœur battant
la chamade, Claire se livrait sans retenue à son émoi
sensuel. Elle restait néanmoins assez lucide pour
s'adresser d'amers reproches. Combien de fois ne
s'était-elle pas armée moralement contre le charme
dévastateur de lord Ashton? Et voilà qu'elle s'y laissait prendre. Engagée pour accomplir une tâche,
pour jouer un rôle, elle se trouvait abusée par ce coureur de jupons. Mais comme cette traîtrise se révélait
délicieuse !
Elle n'avait pas envie de le repousser, comme elle
aurait dû le faire. Le temps n'était ni à la réflexion ni
au remords. Claire ne vivait plus que dans l'instant,
jouissant de satisfactions bien réelles.
Instinctivement, elle le prit par le cou et appliqua
lascivement son corps à celui de Shane, avec toute sa
fraîcheur, sa pureté, sa spontanéité. Elle comprit
alors qu'elle avait trouvé son maître. Naguère si
inaccessible, elle fondait entre ses bras, elle perdait
la raison.
Elle découvrait aussi avec ravissement les prémices de la volupté, se livrant sans retenue à cette
étreinte, à ces baisers qui parcouraient son visage,
ses épaules nues, la naissance de sa gorge.
Une fièvre montait en elle, des pulsions mystérieuses battaient de plus en plus fort. Quand elle
comprit que ces pulsions étaient celles du désir,
Claire, dans un sursaut désespéré, détacha ses bras
du cou de Shane pour le repousser, les deux mains
sur son torse.
Il comprit qu'elle avait raison, et desserra son
étreinte. Lui aussi devait reprendre le contrôle de ses

150

sens, assumer son rôle d'homme responsable. De
toute évidence, cette sauvageonne si enivrante
n ' a v a i t j a m a i s connu l ' a m o u r . D e quel droit
l'aurait-il privée de son plus cher trésor?
Ils restèrent quelques instants dans les bras l'un de
l'autre, le souffle court, les yeux chavirés, comme
heureux de n'avoir pas succombé au vertige.
Puis Shane baissa les bras et se détourna, fort
embarrassé.
— Lisbeth vous attend dans sa chambre, indiquat-il d'une voix rauque. Allez la rejoindre maintenant.
Cette mise en demeure avait quelque chose de
choquant. Claire fit un signe de dénégation.
— J'aurais bien voulu ne pas me coucher tout de
suite, pour aller voir les autres, en bas.
— En bas ? Dans la salle commune ? Pour voir des
paysans et des soldats?
— Oui. J'aimerais bien boire de la bière avec eux
et leur faire la conversation.
— Pourquoi donc?
— J'en ai l'habitude. Après une bonne bagarre,
toute ma bande se retrouvait à la taverne, pour boire
et discuter. Cela me manque, aujourd'hui.
— Vous avez quitté vos amis, et on ne discute pas
avec des soudards en robe de satin. Lisbeth vous fera
la conversation, si vous y tenez.
— Je préfère la compagnie des garçons. Celle des
femmes est insipide.
— Qu'en savez-vous? Vous n'en avez guère fréquenté, il me semble.
Claire s'essuya les lèvres, comme pour effacer le
souvenir de leurs baisers.
— Je n'en dirais pas autant de vous, milord. Vous
m'avez l'air de trop bien les connaître.

151

Sur ce trait, Claire sortit en claquant la porte avec
tant de force que toute l'auberge en sembla ébranlée.
Les rumeurs joyeuses de l'auberge en fête montaient jusqu'au second étage, où Claire et Lisbeth
partageaient la même chambre. Attentive aux éclats
de voix et de rire qui lui rappelaient tant de souvenirs, Claire ne trouvait pas le sommeil.
Elle songea à la petite bande recrutée par Foxworth. Que ce groupe était uni, soudé, sous la direction de Forban ! Ecartée du milieu où le destin l'avait
placée, Claire en oubliait les misères, les aléas, les
terreurs, pour ne se rappeler que les moments de fête
et de gloire, les succès qu'elle ne devait qu'à ses
seuls talents.
Et Pug ? Que devenait-il ? Qui le protégeait, pansait ses blessures, apaisait ses craintes? Il était
orphelin une deuxième fois, songea Claire en
enfouissant la tête dans l'oreiller pour retenir ses
sanglots.
Si attentive qu'elle fût à n'évoquer que son passé,
si lointain et si proche à la fois, des images parasites
venaient troubler sa rêverie; elles s'imposaient, se
multipliaient, effaçaient toute autre réminiscence.
Les fantasmes du demi-sommeil lui montraient
Shane. Shane souriant, rieur, tendre, empressé, passionné...
Soudain, une émotion inconnue l'éveilla tout à
fait. Claire posa la main sur son cœur pour en contrôler les battements. Que lui réservait l'aventure de
Hampton Court ? Comment vivrait-elle ces semaines
d'intimité avec Shane?
Quelques instants plus tard, le sommeil la reprit

152

enfin, et elle s'endormit profondément, un demisourire aux lèvres.
Le lendemain matin, le convoi reprit la route avec
une sage lenteur. On n'arriverait à destination que
dans l'après-midi. Claire s'enchantait d'admirer le
paysage, qu'elle n'avait jamais vu dans des conditions aussi particulières.
— Nous pourrions profiter de notre tranquillité
pour réviser un peu les leçons de Lisbeth, suggéra
Shane.
— Sans doute, répondit Claire, prête à tous les
sacrifices.
Elle aurait préféré s'attarder au spectacle de la
campagne anglaise, mais le maître avait parlé, et ses
conseils n'étaient pas à négliger.
— Je vous rappelle le premier commandement :
on ne s'adresse jamais à Sa Majesté, on se contente
de lui répondre.
— Alors, je n'ai pas à m'en faire... je veux dire à
m'inquiéter, répondit Claire. Comme le roi n'a rien à
me dire, je n'aurai jamais l'occasion de lui répondre.
— Quelle erreur ! Charles va se précipiter sur
vous, j ' e n suis sûr. Il est toujours intarissable, quand
on lui présente un joli minois.
Etait-ce un compliment ? Claire se refusa à demander des précisions sur ce sujet. Shane était assez brutal pour la décevoir. Mieux valait donc accepter sans
discussion cette appréciation flatteuse, sans chercher
à l'approfondir.
— Chaque fois que le roi vous adressera la
parole, ajouta-t-il, vous devrez l'écouter avec respect, sans vous laisser distraire.

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— Conseil inutile, milord ! Je ne vais quand
même pas siffler les tourterelles pendant qu'il me
parle !
— Vous avez raison. Attention, cependant! S'il
nous interroge séparément, nous ne devons pas nous
contredire.
Tous deux s'étaient déjà longuement entraînés à
cet exercice. En brodant sur l'histoire romanesque
que Claire avait improvisée en présence de Mildred
Cannon, ils avaient précisé tous les détails de leur
première rencontre et de leur premier amour.
— Le prénom de votre père? demanda Shane à
brûle-pourpoint.
— William, Votre Majesté.
— Celui de votre mère?
— Glynnith.
Shane eût préféré un prénom moins roturier, mais
Claire n'en voulait pas démordre. De toutes les
façons, ce n'était qu'un détail.
— Vous p o u v e z d é c r i r e votre m a n o i r près
d ' O x f o r d ? Vous rappelez-vous l'adresse de votre
demeure à Londres?
— Bien sûr, milord.
— Vous devez vous accoutumer à m'appeler
Shane. Naturellement, vous ne savez pas lire, comme
la plupart des dames de la Cour.
— Bien sûr que si ! protesta Claire. Je sais lire, et
écrire tout aussi bien.
Assez maladroitement, Shane ne parvint pas à dissimuler son étonnement.
— Vous savez lire? Mais comment...
— Foxworth nous a tous obligés à nous instruire.
Il ne voulait recruter qu'une élite, vous comprenez?
Dans notre métier, il fallait savoir consulter un plan,

154

une carte et correspondre par lettres. La plupart du
temps, nous n'avions de rapport avec lui que par des
messages. C'est un homme très occupé.
— Décidément, vous ne cesserez j a m a i s de
m'étonner! s'exclama Shane en riant.
Pour dissimuler sa satisfaction, et sa gêne, Claire
s'absorba de nouveau dans la contemplation du paysage.
— Comme c'est joli !
Shane suivit son regard. Dans une immense prairie, la floraison des fleurs des champs mettait des
taches de couleurs vives et diaprées, si nombreuses
qu'elles en occultaient l'herbe verte.
— Je peux aller en cueillir? demanda la jeune
fille.
Il fronça les sourcils. Elle sourit.
Alors, Shane cria un ordre au cocher, qui le répercuta à l'ensemble des convoyeurs. Le cortège fit
halte, au grand dam des officiers de la première voiture, qui se crurent obligés de mettre pied à terre
pour s'informer des événements tandis que les cavaliers de l'escorte caracolaient en bataille. Claire courut dans la prairie pour en rapporter un énorme bouquet, multicolore et frais.
Dans le carrosse qui repartait, elle se laissa glisser
sur les coussins, les yeux fermés, le visage perdu
dans cette odorante moisson. En cet instant, Shane
regretta de ne pas être peintre. Mais quel artiste
aurait pu rendre compte de tant de beauté, de délicatesse? A défaut de talent, et de pinceau, il décida
de graver dans sa mémoire cette image idyllique.
Plus tard, sur l'océan, il ferait renaître dans son
esprit ce tableau enchanteur et radieux. Ce souvenir,
il en était certain, l'aiderait à vivre.

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Comme le crépuscule s'annonçait, on alluma les
lanternes, et ce fut un nouveau spectacle, un nouvel
enchantement. Ces lumières avaient un air de fête.
Du haut d'une colline, on aperçut soudain comme
un embrasement. A toutes les fenêtres d'un château
qui s'étalait paresseusement dans la vallée brillaient
mille lumières.
— Hampton Court, dit simplement Shane.
Claire pensa que son cœur allait cesser de battre.
Jusqu'à présent, elle avait vécu une sorte de conte
de fées, une aventure extraordinaire. Elle était passée
d'un accoutrement de pauvresse à une garde-robe
luxueuse, elle roulait en carrosse, des domestiques la
servaient... Dans le palais royal, en revanche, des
épreuves bien réelles l'attendaient. Quand sonnerait
minuit, elle n'aurait pas le droit de s'échapper.
Prise de panique, les yeux pleins de terreur, Claire
crispa les doigts sur le bras de Shane.
— Je ne peux pas, milord, j ' e n suis incapable ! Je
ne veux pas vous rendre ridicule.
Aussi doucement qu'il le put, il la prit dans ses
bras comme pour la bercer.
— Vous connaissez bien votre rôle, Claire. Ne
craignez rien.
— Mais vous ne comprenez pas ! Jusqu'à maintenant, ce n'était qu'un jeu ! J'ai peur de rencontrer le
roi pour de vrai !
Shane vit qu'elle regardait la poignée de la portière, comme si elle pensait s'enfuir. Le temps n'était
plus à la gentillesse. Il devait à tout prix la reprendre
en main.
— Songez que vous avez conclu un pacte avec le
diable, si cela peut vous aider. Vous êtes en mon
pouvoir, Claire, et vous m'obéirez!

156

Elle se rencogna sur son siège, les mains si serrées
sur ses genoux qu'elles en blanchissaient.
Bientôt, on entendit des cris et des ordres. Les
cavaliers de l'escorte vinrent encadrer le carrosse, le
chapeau à la main, puis disparurent au moment où la
voiture s'arrêtait. Dans la cour d'honneur, une foule
disparate menait grand tapage. Un laquais vint ouvrir
la portière pour accueillir Shane, qui tendit la main à
Claire.
— Ma chère, lui murmura-t-il sur un tout autre
ton, vous allez faire merveille. Voici votre jour de
gloire !

157

10.

La main dans celle de Shane, Claire gravissait les
degrés du vaste perron, le cœur battant à se rompre.
Dans quelques minutes elle allait voir le roi, s'incliner
devant le trône où il attendait sans doute ses visiteurs,
dans toute sa majesté.
Comme ils parvenaient à un vaste hall où s'agitait
une foule de valets et de gentilshommes, un personnage étrange, petit, le teint foncé, presque basané, s'en
détacha, les bras grands ouverts.
— Shane ! Vieille crapule !
Tout imbue des leçons de Lisbeth, Claire s'étonna
d'une pareille grossièreté. Son compagnon, sans se formaliser, lui avait lâché la main pour étreindre dans une
fraternelle accolade ce bizarre perturbateur. Tous deux
se tapaient dans le dos en riant. Quelle étrange rencontre ! Shane dépassait de plus d'une tête l'impertinent qui, visiblement, bouillait d'enthousiasme.
— Alors, tu te fais désirer, reprit ce dernier d'une
voix claironnante, sans lâcher les bras de Shane. Et ne
me dis pas que tu viens d'arriver des colonies... Je sais
par mes espions que tu traînes à Londres depuis plus
de quinze jours.

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— J'avais d'autres obligations, mon cher, répondit
Shane sans se déconcerter.
— Et le service du roi, ce n'est pas la première obligation d'un lord Ashton?
Tous deux éclatèrent de rire.
Claire, abandonnée par son cavalier, détaillait son
étrange camarade. Il avait des yeux très noirs et très
brillants, comme fiévreux, ombragés de longs cils
presque féminins. Bien pris dans sa courte taille, il portait une fine moustache. Ses cheveux noirs et bouclés
cascadaient sur son col de dentelle. Agité et nerveux, il
avait le défaut de parler beaucoup trop fort, comme le
font certains sourds.
— J'ai dû contrôler mes intendants, vérifier mes
comptes, reprit Shane sans grande conviction.
— Balivernes ! Tu n'y connais rien ! Trouve-toi une
meilleure excuse, sinon gare !
— Ma meilleure excuse, la voici.
D'un geste familier, Shane passa alors le bras sur les
épaules de son compagnon, pour le pousser vers
Claire. Puis il ôta son bras et se raidit avant de s'incliner cérémonieusement.
— Sire, permettez-moi de présenter à Votre
Majesté lady Claire Leyton.
Prise au dépourvu, Claire baissa les yeux et plongea,
les yeux baissés, dans la plus profonde révérence que
Lisbeth lui avait enseignée. Ainsi donc, ce personnage
agité et rieur n'était autre que Charles II, roi d'Angleterre, d'Ecosse et d'Irlande!
Celui-ci manifesta son propre étonnement par un
assez long silence. Recouvrant ses esprits, il releva
Claire en lui baisant la main, les yeux fixés sur le
visage angélique et modeste qui s'offrait à ses regards.
— Je vois, dit-il simplement.

160

Un sourire appréciateur se dessina sur ses lèvres.
Une beauté comme celle de cette jeune femme, il n'en
avait jamais vu. Dans un visage pâle et frais, les grands
yeux verts de la nouvelle venue brillaient d'un éclat
limpide. Ils n'exprimaient que l'innocence, la sincérité.
Comment son cousin, le coureur des mers, avait-il pu
séduire une telle perfection?
— Soyez la bienvenue à Hampton Court, milady.
— Votre Majesté me fait trop d'honneur, répondit
Claire en effectuant cette fois une demi-révérence, les
yeux levés, conformément au rite établi.
Shane l'observait avec admiration. Avec quelle
énergie cette fille savait dominer sa panique, recouvrer
son sang-froid ! Elle égalait par son maintien les dames
les plus sophistiquées de la Cour — à une différence
près : malgré l'insupportable longueur du voyage, elle
restait d'une fraîcheur confondante, détendue, comme
inaccessible à la fatigue.
Le roi ne quittait d'ailleurs pas des yeux la ravissante apparition.
— Tu m'as souvent étonné, Shane, mais cette fois
tu te surpasses ! Milady, ce voyage sur nos mauvaises
routes n'a point altéré votre beauté.
— Que de paysages magnifiques, Sire ! La campagne anglaise est si belle... Si j'osais, j'offrirais à
Votre Majesté ce modeste bouquet de fleurs des
champs.
Charles, peu habitué à des offrandes aussi rustiques
et aussi naïves, prit la gerbe de fleurs multicolores et y
plongea son visage avec une sorte de gourmandise.
— Je m'étonne qu'un marin se fasse traîner par des
chevaux, remarqua-t-il. Tu aurais pu descendre la
Tamise à bord de ton beau navire, mon cousin !
— Il a souffert dans les combats que j'ai livrés pour

161

votre gloire, Sire. Richard, mon second, s'occupe de
son ragréage et se prépare à venir l'amarrer devant
votre palais.
Au passage, Claire remarqua combien Shane pouvait se montrer courtisan et changer de ton pour satisfaire l'orgueil de Charles, qui se rengorgeait sans la
quitter des yeux.
— Nous allons fêter le retour du cousin prodigue !
lui dit-il d'une voix tonitruante. Southerland !
Comme par magie, un maigre personnage vêtu de
satin noir fit son apparition au côté du roi. Ses cheveux
rares laissaient apparaître un crâne parcheminé et
remarquablement volumineux. Le nez, la bouche, les
yeux, tout en lui était d'une extrême minceur. Il salua
avec raideur, sans sourire.
Shane se pencha à l'oreille de Claire.
— Lord Jared Southerland, murmura-t-il. Je vous
en ai parlé. C'est le secrétaire personnel du roi, qu'il a
suivi en France après l'exécution de Charles Ier, son
père.
Claire fit un signe d'assentiment. Elle se souvenait
parfaitement de sa leçon. Par un étrange paradoxe, ce
personnage austère et mystique s'était attaché au service de Charles II, épicurien forcené. Toujours dans
l'ombre du roi, avec des allures de confesseur, il était
comme sa conscience.
— Southerland, vous ferez placer ce bouquet à la
tête de mon lit. J'en respirerai les parfums délicats
avant de me jeter avec délices dans les bras de Morphée, et il embaumera mes narines lorsque l'aurore aux
doigts de rose viendra frôler mes paupières.
Il éclata d'un rire retentissant, auquel Shane fit écho
tandis que Claire souriait modestement et que Southerland restait impassible, sans doute blasé de ce genre de
plaisanterie.

162

— J'ai faim! reprit l'insatiable Charles. Veillez à
installer chez eux les gens de mon cousin, et donnezlui à dîner. Je grignoterai un peu aussi, avec votre permission !
Il rit derechef en se frottant les mains, qu'il avait
grasses et potelées.
— Au fait, Southerland, cette dame qui attend,
reprit-il mystérieusement, dites-lui que je n'ai plus
besoin d'elle... pour l'instant !
— A vos ordres, Majesté, répondit le secrétaire
dans un souffle.
La voix de Southerland, à l'opposé de celle de son
maître, était presque inaudible, mourante comme celle
d'un agonisant. Claire le suivit des yeux. Le bouquet
dans les bras, il fit signe à une imposante matrone
vêtue de noir elle aussi, qu'escortait une escouade de
soubrettes. L'une d'elles prit le bouquet, et les autres
s'égaillèrent vers la cour d'honneur ou les étages, dans
un grand envol de jupons.
— Allons nous chauffer au coin du feu, reprit le roi.
Mon bon Shane, tu ne dormiras pas avant de m'avoir
raconté toutes tes aventures. Tu as deux ans de retard,
ne l'oublie pas ! Madame, vous avez sans doute soif,
comme moi. Nous allons boire à satiété !
Sans plus attendre, Charles se dirigea vers une porte
monumentale que gardaient deux hallebardiers. Shane
prit la main de Claire et ils le suivirent.
Jamais la jeune fille n'avait pénétré dans un palais
royal. D'immenses tapisseries couvraient les murs, les
plafonds à caissons dorés reflétaient la lumière que diffusaient de grands candélabres et des lanternes ouvragées.
Des dizaines de domestiques s'affairaient dans le
large corridor qui commandait une succession d'appar-

163

tements, où régnait une atmosphère de fête permanente. On entendait des rires, des cris. Une harpe égrenait ses arpèges derrière une porte, des verres de cristal
tintaient derrière une autre, une femme chantait une
mélodie, des exclamations fusaient. De toute évidence,
le roi ne manquait pas d'amis, lesquels savaient se
divertir. Chacun semblait faire la fête de son côté, pour
en préparer d'autres.
Tout au bout du corridor se trouvait l'appartement
royal. La pièce par laquelle on y pénétrait était un
grand salon encombré de sofas, disposés en demicercle devant une immense cheminée. Claire et Shane
s'y retrouvèrent seuls avec le roi.
— Laisse-moi te regarder, grand frère, dit Charles
en prenant Shane par les épaules.
Les deux hommes restèrent un moment silencieux,
les yeux embués d'émotion, tout à la joie des retrouvailles.
Les lèvres pleines et sensuelles du roi dessinaient un
sourire ravi.
— Comment t'y prends-tu? demanda-t-il. Moi, je
me contente de vieillir tandis que toi, tu ne cesses de
rajeunir. Quelle allure !
— Mais tu voulais prendre de l'âge, rappelle-toi,
répondit Shane en riant. Quand nous nous sommes
quittés, tu te désespérais de ton visage de jeune fille et
de tes cheveux trop courts. Et qu'est-ce que je vois?
Une moustache de conquérant et la chevelure de Samson ! Ne me dis pas que les femmes se plaignent de
toi !
— Je m'efforce de les contenter toutes, noblesse
oblige ! rétorqua le roi. Mais quelquefois, je me sens
un peu fatigué.
Son visage s'assombrit, avant de s'éclairer soudain,
toute sa bonne humeur recouvrée.

164

— Allez, raconte-moi tout : les colonies, ma Caroline, la conquête de la Nouvelle-Amsterdam... je veux
dire de New York naturellement. Sais-tu que mon frère
James est très fier que tu aies donné son nom à ce village de sauvages?
— New York a déjà plus de cinquante mille habitants, Sire. Mais James se serait satisfait à moins !
— C'est un grand naïf, tout plein de soi-même,
décréta le roi avec une pointe de dédain. A propos, tu
l'as vu, à Londres?
— Le jour de mon arrivée, dans une taverne. Il
arrive à Hampton Court ces jours-ci, avec ses gens.
— Nous serons alors de nouveau réunis, comme au
bon vieux temps ! Mais dis-moi...
Claire n'entendit pas la suite de la conversation, fascinée qu'elle était par l'entrée silencieuse de lord Southerland, que suivaient deux laquais porteurs d'un plateau d'argent. Ils le posèrent sur une desserte, contre le
mur. On voyait sur ce plateau un service de cristal et
plusieurs carafes aux couleurs diverses. Une fois que
les laquais se furent éclipsés, Southerland remplit luimême une coupe de vin et la présenta au roi, qui s'en
empara sans même tourner la tête.
— ... la bataille s'est vite terminée à notre avantage,
mais j'ai perdu l'un de mes meilleurs lieutenants, le
jeune Soames, poursuivait Shane. Tu l'as connu, je
crois.
— Bien sûr. Que Dieu maudisse les Hollandais !
— Milady?
Claire sursauta. Elle n'avait pas entendu s'approcher
Southerland, qui lui présentait deux coupes pleines.
— De la bière ou du porto, milady ?
— Du porto, s'il vous plaît. Merci.
Son service terminé, le secrétaire prit place dans

165

un fauteuil de chêne, contre le mur. Il y resta vigilant,
les yeux baissés, parfaitement immobile. Claire ne
pouvait s'empêcher de s'interroger sur ce personnage
si puissant et si servile à la fois. Pourquoi ne parlait-il
que dans un souffle ? Pour souligner les éclats de voix
de son maître? Pourquoi ce lord usurpait-il le rôle d'un
valet ? Pour protester contre le luxe insolent qui régnait
à la Cour?
— Est-ce que nos peuplades d'Amérique ont bien
compris que je suis leur maître ? demanda Charles.
Shane prit le temps de choisir ses mots. Il ne voulait
pas offusquer le souverain.
— Je leur ai promis que leurs conditions de vie resteraient les mêmes et que vous n'aviez pas l'intention
de les réduire en esclavage, Sire. Tout ce à quoi ils
s'engagent, c'est à vous verser les impôts que prélevaient naguère les Hollandais.
— Sous la protection des lois anglaises, ces braves
gens doivent sentir leur sécurité renforcée.
— Ils ne craignent pas pour leur sécurité, Charles,
ils s'en chargent eux-mêmes. En fait, les colons sont
autonomes, ils établissent leurs propres lois.
Le roi haussa les sourcils. Du coin de la pièce où il
semblait dormir, Southerland fit entendre sa voix
fluette et glacée :
— Ils défieraient le pouvoir du roi, milord ?
— Ce n'est pas une question de personne, Southerland, répondit Shane. Je crois qu'ils sont tout simplement allergiques à la monarchie, quelle qu'elle soit.
Charles vida son verre, soudain fort irrité.
— Voilà des propos bien fâcheux, mon cousin. Ils
sentent le soufre !
De nouveau, Claire s'étonna des brusques sautes
d'humeur de ce souverain qui semblait si aimable, tout
en admirant la franchise de Shane.

166

— Tu m'as demandé la vérité, je te la dis, reprit
celui-ci. Veux-tu que je te dore la pilule ? A ta guise !
La lueur menaçante qui brillait dans les yeux du roi
s'éteignit aussitôt. Il recouvra son sourire bénin, chaleureux.
— J'ai trop longtemps vécu en exil et j'en ai gardé
une mentalité d'écorché vif, avoua-t-il. En France,
quand je parlais de restaurer la monarchie anglaise et
de relever le trône de mon père, tout le monde se
moquait de moi.
Shane lui posa la main sur l'épaule.
— Je comprends tes souffrances, Charles. Je
compatis à tes anciennes humiliations. Moi, j'ai couru
les mers, j'ai fait le tour du monde, loin de tous ces
drames. Mais je pensais souvent à toi, tu sais.
Les deux cousins, face à face, se contemplèrent en
silence, partageant la même émotion, la même tendresse. Shane s'ébroua le premier.
— Maintenant, te voilà roi, mon cousin ! Tu as réalisé ton rêve ! Vive le roi !
A ces mots, il leva son verre en riant.
Charles vida de nouveau le sien, visiblement fort
ému par cet hommage.
— Oui, je suis roi. Et j'entends bien témoigner ma
reconnaissance à mes compagnons de jeunesse et de
combat.
— Ta réussite me suffit, Charles. Je n'ai rien à désirer de plus.
— Nous verrons cela. En tout cas, je ne t'ai jamais
vu en si bonne forme. Cette jeune dame y est sans
doute pour quelque chose ! Milady, veuillez excuser
notre égoïsme... Parlez-moi de vous, s'il vous plaît.
Claire sentit sa bouche se dessécher. Autant il était
facile d'inventer en plaisantant une histoire bien roma-

167

nesque dans le salon de Shane, à Londres, autant il lui
semblait dangereux de la débiter en présence d'un roi
aussi curieux et aussi imprévisible. Heureusement,
Southerland vint sans le vouloir à son secours. Une
femme de chambre lui parlait à l'oreille.
— Votre Majesté, le dîner est servi, annonça-t-il de
sa voix sans timbre.
— Dépêchons-nous ! s'écria aussitôt le roi. La
bonne chère n'attend pas, et vous devez être presque
aussi affamés que moi-même !
Claire et Shane le suivirent sous le regard du secrétaire qui, à son tour, murmurait à l'oreille de la femme
de chambre, sans doute pour lui donner quelques instructions.
Les dimensions de la salle à manger donnaient le
vertige. A chaque extrémité, deux énormes cheminées
diffusaient une chaleur excessive en cette soirée de
printemps. Quant à la table que les trois convives
allaient occuper, elle aurait pu en accueillir quarante.
Des centaines de bougies très fines faisaient étinceler
les cristaux. Deux valets en uniforme blanc encadraient
chaque siège et une pléiade de laquais se tenait sous les
ordres des officiers de bouche.
Les laquais avancèrent les sièges. Comme Lisbeth le
lui avait appris, Claire attendit que le monarque se fût
installé avant de s'asseoir.
Le gentilhomme chargé des dîners du roi s'avança,
le chapeau à la main, pour annoncer le menu :
— Sire, puis-je proposer à Votre Majesté des cailles
aux raisins, de la quiche de saumon et de la carbonnade de filet de bœuf au cognac?
— Très bien. N'oubliez pas de nous apporter à
boire. Pour moi, ce sera de la bière... comme s'il en
pleuvait.

168

Instantanément, un laquais lui présenta une chope
mousseuse, qu'il vida d'un trait et qui fut aussitôt remplacée par une autre.
Respectueuse des consignes données par Lisbeth,
Claire modéra son appétit, malgré l'excellence des
mets. Décidément, les rois ne vivaient pas dans le
même univers que le commun des mortels, et se sustentaient de mets exquis. Les cailles subtilement aromatisées fondaient sous la langue tandis que le cognac
exaltait la saveur du filet de bœuf — qu'il fallait
déguster à la cuillère, selon une mode inventée par
Louis XIV, roi de France, lui apprit Shane entre deux
bouchées. Quant aux pâtisseries, Claire s'aperçut
qu'elle en avait déjà mangé deux quand elle se souvint
des préceptes de Lisbeth : une lady n'en goûtait jamais
qu'une.
De son côté, le roi mangeait en silence, avec une
sorte d'avidité.
— Et maintenant, dit-il tout à trac en s'essuyant la
bouche, je veux connaître l'histoire de lady Claire Leyton.
Prise au dépourvu, Claire faillit bondir de son siège.
— Que... Que voulez-vous savoir, Sire?
— Je veux tout savoir, ma chère. Quelles sont vos
origines ? A quelle famille appartenez-vous ? Comment
avez-vous rencontré ce démon de Shane? Pourquoi
n'ai-je pas eu la chance de vous connaître avant lui?
A cette dernière boutade, il éclata de rire. Claire se
sentit un peu soulagée. Charles aimait beaucoup la
bière, il en buvait même un peu trop. Or plus il buvait,
moins son esprit critique aurait l'occasion de s'exercer.
— Je suis née dans le manoir des Leyton, près
d'Oxford, Votre Majesté.
Shane sentit la nécessité d'intervenir.

169

— Lord William Leyton était un favori de ton père,
Charles.
— Vraiment? Comme je regrette de n'avoir pas
connu ses amis, soupira le roi avant de vider une nouvelle chope de bière.
Charles II avait en effet, pendant de longues années
d'exil, perdu tout contact avec l'aristocratie terrienne
de son pays. Cette circonstance, que Shane connaissait
bien, concourait à la vraisemblance de l'histoire qu'il
avait échafaudée avec Claire.
Le regard du roi, qui s'était un instant assombri,
reprit toute sa pétulance.
— Mais dites-moi, milady, comment avez-vous
rencontré ce pirate? Vous revenez des colonies?
— Pas du tout, Sire.
Claire reprit alors l'histoire qu'elle avait improvisée
en présence de Mildred. Chaque fois qu'elle la répétait,
elle l'enjolivait, l'enrichissait de nouveaux épisodes, si
bien que le roman prenait corps, et que sa narratrice
commençait parfois à y croire. Elle raconta leur première rencontre imaginaire, et ses conséquences supposées, avec tant de verve et d'humour, que les deux
hommes en rirent aux larmes.
Le roi, à son tour, se lança dans une assez longue
narration. Claire mit à profit ce répit pour reprendre
une crêpe généreusemnt enduite de miel.
Pour ne rien perdre de la succulence du mets, la
jeune fille se lécha longuement les lèvres. Shane, qui
l'observait à la dérobée, en éprouva une sensation douloureuse. Comme il aurait aimé savourer lui aussi toute
la douceur du miel sur cette bouche fraîche et sensuelle ! Il dut faire un effort sur lui-même pour donner
toute l'attention nécessaire aux propos du roi.
Claire s'aperçut que son verre était plein. Sans réflé-

170

chir, elle le vida d'un trait, dans l'euphorie du festin.
Charles, toujours intrigué, revenait à elle.
— Shane, tu as vraiment toutes les chances. Rencontrer une jeune femme aussi ravissante, et d'une
telle douceur, c'est vraiment exceptionnel.
— En effet, répondit évasivement Shane.
Si son cousin avait appris les véritables circonstances de leur première entrevue, il se serait étranglé dans sa chope de bière.
Comme un sommelier remplissait de nouveau le
verre de Claire, Shane sourcilla en la voyant boire d'un
trait le contenu. Il la fixa avec colère et, lorsque leurs
yeux se croisèrent enfin, elle dut comprendre le message.
— Encore un peu de porto, milady, lui susurra le
sommelier à l'oreille.
— Non, merci, cela suffit.
— Et pour vous, milord ?
— J'ai assez bu, moi aussi, répondit Shane d'un ton
sec.
Il voyait les yeux de Claire s'appesantir. La fatigue
du voyage, la chaleur de la pièce, celle du vin, l'abondance des mets succulents, tout cela concourait à une
dangereuse euphorie. Il urgeait d'arracher la jeune fille
aux fastes de la table royale, sans cela, elle était bien
capable de se mettre à discourir sur les tares de la
monarchie et d'exposer les vues sommaires des gens
du peuple sur la décadence de l'aristocratie.
Shane se leva en repoussant sa chaise avec brusquerie.
— Excuse-nous, Charles, il est temps que lady
Claire aille se reposer.
— Je comprends ton empressement, fit le roi avec
un clin d'œil. Si j'avais une aussi jolie petite caille
dans mon lit, je serais couché depuis longtemps !

171

Enchanté de cette plaisanterie, il s'esclaffa sans retenue.
Shane vit que Claire était prête à bondir. Le menton
relevé, elle ouvrit la bouche, sans doute pour protester
vertement. Il se hâta de la clouer sur son siège d'une
main autoritaire, ce qui eut comme effet bénéfique de
lui couper le souffle.
— Ce voyage fut exténuant, dit-il. Lady Claire est
épuisée.
Elle lui donna discrètement un bon coup de pied
dans la cheville.
— Je suis pas...
Shane lui saisit le menton et se pencha vers elle
comme pour l'embrasser.
— Prenez garde ! souffla-t-il, le regard plus dur que
jamais.
— Allez vous faire...
Il lui mordit légèrement la lèvre inférieure.
— Ah! L'amour... L'amour sera toujours l'amour!
dit le roi en levant une chope pleine. Vous disiez, lady
Claire ?
— Que vous deviez tous les deux...
Shane lui étreignit le bras, à le briser.
— Que vous deviez... m'excuser, Sire, poursuivitelle platement, vaincue par la douleur.
Charles reposa son verre, esquissant une moue boudeuse d'enfant gâté.
— Et moi qui me faisais une fête d'évoquer les souvenirs anciens...
Son cousin n'avait guère changé, en quelques
années ! songea Shane avec un soupir excédé. Toujours
aussi geignard !
— Je reviens tout de suite, Charles. Nous avons la
nuit devant nous !
172

— Voilà une bonne parole ! Elle me va droit au
cœur, Shane.
— J'accompagne lady Claire jusqu'à notre appartement et je reviens au galop !
— Sonne plutôt une femme de chambre.
Il n'en était pas question. Shane ne serait tranquille
qu'une fois Claire enfermée à double tour.
— Lady Claire ne fait confiance qu'à ses propres
domestiques. Je la raccompagne, et je suis à toi.
— D'accord, mais ne traîne pas ! Tout ce passé me
semble si enchanteur...
De nouveau, une mélancolie puérile submergeait le
souverain. Shane conduisit d'une main ferme Claire
jusqu'à la porte. Comme ils allaient la franchir, il
entendit la voix du sommelier :
— Votre Majesté, encore de la bière?
— Un tonneau ! Mon cousin, mon frère, est rentré
au bercail, Stevens, comprends-tu cela? Nous boirons
toute la nuit, pour célébrer son retour !
Shane secoua la tête, découragé. Il n'aurait même
pas le temps de donner à Claire de nouvelles instructions.
— Je vais retrouver ma jeunesse, Stevens !
s'exclama encore Charles. On va s'enivrer... royalement !

173

10.

— Je n'arrive pas à y croire !
Le cerveau plus embrumé qu'elle ne voulait le
reconnaître, Claire s'appuyait lourdement au bras de
Shane pour gravir un escalier monumental. Plus encore
que le vin, le luxe du palais royal lui montait à la tête.
Les fresques qui ornaient les plafonds, les tapisseries
brodées d'or, les oriflammes, les bibelots épars sur des
consoles, la présence même des gardes en habit rouge
qu'on semblait avoir oubliés sur les paliers... tout cela
l'enivrait.
— Vous vous rendez compte? reprit-elle en balbutiant quelque peu. Me voilà à Hampton Court, et j'ai
dîné avec le roi, cette espèce de petit soû...
Shane lui posa la main sur la bouche pour la réduire
au silence.
— Attention, milady, le roi a fait couper des têtes
presque aussi jolies que la vôtre.
— Vous plaisantez, Shane.
— Je n'ai guère le cœur à plaisanter, Claire. Cette
soirée est insupportable. Je préférerais me trouver à
mille lieues d'ici, vous savez.
— Comment peut-on ne pas se plaire dans un tel
palais? dit-elle en écartant les mains, comme pour

175

embrasser toutes les spendeurs qui s'offraient à ses
yeux. Jamais je n'ai rien imaginé de semblable, même
dans mes rêves. Quand je pense que certaines personnes vivent toute leur existence dans ce luxe... C'est
incroyable.
Shane se sentit soudain coupable. Pour une fille de
la rue, la débauche de richesses qui s'étalait dans les
palais royaux devait être en effet inconcevable. Et
voilà qu'il osait la critiquer, alors qu'elle avait joué son
rôle à la perfection !
— Il m'a parlé, reprit-elle comme dans un rêve, le
roi m'a adressé la parole.
— Vous lui avez même très joliment répondu.
Elle pouffa, la main sur les lèvres, soudain étonnée
de son exploit.
— Et comment ! Le roi qui me fera peur n'est pas
encore né, c'est moi qui vous le dis !
Il ne fallait pas qu'une manifestation d'orgueil vînt
ôter toute prudence à la prétendue lady, songea aussitôt
Shane.
— Claire, vous avez été parfaite, sauf pour le vin.
— Le vin?
— Rappelez-vous qu'une dame ne vide jamais son
verre : elle n'en boit qu'une gorgée. Et surtout, elle ne
se fait pas servir deux ou trois fois !
— J'avais oublié. Heureusement, je peux compter
sur vous pour me surveiller.
— Faites-moi confiance, je ne vous quitte pas de
l'œil. Nous en reparlerons demain matin, quand vous
aurez les idées plus nettes. Ah ! Nous voilà chez nous.
Un laquais ouvrit cérémonieusement les deux vantaux d'une porte d'acajou ouvragé.
— Voici notre appartement. Nous le partagerons
pendant tout notre séjour à Hampton Court.

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Les yeux de la jeune fille s'écarquillèrent.
On entrait d'abord dans un grand salon, où des fauteuils et des canapés étaient disposés devant une imposante cheminée de marbre. Sur le parquet brillant s'étalaient des tapis précieux, assortis aux tapisseries qui,
sur les murs, illustraient l'histoire de l'Angleterre.
Après ce grand salon, on en trouvait un autre, plus
intime, qui donnait accès à une chambre d'apparat. Le
lit, aux proportions impressionnantes, trônait sur une
estrade. Du baldaquin pendaient en draperies des
rideaux de satin clair. Une chemise de nuit de dentelle,
que Claire n'avait encore jamais portée, était artistement disposée sur les draps qu'une main prévoyante
avait déjà ouverts.
Sur une table de marbre, tout un attirail de toilette
jouxtait un grand pichet. Claire trempa les doigts dans
l'eau.
— Mais elle est chaude ! s'écria-t-elle avec étonnement.
— Bien sûr.
Shane se demanda à part lui si ce confort raffiné parviendrait un jour à faire oublier à Claire ses anciennes
baignades dans les flots glacés de la Tamise.
Il la vit caresser rêveusement la chemise de dentelle,
puis s'asseoir au bord du lit pour en éprouver la souplesse. Mais soudain le sourire ravi de Claire fit place
à une grimace d'inquiétude.
— Si ce lit est pour moi, où allez-vous dormir?
— Je croyais que vous aviez compris, dit-il en se
rapprochant pour parler à voix basse. Ce palais qui
vous semble immense fonctionne comme un petit
monde très fermé, dans lequel tout se sait. Ici, pas de
secrets, les domestiques colportent à l'envi tous les
fruits de leur espionnage permanent. En face d'eux,

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nous devons jouer la comédie. Si je dormais dans un
autre lit que le vôtre, tout Hampton Court le saurait dès
demain. Rappelez-vous notre pacte : vous devez passer
pour ma maîtresse !
Déconcertée, Claire observa le lit immense, qui soudain lui parut fort étroit.
— Vous dormirez de ce côté, et moi de l'autre,
reprit Shane en traçant entre les deux oreillers une
ligne idéale.
Claire, cependant, ne paraissait guère convaincue.
— Prenez garde ! ajouta Shane le plus sérieusement
du monde. Je ne vous conseille pas de profiter de
l'obscurité nocturne pour empiéter sur mon territoire !
Toujours silencieuse, la jeune fille rougit délicieusement.
— D'ailleurs, puisque nous devons asseoir notre
réputation, nous allons sans attendre offrir une première représentation. Il faut alimenter les bavardages
ancillaires.
Avant que Claire ait eu le temps de lui demander ce
qu'il entendait par là, Shane tira sur un cordon. Quelques instants plus tard, Lisbeth entra d'un pas plein de
majesté, une femme de chambre du palais dans son sillage. Dès qu'il les aperçut, Shane étreignit avec tendresse et passion sa supposée maîtresse et lui baisa le
nez. Ses lèvres étaient douces, mais son regard impérieux.
— Quelle tristesse de me séparer de vous, ma chérie, ne fût-ce qu'une heure! Je me languis déjà, mon
amour. Soyez bien sage en mon absence.
Claire lui aurait volontiers assené une bonne gifle,
mais la présence de la servante la retint.
— Comment dormirai-je sans vous, Shane? se
lamenta-t-elle à son tour. J'en ai perdu l'habitude, vous
le savez bien.

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Quelle excellente comédienne ! songea Shane. Il lui
adressa un clin d'œil de félicitation et, le plus naturellement du monde, lui caressa la joue pour prendre
congé.
Pourquoi ses doigts s'attardaient-ils, comme malgré
lui, sur cette chair tendre et fraîche?
— Dormez bien, idole de mon cœur. Dès mon
retour, je vous réveillerai d'un baiser, comme celui-ci.
Pour faire bonne mesure, et mieux convaincre la
femme de chambre, il prit les lèvres de Claire. Un frisson le parcourut, suivi d'une sorte d'embrasement.
Non contente de subir passivement ce qui ne devait
être qu'un simulacre de caresse, Claire lui communiquait une ardeur nouvelle. Dans un vertige, il sentit sa
raison chanceler.
Quelle sottise il commettait ! Pourquoi avait-il voulu
organiser cette ridicule mise en scène? Claire avait
trop bu, elle ne savait plus ce qu'elle faisait. Et à
présent, il abusait d'elle, tout simplement.
Elle lui jeta soudain les bras autour du cou. Sur les
lèvres humides qu'il parcourait avec avidité, Shane
croyait retrouver le parfum du miel et des fleurs sauvages. Paradoxalement, ces saveurs innocentes l'enivraient.
Il dut faire un effort pour se dégriser, pour se rappeler que son cousin l'attendait. Et puis, la servante en
avait assez vu et entendu pour ce soir. Demain matin,
elle aurait de quoi raconter à ses amis.
Quelle bonne actrice il avait découverte! songea
Shane en observant Claire. Les yeux humides, les paupières lourdes, les lèvres tremblantes, elle simulait parfaitement la passion la plus sincère.
— A tout à l'heure, murmura-t-il en lui posant un
baiser léger sur le front.

179

Se détachant des bras qui l'enlaçaient encore, il feignit la surprise en avisant les deux témoins de la scène,
silencieux et attentifs.
— Vous étiez là, Lisbeth ? Et vous aussi, ma fille ?
Eh bien, occupez-vous du coucher de lady Claire.
Elles firent la révérence pour saluer son départ. Une
fois sorti, Shane dut s'appuyer contre la porte qui
venait de se fermer sur lui pour reprendre sa respiration. Sur ses lèvres, il avait encore le goût du miel et
des fleurs.
— Shane, mon bon Shane, je... je t'aime bien, tu
sais.
Le roi ne parvenait plus à articuler. Etroitement
enlacés, les deux hommes s'aidaient mutuellement à
gravir les marches du grand escalier. Lourdement
appuyé sur son cousin, qui titubait lui aussi, Charles
trébucha. Tous deux firent halte pour s'accrocher à la
rampe et rassembler leurs énergies tout en riant de bon
cœur.
— Avec toi, cousin, reprit Charles, je me sens en...
en confiance. Tu es bien le seul, tu sais.
Sur son visage, l'hilarité fit place à la désolation. On
eût dit qu'il allait pleurer.
— Nous autres les rois, nous sommes bien malheureux, tu sais. Nous n'avons pas d'amis. Rien que
des courtisans, des parasites. On ne peut se confier à
personne, conclut-il dans un gémissement.
Shane serra les dents, à bout d'énergie. Parviendrait-il à gravir avec son fardeau les dernières
marches ?
— Même mon frère, tu sais, James... eh bien, il a
beau savoir que le roi c'est moi, son frère, par

180

conséquent, il a toujours rêvé de prendre ma place...
Tu sais comment ? Il me tuera, Shane !
— Ne dis pas de bêtises, Charles. Il t'aime beaucoup trop !
— Il m'aime bien, mais il aime encore plus le pouvoir — comme tout le monde ici. Oui, tout le monde. Il
n'y a que toi qui n'en veux pas. Jamais tu ne m'as rien
demandé, Shane, et je sais que tu ne me demanderas
jamais rien.
Shane étouffa un juron. Ils venaient de manquer une
marche, au risque de rouler dans l'escalier.
— Tu te trompes, Charlie.
— Alors, tu veux une f a v e u r ? Tant m i e u x !
N'importe quoi! Accordé! s'écria le roi avec enthousiasme, le visage irradiant la générosité.
— Je te demande de la fermer et de me laisser dormir, c'est tout.
— Accordé.
Il bâilla et ferma les yeux avant de s'écrouler,
endormi lui-même le premier. Shane eut toutes les
peines du monde à le retenir. Heureusement, un laquais
ouvrait la porte des appartements royaux.
— Y a plus de bière? demanda Charles en entrouvrant un œil.
L'impassible Jared Southerland parut, suivi du valet
personnel du roi.
— Je remets Sa Majesté entre vos mains, balbutia
Shane.
Le valet, blasé, prit la relève. Au moment où Shane
allait faire demi-tour, son cousin, soudain réveillé, lui
agrippa le bras.
— J'ai oublié de te dire, Shane... Je suis bien
content que tu te sois décidé à rentrer au b... au bercail.
— Tu me l'as dit vingt fois. Bon, je vais me coucher.

181

— Si j'avais cette lady dans mon lit, j ' y serais déjà.
Je t'ai déjà dit que tu avais bon goût, Shane?
— Plus de cent fois. Bonne nuit !
Shane claqua la porte des appartements royaux. A
présent, il n'avait plus qu'à retrouver celle de son
appartement.
Le pied léger, Claire dansait dans un jardin, les bras
chargés d'un gros bouquet de fleurs sauvages et odorantes. Au fond du parc, le jeune Pug, déguisé en
laquais du roi, ouvrait la porte d'un pavillon doré. Sur
une longue table, des gâteaux à la crème s'alignaient
sur des plats d'argent, à l'infini. Le long des murs lambrissés, des sacs d'or s'entassaient, les statues avaient
des yeux de saphir.
Un cavalier masqué s'avançait vers elle, les bras
ouverts, la démarche dansante. C'était le prince charmant. Pour retirer son masque et reconnaître son beau
visage, la jeune fille courait vers lui sur le tapis de
haute laine, qu'elle parsemait des fleurs de son bouquet.
Quand la dernière lui échappa, cependant, Claire
tomba avec elle dans un gouffre sans fond, en un vertigineux tournoiement...
Un bruit sourd interrompit sa chute. Dans la
pénombre, un géant s'avançait en grognant une chanson de marin, louvoyant et tirant des bords sur le tapis.
Le rêve devenait-il cauchemar? Où était-elle?
Claire s'éveilla tout à fait, se souvint du roi, du
palais, du lit, et surtout de Shane.
Shane, qui se trouvait devant elle. Le noble lord
naviguait à l'estime. Quand son front heurta une
colonne du lit, il émit un épouvantable juron, vacilla,

182

puis se rattrapa à la table de toilette d'où chut en cataracte tout le contenu de la cuvette. Grommelant et pestant, il s'assit lourdement sur le bord du lit.
Claire en jaillit pour aller allumer une bougie aux
braises de l'âtre. Quand elle revint vers Shane, elle le
vit qui tentait en vain de se débarrasser de ses chaussures à boucle.
Elle leva le bougeoir pour lui donner de la lumière.
— Milord, vous avez trop bu !
— Puisque rien ne vous échappe, jeune insolente,
aidez-moi à ôter ces satanées barquettes, répondit-il.
Vous voyez bien qu'elles font eau !
Sans plus de commentaire, Claire obtempéra. Une
fois la bougie mise en sûreté sur une commode, elle
arracha l'un après l'autre, non sans peine, les souliers
trempés qui dégouttaient sur le tapis. Pendant ce
temps, Shane bataillait mais en vain contre les boutons
de sa chemise. Le prenant en pitié, Claire se chargea de
l'en débarrasser. Comme il semblait vulnérable, dans
cette position ridicule !
— Le vin se savoure, il ne s'ingurgite pas, rappelat-elle en contrefaisant la voix pointue de Lisbeth. On
ne vous a rien appris?
— Mais la bière, ça... ça s'entonne, objecta Shane
avec une sorte de logique. Quand le roi boit, le roi
boit!
— Vous voulez dire qu'il est ivre, lui aussi?
— Comme le roi de Pologne, au moins. Et maintenant tournez-vous, j'enlève ma culotte!
Horrifiée, Claire se détourna en effet. Elle entendit
Shane se redresser en ahanant, pousser un soupir de
détresse et tomber lourdement à la renverse, en travers
du grand lit.
Il souriait benoîtement, constata-t-elle en se retour-

183

nant. Et de son côté, elle commençait à ressentir de
l'impatience.
— Vous n'allez pas rester là?
— Pourquoi pas? Je suis bien.
— Mais je n'ai plus ma place !
Shane tapota à sa droite et à sa gauche le dessus du
lit dont il occupait le milieu.
— De la place, vous en avez des deux côtés, ma
belle. Venez voir !
— Vous vous croyez malin, espèce de mufle?
Allez ! Debout ! Tournez-vous, au moins ! La tête sur
l'oreiller!
Comme il ne semblait pas comprendre, elle lui prit
courageusement les mains et entreprit de le redresser
pour l'asseoir et le faire pivoter. Claire avait déjà
manipulé des corps inertes de garçons évanouis, mais
jamais aussi lourds que celui-ci. Elle parvint pourtant à
ses fins.
Ou presque. Car au moment où le corps de Shane
parvenait à la verticale," il oscilla lentement avant de
retomber en arrière, comme le tronc d'un arbre qui
s'abat. Entraînée dans cette chute, Claire se retrouva
allongée sur lui, la poitrine contre son torse puissant et
nu.
Les bras de Shane se refermèrent alors sur la taille
de Claire.
— Vous voyez qu'il y en a, de la place, murmurat-il avec un large sourire, les yeux fermés dans un
ravissement puéril.
Claire se débattit, mais en vain.
— Vous n'êtes pas drôle, espèce de pochard !
Lâchez-moi !
— C'est votre faute, après tout. Je ne vous ai pas...
Shane rouvrit les yeux.

184

Tout près des siens, il vit ceux de Claire, encore tout
embrumés de sommeil, mais brillants de colère, ainsi
que ses lèvres adorablement boudeuses. Un peu
dégrisé de sa royale beuverie, il éprouva une autre
ivresse. Son regard brouillé par les fumées de l'alcool
s'éclaircit, tout plein d'une autre sorte d'excitation.
Passant la main dans la chevelure défaite de Claire,
il l'obligea à baisser la tête contre son épaule.
— Tout à l'heure, lui souffla-t-il à l'oreille, nous
avons donné une représentation publique. Il me semble
qu'une représentation privée s'impose. Rien qu'entre
nous...
Claire se fit une barrière de ses poings pour résister,
mais quand il lui prit les lèvres ses mains s'ouvrirent
d'elles-mêmes pour caresser les pectoraux puissants de
son vainqueur.
Les cheveux épars sur ses épaules nues, sa chemise
arachnéenne à moitié défaite et relevée jusqu'à la naissance des cuisses, elle exaltait tous les sens de Shane.
Celui-ci ne pouvait plus contrôler ses actions. Seule la
passion l'animait.
Toute son énergie recouvrée, il roula sur lui-même
sans desserrer son étreinte pour maintenir Claire sous
son corps pantelant. Les mains plongées dans les cheveux de sa prisonnière, il la contempla longuement
avant de reprendre ses lèvres. Il sentit contre lui battre
de plus en plus vite le cœur de la jeune fille, comme
pour se mettre à l'unisson du sien. L'instant de l'exaltation finale était proche.
— La chambre du roi est pleine du parfum de votre
bouquet, murmura Shane, je l'ai senti tout à l'heure.
Ce parfum, je le retrouve sur vos lèvres, ma chérie.
Il le goûta de nouveau. Combien de fois, au cours de
ses nuits solitaires de veille ou de sommeil sur son

185

navire, Shane n'avait-il pas rêvé d'une telle ondine,
d'une femme différente des autres dans sa perfection
sensuelle ?
Malgré le plaisir qu'il tirait de ce baiser, il était fatigué. Très fatigué.
Claire commença à onduler contre lui, du mouvement lascif qu'il lui imposait, puis plongea la main
dans la chevelure de Shane. Celui-ci soupira de plaisir.
Les lèvres contre les siennes, il balbutia quelques
paroles indistinctes.
Souriante, dans l'attente éperdue de l'inévitable,
Claire posa la main sur les reins de celui qui allait
devenir son amant...
Sous leur poids, le matelas s'affaissait. Shane, lui,
ne bougeait plus. Pour reprendre sa respiration, Claire
tenta de le relever un peu, les mains posées sur ses
épaules musculeuses. Il resta inerte.
— Shane, murmura-t-elle, vous êtes bien lourd.
Elle sentit ses lèvres glisser contre son oreille.
Toute frémissante, dans l'expectative d'autres
voluptés, elle attendit de longues secondes qu'il
reprenne l'initiative. Mais il ne bougeait toujours pas.
Elle s'aperçut alors qu'il respirait lentement, régulièrement.
Il dormait ! Cet ignoble goujat avait l'audace de dormir !
En se trémoussant sans ménagement, ni pour Shane
ni pour sa belle chemise de dentelle, Claire parvint à
s'extirper de la masse qui l'oppressait, non sans proférer les plus horribles jurons qu'elle connaissait.
Un peu rassérénée par cet exercice salutaire, elle
leva le chandelier pour observer à loisir cet homme qui
gisait là, le nez dans l'oreiller, une main sur la tête,
l'autre pendante au bord du lit.

186

Bien que désarmé, comme il était puissant et beau !
Partagée entre le soulagement et la déception, Claire
souffla la bougie et se glissa entre les draps, aussi loin
que possible de ce héros fatigué.
Avec un peu de chance, tous les souvenirs de la nuit
s'évaporeraient avec les vapeurs de l'alcool. Mais ellemême, comment pourrait-elle un jour oublier cette
heure si enchanteresse et si dangereuse? Si elle était
aussi bonne comédienne que le prétendait Shane, il lui
serait facile d'effacer cet épisode de sa mémoire.
Il faisait un peu frais. Avec sollicitude, Claire jeta
une couverture sur le corps dénudé de son voisin de lit.
— Bonne nuit, grommela-t-il dans son sommeil.
A l'aube, Shane ronflait encore.

187

10.

— Bonjour et merci, milord !
La bouche pâteuse, les paupières lourdes, Shane
referma précipitamment les yeux, tant la lumière du
jour les blessait. Une horrible migraine lui dardait le
front et lui paralysait la nuque.
— Merci de quoi? demanda-t-il d'une voix de
rogomme, que lui-même ne reconnaissait pas.
Il fit une seconde tentative pour reprendre contact
avec le monde extérieur. Le temps d'un coup d'œil, il
crut apercevoir une apparition fraîche et rose, comme
un bouquet d'innocence et de grâce. Peu désireux de se
livrer à des comparaisons qui l'auraient accablé, Shane
s'efforça de recouvrer la paix, de se réfugier de nouveau dans les profondeurs du sommeil et de l'irresponsabilité.
Mais la voix de Claire le persécutait :
— Merci de m'avoir donné tous ces conseils de
tempérance hier soir, milord. Comme je n'ai pas vraiment trop bu, me voilà fraîche et dispose. Entre nous,
vous ne montrez pas l'exemple!
— C'est pour me débiter ces sornettes que vous
venez troubler mon repos ? Laissez-moi dormir !
Excédé, Shane se tourna de l'autre côté.

189

Inaccessible à tout sentiment de pitié, Claire éclata
d'un rire moqueur.
— Je viens surtout vous signaler que Sa Majesté le
roi réclame votre présence à son petit déjeuner, milord.
— Au diable ! Il est trop tôt !
— Un laquais vous attend, milord.
— Dites-lui d'aller se faire... voir!
D'un geste mutin, elle lui posa la main sur la bouche
pour l'inviter au silence.
— Chut! On pourrait vous entendre... Vous me
l'avez dit : dans ce palais, les murs ont des oreilles !
Dieu que cette discussion l'importunait! songea
Shane. En même temps, la douce fraîcheur de cette
main juvénile semblait communicative. Peu à peu,
Shane recouvra en effet ses esprits.
— Faites dire au roi que son invitation me comble
de joie, déclara-t-il d'un air sinistre.
Il attendit que Claire ait quitté la pièce pour se lever,
le corps tout courbatu, et sonner Humphrey, qui devait
l'aider à sa toilette.
En attendant le vieil homme, Shane avisa sur une
desserte des gâteaux, tout un assortiment de gourmandises qui, de toute évidence, provenaient de la table du
roi.
Inutile d'être grand clerc pour comprendre comment
ils s'étaient retrouvés là. Claire était incorrigible !
Ses larcins se limiteraient-ils à la nourriture? se
demanda Shane avec angoisse. Faudrait-il conseiller à
l'intendant royal de faire compter les pièces d'argenterie avant leur départ de Hampton Court? Les traces
laissées par une éducation misérable étaient-elles ineffaçables ?
L'arrivée de Humphrey mit un terme à toutes ces
questions.

190

Le petit déjeuner du souverain n'avait rien d'intime.
Perpendiculairement à la longue table qu'il présidait,
deux autres s'étendaient de chaque côté, pleines de
convives parmi lesquels régnait une joyeuse animation.
En apercevant Shane et Claire, Charles leur fit signe de
venir se placer à côté de lui.
— Lady Claire, votre place est à ma droite, entre
nous deux. Shane, j'espère que tu te portes mieux qu'il
n'y paraît. Tu fais une tête d'enterrement, mon cousin.
— Je me sens presque mort, en effet. Comment
peux-tu te trouver aussi frais et dispos après une telle
beuverie ?
Le roi éclata d'un rire joyeux.
— Mon cher, ce n'est pas la bière qui fera jamais
peur à un Stuart ! En tant que chef actuel de la lignée,
je ne saurais me laisser vaincre par une chope ou deux !
— Cette nuit, tu ne marchais pas bien droit pourtant, remarqua Shane.
— Il est vrai. Mais accorde-moi trois heures de
sommeil, et je suis un homme nouveau !
— Il m'en aurait fallu bien davantage. Pourquoi
m'as-tu fait réveiller aussi tôt?
— Pour que tu puisses jouir de ma compagnie,
ingrat !
Le roi s'esclaffa si bruyamment que toute l'assemblée l'imita, aussi bien par contagion que par courtisanerie. Depuis l'arrivée de son favori, Charles II était
manifestement de belle humeur. Comme pour confirmer cette impression, il frappa de son couteau sa coupe
de cristal pour réclamer le silence.
— Gentes dames et nobles seigneurs, déclara-t-il de
façon assez théâtrale, je salue la présence dans cette

191

auguste assemblée de Shane Driscoll, lord Ashton,
mon cousin, et de son amie, lady Claire Leyton.
Il se fit tout un brouhaha. Les convives les plus
importants vinrent se presser autour de la table royale
pour congratuler Shane et pour être présentés à Claire.
Celle-ci accepta de bonne grâce tous les compliments,
mais la tête lui tournait. Comment se souvenir de tant
de noms et de tant de titres ?
Parmi les derniers à se déplacer, Shane aperçut soudain Richard. Ils se donnèrent l'accolade.
Alors, Richard, mon navire est réparé ?
— De la quille au poste de vigie, tout est en ordre,
mon commandant !
— Bravo ! Quand es-tu arrivé ?
— Ce matin même.
Shane eut un sourire entendu.
— Et tu es venu... tout seul?
— Bien sûr. Les jolies femmes ne sont pas rares à
la cour de Sa Majesté.
Il s'inclina devant le roi, qui apprécia ce compliment
à sa juste valeur.
— Bien dit ! Mais j'exige que vous me présentiez la
dame de votre cœur. Dorénavant, on n'aura le droit de
courtiser une belle qu'avec mon approbation. Car tel
est notre bon plaisir.
Tout le monde rit de bon cœur. Claire vit néanmoins
Shane se renfrogner en pâlissant un peu. Il venait de
remarquer la présence d'un gentilhomme de haute
taille, blond comme les blés, au visage poupin et arrogant. A son bras se pavanait lady Mildred Cannon, fort
contente d'elle-même.
— Shane, te voilà donc rentré des colonies, dit le
gentilhomme.
— On dirait, répondit l'intéressé d'un ton sec.

192

— Messieurs, vous oubliez les bonnes manières,
intervint Charles en se tournant vers Claire. Lady
Claire Leyton, permettez-moi de vous présenter Ian
Lambert et Mildred Cannon, l'épouse de John Cannon,
l'un de mes plus fidèles conseillers.
Claire salua protocolairement, sans mentionner
qu'elle avait déjà fait la connaissance de Mildred.
Celle-ci ne tenait sans doute pas à raviver de cuisants
souvenirs en compagnie de son nouveau cavalier.
Ce dernier semblait déshabiller Claire du regard.
— Comment se fait-il que j'aie dû attendre jusqu'à
ce jour pour faire la connaissance de la plus belle
femme de la Cour? s'enquit-il avec galanterie.
Mildred pinça les lèvres, assez peu satisfaite de
l'empressement de son compagnon. Ian se tourna alors
vers Shane.
— Nous fêtons donc ton retour auprès de Sa
Majesté, Shane. Vas-tu te fixer dans la mère patrie?
Serais-tu guéri de ta passion des voyages ?
D'un geste de propriétaire, Shane posa la main sur
l'épaule de Claire.
— Je ne suis pas l'homme d'une seule passion, mon
cher.
Il se fit un silence. Comme pour le rompre, Claire
posa une question que l'on pouvait trouver ingénue :
— Lord Cannon ne vous accompagne pas à la Cour,
milady ?
— Non, il est alité, lui fut-il répondu d'une voix
glaciale. Il ne nous rejoindra que lorsque la fièvre
l'aura quitté.
Poursuivant son avantage, Claire continua à jouer
les étourdies.
— Vous ne craignez pas pour sa vie ? On parle de la
peste...

193

— Seuls les gens du peuple en meurent, affirma
Mildred avec dédain. Malgré son âge, mon mari est
fort comme un chêne. Comme il connaît mes goûts
pour les fêtes de la Cour, il m'a demandé de l'y précéder. Je vous le présenterai dès son arrivée.
— A propos de fête, Votre Majesté, reprit Ian Lambert à l'intention de Charles, j'ai hâte de damer le pion
à tous vos courtisans. Il y aura une partie de chasse,
naturellement ?
— Bien sûr. Si le temps le permet, ce sera pour
demain.
— Quelle joie, Sire !
Il se tourna vers Shane.
— Driscoll, quand on a le pied marin, on se tient
souvent mal à cheval. Tu ferais mieux de rester demain
au château, avec les dames...
— Rassure-toi, Ian, je sais encore tirer à l'arc,
répondit Shane, une lueur de défi dans les yeux. Et je
monte depuis plus longtemps que toi.
— Et vous, lady Claire, suivrez-vous la chasse
royale ?
Du coin de l'œil, la jeune fille vit que Shane lui faisait signe d'y renoncer. Mais elle aimait trop relever
les défis pour se dérober. D'ailleurs, tous les membres
de sa bande n'étaient-ils pas formés au vol de chevaux ? Elle en connaissait plus en équitation que Shane
ne pouvait le soupçonner.
— Bien sûr! J'ai hâte d'avoir cet honneur!
— Voilà une femme selon mon cœur, commenta
l'incorrigible Ian. Et vous, Mildred?
— Vous savez bien que je déteste la chasse, c'est
trop salissant et trop cruel. Demain, je prendrai le thé
au coin du feu pendant que vous irez jouer les Nemrod!

194

— Au coin du feu, on ne risque guère de forcer une
biche, fit observer Charles, non sans pertinence.
— Il est vrai, mais on peut y faire d'autres rencontres, plus... intéressantes, Votre Majesté, rétorqua
Mildred avec un sourire entendu.
— En tout cas, reprit le roi, je suis sûr que vous ne
vous refuserez pas ce soir à notre compagnie, Mildred.
J'organise une grande fête, avec des acrobates et des
musiciens ambulants.
— Serait-ce en mon honneur, Majesté?
— Non, pas du tout. En l'honneur de Shane, mon
meilleur ami, en l'honneur de son retour parmi nous.
Sensible à cette royale impertinence, Mildred ne put
s'empêcher de jeter au roi un regard furieux, qui
échappa à Charles, mais que Claire remarqua avec une
certaine satisfaction.
— Trêve de paroles, mangeons ! lança le souverain.
Je suis encore tout barbouillé du dîner d'hier soir. Pour
m'en remettre, une seule médecine : manger encore!
Sans oublier de boire un peu, naturellement.
Dans les différents groupes, il n'était plus question
que de chasse, de fête et de divertissements en tout
genre. Du coin de l'œil, Shane surveillait quant à lui sa
voisine. Il ne fut pas déçu. Le sourire radieux, le regard
lointain, Claire empocha soudain, le temps d'un éclair,
quelques friandises. Il l'aurait volontiers étranglée sur
place.
Ces sucreries, elle ne les emporterait pas au paradis !
Nerveuse comme une débutante avant son premier
ral. Claire se contemplait dans le miroir de sa psyché
en faisant des mines.
— Si vous continuez à vous agiter, vous ne serez
ornais prête, milady !

195

— C'est votre faute, Lisbeth. Pourquoi avez-vous
renvoyé toutes les femmes de chambre ?
— Je dois vous parler seule à seule, milady.
A l'intonation de la gouvernante, Claire comprit
qu'il se passait quelque chose de grave. En bonne stratège, elle décida de prendre l'offensive.
— Qu'est-ce que j'ai encore fait, Lisbeth? Ne me le
dites pas, je le sais. D'accord, j'ai beaucoup trop
mangé au petit déjeuner. Mais mettez-vous à ma
place! Tout est tellement délicieux à la table du roi
qu'il est bien difficile de résister à la tentation. Une
vraie lady doit avoir un appétit d'oiseau, et moi j'avais
une faim d'ogre. La prochaine fois, j'essaierai de me
modérer, c'est promis.
Un peu gênée, Lisbeth cherchait ses mots.
— Il ne s'agit pas seulement d'appétit, milady.
Lord Ashton critique l'usage que vous faites des
poches de votre robe. Il faudrait les coudre, d'après lui.
— Ce n'est pas du vol ! Je fais ça tout naturellement. Et le roi n'est pas à quelques gâteaux près, il me
semble.
— Si quelque autre convive avait surpris votre
manège, votre réputation était perdue, et le plan de
milord Shane échouait, tout simplement.
Claire réfléchit un moment à ces propos.
— Qu'il se rassure, Lisbeth. Je suis trop habile
manipulatrice pour cela. Jamais je ne me suis fait
prendre.
Tant de sincérité avait quelque chose de si désarmant que Lisbeth dut se mordre la lèvre pour ne pas
sourire.
— Ce qui est fait est fait, milady, n'en parlons plus.
Mais ne recommencez pas, vous l'avez promis. Pour
l'instant, il y a plus important : pendant la soirée, vous

196

allez voir beaucoup de visages nouveaux, être assaillie
de questions et de compliments. Il faut surtout que
vous ne perdiez pas votre sang-froid, que vous ne vous
laissiez pas dépasser par les événements.
— Et vous, Lisbeth, vous connaissez bien les gens
de la Cour?
Lisbeth eut un sourire modeste.
— Oui, pour la plupart, milady.
— Alors, dites-moi ce que vous savez sur Ian Lambert.
La brosse à cheveux que Lisbeth maniait avec énergie resta suspendue en l'air, immobile. Dans le miroir,
le regard des deux femmes se croisa.
— Il vous intéresse donc ? Pourquoi ?
— Ses rapports avec Shane sont étranges. Ils
semblent se détester depuis toujours.
— Vous êtes une fine observatrice, milady. Leur
rivalité ne date en effet pas d'hier. Elle est traditionnelle dans leurs familles. Tout est la faute des
Lambert, naturellement. Ils ne cessent de désirer les
avantages d'autrui; la jalousie les dévore. J'ai bien
connu le père de Ian. Il convoitait la mère de Shane, la
belle lady Catherine Driscoll.
— Il désirait la femme d'un autre?
— Mais oui. Dieu sait pourtant que la vertu de lady
Catherine était inattaquable. Elle n'avait d'yeux que
pour son mari, elle l'adorait. Mais cette attitude, si rare
à la Cour, attisait sans doute l'envie du père de Ian. Il y
a ainsi des gens qui ne rêvent que de posséder ce qui
ne leur appartient pas et ne pourra jamais leur appartenir.
— Mais entre Ian et Shane, quel est l'enjeu?
Lisbeth haussa les épaules. Plaçant un dernier
peigne d'or dans la chevelure de Claire, elle prit un
peu de recul pour juger de l'effet.

197

— L'amitié du roi, je suppose. Presque tous les
courtisans ne cherchent à plaire au roi que dans leur
propre intérêt. Notre souverain n'a rien à refuser à lord
Ashton, qui ne lui demande jamais rien. Il en a même
refusé, des titres et des terres ! Ian Lambert ne
comprend pas cette attitude et ne rêve que de supplanter Shane Driscoll dans l'estime du roi. A mon avis, il
perd son temps !
— Ainsi donc, Shane ne sollicite j a m a i s de
faveurs ?
— Il a bien trop de dignité pour cela et un véritable
attachement aux Stuart.
Claire sourit avec gratitude. De toute évidence, la
gouvernante vénérait son maître.
— En ce qui concerne Ian Lambert, vous voilà prévenue, reprit Lisbeth. Mais la plus dangereuse, ajoutat-elle en baissant la voix, c'est lady Mildred. Méfiezvous d'elle. Tout le monde sait qu'elle n'a épousé son
oncle que pour son titre et surtout pour sa fortune.
Lord John Cannon est un saint. Sa femme, c'est tout le
contraire.
— Mais pourquoi m'en méfier? Je n'ai rien à voir
avec elle.
— C'est une femme orgueilleuse et cruelle, qui ne
recule devant rien pour contenter ses désirs. Elle est
jalouse de votre jeunesse et de votre beauté. Mais il y a
surtout...
— Il y a surtout qu'elle veut s'approprier Shane,
compléta Claire.
Lisbeth hocha la tête, étonnée de tant de perspicacité
chez une jeune fille aussi dépourvue d'expérience du
monde.
— En effet, mais elle n'y parviendra jamais. Mon
maître la connaît trop bien. Trêve de médisance, ne

198

pensons qu'à notre soirée ! Pour qu'elle soit réussie, je
vous ai apporté ceci.
Elle tendit à Claire un petit flacon de cristal.
— C'est un parfum qui vient de France. Je l'ai
choisi pour vous. Mettez-en une goutte sur le bout du
doigt pour en frotter votre cou et votre gorge.
Claire s'exécuta. Une fraîche odeur de fleurs sauvages l'enveloppa tout entière.
— J'en étais sûre! s'exclama Lisbeth, qui rayonnait
d'aise. Voilà le parfum qui vous convient, il vous sied
à merveille. Et maintenant, debout !
Claire obéit. La gouvernante lissa les plis de la robe
de satin.
— Vous voilà prête, milady. A présent, dépêchezvous d'aller rejoindre lord Ashton dans le salon. Il
vous attend avec impatience.
Des deux mains, Claire souleva sa robe pour se
rendre dans le salon. Le souffle un peu court, elle y
pénétra, pour s'arrêter dans l'embrasure de la porte.
Shane, qui méditait devant la cheminée, leva les
yeux.
Quand ils n'étaient que des petits garçons, avec
Charles et James, tous trois avaient relevé un défi : traverser à la nage un torrent glacé en plongeant d'un
vieux chêne. James avait sauté le premier et annoncé
de l'autre rive, en grelottant, que l'eau était bonne.
Charles était tombé en plein courant, poussant des cris
de terreur, mais il avait abordé sans dommage. Pour les
surpasser, Shane, en grimpant plus haut dans l'arbre,
était parvenu à plonger plus loin, en plein sur un rocher
affleurant la surface. Assommé, inconscient, emporté
par les flots glacés, il avait failli se noyer. Il se souvenait souvent de cet incident, qui lui avait procuré la
plus violente émotion de sa vie.

199

Aujourd'hui, il en connaissait une plus violente
encore. Comment une femme pouvait-elle être aussi
fascinante? se demandait-il en regardant Claire. Tant
de beauté coupait le souffle, à en mourir.
D'un vert émeraude, la robe de satin, très décolletée,
comportait des manches évasées qui se rétrécissaient
jusqu'aux poignets. Soulignés par des flots de rubans,
les volants cascadaient en vagues mousseuses. Retenue
par des peignes d'or très simples, la chevelure de
Claire s'élevait très haut, tandis qu'une longue tresse
venait lui caresser le sein gauche.
Shane dut vider son verre pour recouvrer ses esprits.
— Milady, vous êtes...
« Belle » ? Le terme lui parut banal. « Magnif i q u e » ? C'était plat. Comment exprimer toute son
admiration ?
— Vous êtes très jolie, déclara-t-il enfin tout en
maudissant la pauvreté de son vocabulaire.
— Merci, milord.
— Un peu de porto?
— Pensez-vous que j'en aie besoin?
— Non, je ne le crois pas.
— Mais j'en ai tellement envie!
Claire éclata d'un rire sonore et frais, qui fit frissonner Shane. Il lui présenta un verre. Quand leurs doigts
se frôlèrent, il frémit derechef.
Un parfum de fleurs sauvages la baignait, s'exhalait
de son cou et de sa gorge. Etait-ce une illusion ? Sinon,
qui lui avait fourni une essence aussi rare, aussi différente des parfums sucrés et lourds qu'affectionnaient
toutes les dames de la Cour?
Tout en s'appliquant à ne boire qu'à petites gorgées,
ainsi que Lisbeth le lui avait enseigné, Claire observait
avec étonnement cet homme qui semblait chez lui à

200

Hampton Court. Qu'il était loin, l'officier brutal et
autoritaire contre lequel elle — ou plutôt Forban —
s'était battue quelques semaines plus tôt! En fait, ils
semblaient aussi métamorphosés l'un que l'autre. En
pourpoint de satin vert et doré sur une culotte blanche
ajustée, Shane ne respirait qu'un raffinement princier.
Mais sous cette parure sophistiquée, on devinait des
muscles d'acier, un corps d'athlète, toute la puissance
d'un héros sûr de soi-même.
D'un coffre d'ébène, Shane en retira une enveloppe
de soie, qu'il ouvrit. L'éclat des pierres précieuses en
jaillit.
— Voilà les bijoux que je vous demande de porter
ce soir.
Claire blêmit, épouvantée à l'idée de porter autour
de son cou une telle fortune. Dans ce collier d'émeraudes serties de diamants blancs, il y avait de quoi
acheter toute une province. D'une main hésitante, elle
caressa avec respect les joyaux dont Shane attachait
précautionneusement le fermoir.
— Milord, vous avez tort. Ce collier est trop précieux pour qu'on ose le porter.
— Vous avez raison, Claire. Sa valeur est si fabuleuse qu'il pourrait payer la rançon d'un roi. Il est dans
ma famille depuis quatre générations. La plupart des
gens de la Cour ne l'ont jamais vu, mais tous en ont
entendu parler. Voici les boucles d'oreilles assorties.
Je vous laisse les mettre vous-même.
Claire se dirigea vers un miroir pour les fixer avec
soin, les mains tremblantes. Quand ce fut fait, elle se
retourna vers Shane.
— Je les ai bien mises? Vous comprenez, je n'ai
pas l'habitude...
— Vous êtes la perfection même, dit-il simplement.

201

La perfection même. Comme c'était vrai ! songea
Shane en lui caressant lentement le menton, avant de
laisser ses doigts s'attarder plus haut, sur la douceur
des joues pâles de Claire. Malgré ses frayeurs, ses
appréhensions, malgré ses origines populaires, la jeune
fille, noble et fière, incarnait l'idéal de l'aristocratie.
Comme il avait bien choisi sa complice ! Une telle
beauté, une telle allure avaient de quoi subjuguer toute
la Cour, et le roi même. Qui oserait mettre en doute sa
passion pour cette créature de rêve ?
Dans un effort extrême de volonté, Shane interrompit son geste. Non, il ne devait plus toucher, effleurer même, cette peau si douce, cette fille si ensorcelante, au risque d'y perdre son cœur et son âme.
Maintenir ses distances, n'était-ce pas un des principes
de sa caste?
La soudaine réserve dont faisait preuve Shane
apporta à Claire un peu de tranquillité. Pourquoi sentait-elle sa volonté se dissoudre chaque fois que Shane
l'approchait? Pourquoi se soumettait-elle aussi naturellement à des pulsions incontrôlables, elle qui tirait
une grande fierté de sa force de caractère? Si Shane
prenait conscience de son pouvoir sur elle, il ne manquerait pas d'en profiter.
Elle garda les yeux baissés, pour qu'il ne puisse pas
y lire ses pensées.
— Vous êtes prête à affronter la foule? demandat-il.
Claire fit un signe d'assentiment.
— Eh bien, allons-y ! dit Shane en lui prenant la
main.

202

Dans une autre aile du château, presque déserte, loin
de toute agitation importune, deux personnes conversaient à voix basse sur un sofa, dans une petite pièce
isolée.
— Nous avons bien fait d'attendre. Le duc d'York
viendra bientôt rejoindre son frère et son cousin. Les
trois compères tomberont dans le même piège.
— J'aurais préféré nous débarrasser d'abord de
Shane Driscoll. Il risque de nous gêner.
— Puisque l'occasion de le faire disparaître ne s'est
jamais offerte, nous devons tirer avantage de sa présence. Quand pensez-vous passer à l'action?
— Je ne sais pas encore. Mais cette fille peut nous
être utile. J'ai ordonné une enquête sur elle et sa
famille.
— Et si vos recherches ne mènent à rien ?
— Alors, je changerai de tactique. Une chose est
sûre : le roi doit disparaître, et Shane Driscoll doit passer pour son meurtrier. Alors, le royaume nous appartiendra.

203

10.

A n'en juger que par le vacarme des rires, des cris et
de la musique, dont les échos retentissaient bien avant
qu'on ait atteint la grande salle, la fête battait déjà son
plein avant même d'avoir commencé.
Sur le pas de la porte, Claire voulut faire une halte,
pour jouir du spectacle. A chaque extrémité de la
pièce, des troncs entiers brûlaient dans d'immenses
cheminées. Des milliers de luminaires, sur les murs,
les lustres, les tables, dispensaient une clarté vive et
chaude.
Plus de trois cents convives occupaient les deux
longues tables parallèles, chargées de cristaux et de
plats d'argent. Entre elles, sur une haute estrade, des
acrobates faisaient leurs tours, pour la plus grande joie
de l'assistance.
Vêtus des couleurs les plus tendres et les plus vives,
les invités faisaient eux-mêmes l'essentiel du spectacle. Des bijoux brillaient de toutes parts, les parfums
rares se mêlaient, montaient à la tête, figurant l'encens
de cette cathédrale païenne, tout entière dédiée au plaisir.
Les hommes, en tunique de soie ou de satin,
n'avaient rien à envier aux femmes en matière de

205

parure, avec leur col de dentelle, leurs décorations et
leurs bagues.
Shane sentit la main de Claire se crisper sur son
bras. Il la recouvrit de la sienne, comme pour la protéger.
— Etes-vous prête à vous immerger dans cette
foule, milady?
— Je suis prête.
— Vous ne craignez pas de vous noyer dans ce
tourbillon ?
— Pas du tout. C'est ainsi que j'ai appris à nager.
— Comment cela?
Claire eut un sourire amer.
— Un jour d'hiver, mon beau-père m'a jetée dans
les flots glacés de la Tamise, juste en face de notre
maison. Il m'a dit de nager jusqu'à l'autre rive, pour
éviter à ma mère le chagrin de perdre sa fille unique.
Et puis, il est parti, sans se soucier de moi. Je ne me
suis pas noyée... et j'étais même chez nous avant lui.
— Quel misérable individu ! Donnez-moi son nom,
j'aimerais lui dire deux mots.
— Il n'appartient pas à votre milieu, milord. Et personne ne souhaite rencontrer l'ignoble Osbert, surtout
pas moi.
— Aujourd'hui, rappelez-vous que vous n'êtes plus
seule, Claire. Vous pouvez compter sur moi. Vous
allez plonger dans la foule, mais je serai toujours à
votre côté.
Les yeux dans les siens, elle sourit.
— Alors, la traversée me sera facile, milord.
Ils s'avancèrent entre les deux tables. Leur entrée fit
sensation. Des murmures et des exclamations s'élevaient de toutes parts. Les femmes comme les hommes
s'extasiaient, les unes sur les bijoux de Claire, les
autres sur sa beauté.

206

Certains se taisaient, par discrétion ou par envie.
Ni Claire ni Shane, qui passait de l'un à l'autre en
saluant chacun par son nom, ne remarquèrent les
regards d'un gentilhomme qui respirait la haine et la
jalousie. La main crispée sur son verre, les mâchoires
serrées, il contemplait la scène avec une sorte de fureur
conquérante.
Comme la vie de ce Shane Driscoll avait été facile !
songeait-il. Né d'une mère de sang royal et d'un père
qui possédait les meilleures terres d'Irlande, il avait
toujours vécu dans le luxe et la facilité. Lui-même
n'avait pas eu cette chance. Pour parvenir, il s'était vu
contraint de s'incliner, de ramper devant des incapables qui ne méritaient pas le pouvoir.
Les choses allaient changer, cependant. Ces paltoquets imbus de leur naissance, qui ne méritaient ni leur
richesse ni leur puissance, connaîtraient bientôt le goût
amer de la défaite. Alors, le royaume tomberait entre
des mains dignes de le régenter.
Sa voisine était quant à elle verte de jalousie.
Jamais encore elle n'avait eu l'occasion de voir les
célèbres émeraudes de la collection Driscoll. Elles
étaient plus admirables encore que ne le disait la
légende. A côté d'elles, les bijoux que lui avait offerts
son mari n'étaient que de la pacotille. Par désir de posséder richesse et respectabilité, elle avait sacrifié les
plus belles années de sa jeunesse au profit d'un vieillard qu'elle méprisait. Les compensations qu'elle se
permettait maintenant n'étaient que de pâles illusions
de bonheur, elle le savait bien.
Dieu qu'elle haïssait la fille que Shane présentait si
orgueilleusement aux convives. Elle la détruirait un
jour, après l'avoir humiliée. Tant de rancunes accumulées seraient enfin satisfaites. Et Shane regretterait son
indifférence, mais trop tard.

207

Des trompettes sonnèrent en fanfare pour annoncer
le roi. Aussitôt, toute l'assistance se dressa pour
l'accueillir, rangée en deux rangs symétriques.
Charles fit son entrée, comme pour un triomphe, en
costume de satin blanc rehaussé d'or, avec un grand
col de dentelle blanche. A son épaule, une courte cape
écarlate portait ses armoiries.
Au passage du roi, les dames faisaient la révérence
et les hommes s'inclinaient. Quand il parvint au niveau
de Claire, il observa une halte pour lui baiser la main.
— Milady, vous êtes la plus belle fleur de mon
royaume.
Claire se contenta de rougir, trop émue pour trouver
une réponse adéquate à ce compliment.
— Shane, reprit le roi, tu es là, au côté de cette
jeune beauté, comme par hasard ! Tu vas me rendre
jaloux, mon cher!
Shane rit avec le souverain, puis aperçut soudain son
autre cousin, James, duc d'York, qui remontait vivement la travée avec une dame, pour rejoindre son frère.
Les deux hommes se donnèrent l'accolade, avec effusion.
— James! Tu viens d'arriver?
— Il y a un instant, avec les ombres de la nuit ! Je
n'ai eu que le temps de me changer pour participer à la
fête. Puis-je te présenter Nell Tremayne, la vedette des
théâtres de Londres?
L'actrice, d'une beauté assez quelconque, était dotée
d'une superbe chevelure d'un noir de jais.
— Madame, dit Shane en s'inclinant, votre renommée a franchi les océans. James, je te présente lady
Claire Leyton.
Le duc d'York accusa le coup. Les sourcils froncés
en signe d'interrogation, il échangea avec son cousin

208

un regard entendu. Son visage se détendit enfin en un
sourire quelque peu ironique.
— Lady Claire Leyton ? Quel joli nom ! Tu me
sembles bien cachottier, mon cher... Cette beauté apparaît à la Cour comme par surprise !
— C'est toute une histoire, intervint le roi. Ils se
sont rencontrés il y a plus de deux ans, avant que
Shane ne parte aux colonies. En son absence, ils se
sont adressé de belles lettres d'amour, et voilà le résultat.
— Des lettres d'amour, vraiment? répéta James qui
s'amusait beaucoup.
— Question stupide ! observa son frère avec impatience. Shane et James, vous prendrez place à ma table
— avec vos dames, naturellement.
La table du roi était dressée sur une estrade. Dès que
Charles se fut assis, le dîner d'apparat put commencer,
dans une atmosphère joyeuse et bruyante. Les rires et
les cris couvraient souvent les harmonies de l'orchestre
qui se dépensait pourtant sans retenue. Charles avait
Claire à sa droite, Nell à sa gauche, chacune accompagnée de son chevalier servant.
— Qu'en pensez-vous, Claire? murmura Shane
dans le brouhaha.
— J'en suis éberluée. Tout ce faste, toutes ces
belles dames...
— Vous êtes la plus belle de toutes, Claire.
— Inutile de me faire des compliments, milord, personne ne vous entend.
Etait-elle vraiment inconsciente de sa beauté? se
demanda Shane. Pensait-elle qu'un compliment aussi
sincère n'était proféré qu'à l'intention de leur voisin,
dans le cadre de la supercherie élaborée à l'encontre de
Charles ? Il y avait comme un mystère dans cette jeune

209

fille si fascinante, si intelligente et si simple. Si audacieuse aussi, Shane n'avait garde de l'oublier.
— James ! Demain sera jour de chasse, annonça
Charles à son frère.
— Voilà une bonne nouvelle ! J'espère qu'il y aura
du soleil. Il y a des semaines que je n'ai pas abattu un
cerf. A défaut, je me contenterai de toute une compagnie de faisans.
— Pourquoi pas les deux ? reprit le roi. Lady Claire
sera des nôtres. Vous aussi, Nell ?
— Je ne connais pas l'équitation, Votre Majesté.
— Comment est-ce possible? Heureusement, lady
Claire relèvera l'honneur des dames ! Elle ne manque
pas de caractère !
Se penchant derrière Claire, il tira la manche de
Shane.
— Je me demande où mon frère va chercher ses
maîtresses, lui confia-t-il. A voir celle-ci, avec sa tête
de cheval, je croyais qu'elle compensait son absence
d'attraits par des qualités de chasseresse, mais bernique ! Il veut sans doute faire pénitence.
Claire, bien placée pour ne rien perdre de l'humour
royal, faillit s'étrangler de rire. Elle recouvra son
sérieux quand il posa la main sur la sienne.
— Regardez, milady, comme c'est appétissant.
Sur un brancard, des laquais transportaient à grandpeine une truie cuite à la broche, toute dorée et craquante, ornée de pommes et d'oranges. Une fois présentée au roi, on commença à la découper, les meilleurs morceaux allant bien sûr à sa table.
Claire, dans son giron, étreignit la main qu'il venait
de prendre dans la sienne. Le roi l'avait touchée ! Sans
savoir pourquoi, elle eut envie de pleurer.
Pour le petit peuple de Londres, le roi vivait dans un

210

autre univers. Détesté ou craint, on le considérait
comme un Dieu. Et voilà qu'il l'avait touchée familièrement, qu'elle riait avec lui, à sa table, à son côté...
Tout cela la dépassait.
Toujours aux aguets, Shane s'inquiéta.
— Que se passe-t-il, m i l a d y ? Vous avez un
malaise ?
Claire respira profondément pour recouvrer son
sang-froid.
— Non, Shane, tout va bien.
Il constata en effet que son visage reprenait ses couleurs. Comme l'avait fort bien dit le roi, Claire Leyton
ne manquait pas de caractère.
Le repas prenait fin. Repus de mets succulents,
échauffés par le vin qui coulait à flots, les convives
haussaient le ton, s'excitaient dans de joyeuses
palabres.
La table du roi fut débarrassée la première, emportée
par des laquais, tandis qu'à sa place on installait un
grand fauteuil qui faisait comme un trône. De ce poste
d'observation, Charles ne perdrait rien du spectacle.
Sur leur estrade, les musiciens eurent la bonne idée
d'interpréter des chansons traditionnelles, que la foule
reprit en chœur, puis des chansons de corps de garde
entonnées par les hommes seuls — pour la plus grande
confusion des dames et le plus grand plaisir du roi.
Mais celui-ci finit par se lasser de ce divertissement.
Dépêché par lui, un laquais réduisit l'orchestre au
silence.
— Qu'on ouvre le bal ! cria alors Charles.
Comme par enchantement, les deux longues tables
disparurent, pendant que les musiciens interprétaient

211

un intermède guilleret. Se disposant face à face, les
hommes et les femmes prirent leur place pour entrer
dans la danse.
— Claire, me ferez-vous le plaisir de danser avec
moi ? demanda Shane.
En riant de plaisir, Claire descendit de l'estrade
royale avec son cavalier au moment où les violons et
les trompettes donnaient le tempo entraînant d'une
danse écossaise.
— Décidément, Lisbeth vous a tout appris, même la
danse ! murmura Shane.
— C'est Humphrey, corrigea-t-elle. En cachette —
nous voulions vous faire la surprise. Mais je suis tellement maladroite...
— Pas de fausse modestie, vous dansez à ravir. Je
suppose que ce cachottier vous a surtout appris les
danses... traditionnelles ! Mais soyez rassurée, vous
dansez d'instinct, le rythme vous est naturel, et je suis
là pour vous guider un peu.
Leurs mains se rencontraient, leurs souffles se
mêlaient parfois. Claire était aux anges. Peut-être pourrait-elle ne danser qu'avec Shane, toute la soirée?
Cet espoir fut bientôt déçu lorsque le roi écarta
Shane pour prendre sa place.
— Va voir ailleurs si j'y suis, et laisse-moi exercer
mes privilèges, mon cousin, lança-t-il d'un ton jovial.
Shane s'inclina en souriant et disparut vers la table
où l'on servait des rafraîchissements.
— Vous aimez les danses écossaises, lady Claire?
Comme ce sont mes préférées, on en jouera beaucoup !
En habitué des fêtes, Charles était un excellent danseur. Mise en confiance par sa bonhomie, Claire se
laissait conduire avec souplesse.
— Vous savez que je suis jaloux ? reprit son noble
cavalier.

212

— Un roi ne peut jalouser personne, Majesté. Il n'a
rien à désirer, il me semble.
— Mais si. J'envie le sort de Shane. Vous êtes si
bien faits l'un pour l'autre !
— N'est-ce pas naturel quand... quand on aime,
Sire?
La gorge nouée, Claire avait eu bien du mal à prononcer le mot fatidique. Et pourtant, n'était-elle pas
experte en mensonges?
— Je peux toujours espérer que vous vous lasserez
un jour de Shane, poursuivit Charles. Vous aurez alors
peut-être la bonté de mettre fin à mon affreuse solitude! Mais j'ai bien peu de chances, hélas!
Son rire joyeux et communicatif démentait l'amertume de ses propos.
— Pensez à la chanson, Majesté, suggéra alors
Claire. Le roi a fait battre tambour...
— Bonne idée, j ' y penserai. Réunir toutes les
femmes du royaume, quel rêve !
— Ainsi, Votre Majesté serait certaine d'en trouver
de moins ordinaires que moi, Sire.
Charles s'arrêta soudain de danser. Les mains
posées sur les épaules de Claire, il la scrutait d'un
regard intense.
— Par tous les saints, Shane a trouvé tout seul celle
qui lui convient ! murmura-t-il comme pour lui-même.
L'unique.
— L'unique?
— Comme vous, Shane ne cesse de se sous-estimer,
expliqua le souverain. Il n'est conscient ni de son
charme ni de sa force. Je ne parle pas de force physique, naturellement, mais de la force d'âme, de la
force de caractère qui confère une autorité naturelle sur
autrui. En vous, milady, il a trouvé une femme de la
même trempe.

213

Interloquée, Claire cherchait une réponse qu'elle
n'eut pas à fournir. James s'avançait vers eux avec sa
maîtresse, l'air goguenard.
— Eh bien, Charles, tu es déjà fatigué de danser?
plaisanta-t-il. Place aux jeunes! A mon tour, s'il te
plaît.
— Moi, fatigué ? Si on me laisse boire, je danserai
toute la nuit.
— Alors, je te prête Nell. C'est une professionnelle.
— Une professionnelle de la danse, naturellement,
reprit le roi avec un clin d'œil égrillard. Dans mes bras,
madame !
Il partit avec sa cavalière, plus allègre que jamais.
Aux accents des violons, une mélodie plus lente
commençait. Le duc d'York prit la main de Claire.
Visiblement, il était dévoré de curiosité.
— Racontez-moi tout! dit-il précipitamment. D'où
sortez-vous ? Shane vous paie combien ? Question subsidiaire, mais j'y tiens : viendrez-vous chez moi quand
il repartira pour les colonies ?
Il parlait si vite que Claire, pourpre de fureur et de
honte, n'avait pu placer un mot de protestation.
— Quelle insolence, monsieur le duc !
James éclata d'un rire sarcastique.
— Ne vous fatiguez pas pour moi. Je suis au courant de toute cette comédie. C'est moi qui ai averti
Shane des noirs desseins de mon frère...
— Je ne comprends rien à ces sottises, excusezmoi.
Trop outragée pour se contraindre à respecter l'étiquette, Claire abandonna sur place le second personnage du royaume et s'éloigna, frémissante d'indignation. Richard était au courant. Le duc d'York aussi.
Qui d'autre encore? Combien de personnes dans
l'assistance connaissaient son imposture?

214

— Vous nous quittez déjà, milady? Pas avant de
m'avoir accordé cette danse, fit alors une voix doucereuse à son côté.
Avant qu'elle ait pu réagir, Claire se trouva dans les
bras de Ian Lambert, qui la ramena parmi les danseurs.
Il souriait de toutes ses dents, mais ses yeux calculateurs étaient de glace.
— Je comprends pourquoi les cavaliers s'empressent tant autour de vous, milady, déclara-t-il sur le ton
de la courtoisie mondaine. Votre charme n'a d'égal
que votre beauté.
— Vous êtes trop bon, milord.
Comment s'échapper? Claire était prise au piège.
Des pièges, elle en avait déjà connu : la maison familiale, la chambre de Shane... Il fallait alors faire contre
mauvaise fortune bon cœur. Et celui-ci, après tout,
semblait moins effrayant que les autres.
Jouant de la prunelle, elle feignit l'innocence.
— La belle Mildred Cannon... elle est votre maîtresse, n'est-ce pas, milord?
— Parmi bien d'autres, répondit-il en homme blasé.
Mais parlons plutôt de vous-même. Comment une
aussi jolie femme peut-elle s'enticher d'un marin?
Shane n'est qu'un aventurier, qui vole de port en port
et de cœur en cœur. Vous ne le retiendrez pas.
— C'est sans doute ce qui fait une partie de son
charme, répliqua Claire avec un sourire désarmant.
Ian pinça les lèvres en blêmissant. Claire se réjouit
d'avoir atteint un point sensible.
— Et puis, j'aime le risque, les défis, ajouta-t-elle.
— Alors, nous sommes faits pour nous entendre,
dit-il en la serrant plus fort qu'il n'était nécessaire. Moi
aussi, j'adore les défis.
Sa main lui pétrissait l'épaule. Claire eut de la peine
à ne pas grimacer de dégoût. Quel ignoble personnage !

215

— Vous devriez surveiller votre vocabulaire,
milord. Vous confondez « lancer un défi » et « essuyer
un refus ».
Claire comprit qu'elle était allée trop loin. Fou de
rage, Ian la pressa plus étroitement encore pour lui parler en pleine figure, les yeux dardant des éclairs.
— Sachez qu'aucune femme ne m'a jamais résisté,
jeune insolente. Prenez garde ! Craignez que je ne jette
mon dévolu sur vous ! Vous ne seriez pas la première
arrogante que Ian Lambert aurait brisée.
Ce dément osait la menacer ! Claire fit un effort pour
se dégager, mais en vain. Ce démon était trop fort. Et il
semblait jouir de la terreur qu'il inspirait.
Comme pour affirmer sa puissance, il tenta, malgré
la foule, de baiser les lèvres de Claire. Mais sa tentative échoua.
Tant de brutalité avait quelque chose de terrifiant.
Claire, alors, se souvint d'Osbert. Cette sauvagerie
impitoyable choquait plus encore chez cet aristocrate
aux mœurs en principe raffinées, qui devait plus qu'un
autre refréner ses pulsions criminelles. Maintenues
confinées par les conventions sociales, elles n'en éclateraient sans doute qu'avec plus de violence.
Fort opportunément, une voix vint délivrer la jeune
fille de ses tourments.
— A mon tour ! dit Shane en posant sans douceur sa
large main sur l'épaule de Ian.
— Lady Claire est vraiment charmante, dit ce dernier avec un sourire contraint. Et elle ne manque pas
de conversation.
Silencieuse, les yeux baissés, Claire se laissa emporter dans les bras de Shane par la musique. Quand
l'orchestre se tut, leurs regards se croisèrent. Celui de
Shane exprimait inquiétude et colère.

216

— Il vous serrait de bien près, remarqua-t-il, le
visage dur. De quoi pouviez-vous donc bien parler?
— De vous, naturellement, répliqua Claire d'une
voix furieuse. Cet imbécile m'a appris que vous aviez
une femme dans chaque port, et que lui-même... Mais
n'en parlons plus, ce personnage me dégoûte.
Shane la contempla, blême et tendue. Si elle affectait la colère, c'était à l'évidence pour ne pas pleurer.
— Venez avec moi, nous allons monter dans la
galerie pour observer les autres. Un peu de porto et
beaucoup de tranquillité, voilà ce qu'il nous faut.
D'ailleurs, puisque nous devons attendre le départ du
roi pour quitter la fête, on ne trouvera pas mauvais que
deux amoureux recherchent un peu d'intimité.
Sous le coup de l'émotion, Claire tremblait encore.
Appuyée à la balustrade de la galerie, comme dans un
théâtre, elle respirait profondément, tâchant de recouvrer son sang-froid. Shane, qui l'observait en silence,
souffrait de sa détresse. Lui aussi se sentait malheureux, à cause d'elle. Quelle n'avait pas été sa fureur
quand il l'avait aperçue tout à l'heure dans les bras de
Ian Lambert ! Et maintenant, il ne pouvait supporter la
mélancolie qui accablait Claire. Après tout, il en était
responsable.
Leur silence se prolongeait alors qu'en bas la fête
battait son plein.
— La situation soulève bien des difficultés, mais
vous étiez prévenue, dit enfin Shane, comme pour plaider sa cause.
— Je ne les imaginais même pas, avoua Claire.
Mais je n'ai pas le choix, vous le savez bien, milord, je
suis votre prisonnière. Votre créancière aussi, puisque

217

vous m'avez promis une certaine somme dont je n'ai
pas encore vu le premier sou.
— Je suis homme de parole, rassurez-vous.
Un silence pesant retomba entre eux, qu'ils ne cherchèrent pas à rompre. En bas, sous leurs yeux, les
couples tournoyaient, tapaient dans leurs mains, frappaient des pieds, dans une allégresse folle.
Shane prit un peu de porto, qui lui sembla piquant
comme du vinaigre. Au diable les femmes ! Pour le
rendre malheureux, pour gâcher son plaisir, il suffisait
à celle-ci de danser avec n'importe qui pour le rendre
malade de jalousie.
La jalousie? Quel sentiment vil et destructeur,
indigne d'un homme de son rang. Et pourtant...
Comme il avait sottement souffert de voir Claire
danser avec le roi, puis avec James. Et quand, plus
tard, elle s'était trouvée en compagnie de Ian, il n'avait
pu y tenir. Au risque de se montrer ridicule, en bousculant les couples, il était venu réclamer celle qui lui
appartenait.
Quelle idiotie ! Aucune femme ne lui appartenait, et
il n'appartenait à aucune. Trop soucieux de son indépendance pour s'attacher à personne, Shane n'allait pas
tomber sous le joug d'une femme, et surtout pas de
celle-ci, une fille des rues, une voleuse, une vulgaire
fille du peuple.
Il l'observa à la dérobée. Claire n'avait rien de vulgaire. La plupart des duchesses et des comtesses qui
s'agitaient autour des musiciens lui enviaient sans
doute son élégance naturelle, son port de reine. Elle
avait tout d'une dame de haute lignée.
Et Claire n'appartenait à personne. A aucun homme.
« Pas encore, mais cela viendra », songea-t-il avec
un étrange pincement au cœur.

218

En bas, la musique s'interrompit soudain. Les courtisans s'immobilisèrent, tournés vers l'estrade royale,
où Jared Southerland parlait à l'oreille du roi. Des hallebardiers prenaient place, une foule de laquais s'affairait, les gentilshommes de la chambre entouraient le
souverain. Celui-ci se leva pour s'incliner devant la
foule qui le salua, les hommes la tête basse, les
femmes abîmées dans de profondes révérences.
— Le roi quitte la partie, indiqua Shane. Nous voilà
libres d'en faire autant. Voulez-vous regagner notre
appartement ?
Claire acquiesça d'un mouvement de la tête et se
leva, abandonnant sur le guéridon le verre auquel elle
n'avait pas touché. En lui donnant la main, Shane
observa qu'elle était toujours aussi pâle et soucieuse.
Dans le grand escalier, ils adoptèrent tous deux un
sourire de commande pour saluer tous ceux qu'ils rencontraient, dans l'agitation fiévreuse d'une fête finissante.
Une fois chez eux, Claire et Shane se rendirent
directement dans la chambre à coucher, où les attendait
un grand feu. Comme la veille, le lit avait été préparé.
Claire voulut aussitôt se débarrasser de ses bijoux, et
Shane vint l'aider à ouvrir le fermoir du collier. Elle
tenta de ne manifester aucun émoi quand elle sentit ses
doigts lui effleurer la gorge.
— Tout à l'heure, j'ai eu un mouvement d'humeur,
lui dit-il d'une voix mal assurée, et je vous demande de
me pardonner, Claire. Jamais je n'aurais dû vous abandonner aux pattes et aux crocs de ce chien de Ian Lambert. Je le regrette profondément.
— Je n'en suis pas morte, répondit-elle, le regard
lointain. J'ai déjà eu affaire à des gens de son espèce.
Elle avait prononcé ces mots avec une telle simplicité que Shane en fut bouleversé.

219

Tout naturellement, il lui caressa le cou et les
épaules, comme pour apaiser ses angoisses.
— Quand je vous ai demandé de jouer ce rôle difficile, je ne croyais pas que cela nuirait à votre réputation, Claire.
En relevant la tête d'un mouvement nerveux, elle
faillit lui effleurer les lèvres, tant ils étaient proches.
— Ma réputation? répéta-t-elle. Je ne suis qu'une
fille des rues, milord, une voleuse. Mes anciens amis
m'appelaient Forban, je vous le rappelle pour le cas où
vous l'auriez oublié. Passer pour la maîtresse d'un
grand seigneur tel que vous, ce serait plutôt une promotion.
— Mais beaucoup d'hommes de la Cour risquent de
vous prendre pour une fille facile.
— L'opinion des hommes m'indiffère.
« De tous les hommes sauf vous », pensa Claire au
fond de son cœur.
— Mais moi je tiens à votre réputation. Ils vous
doivent le respect.
Etreignant Claire avec douceur, Shane lui prit les
lèvres. Elle ne se déroba pas à sa caresse mais resta
immobile.
Quelle douceur, quel apaisement ! songea Claire
avec ravissement. Comme tout à l'heure, les doigts de
Shane sur sa gorge et sa bouche effaçaient toutes les
amertumes, toutes les rancœurs. Jamais personne ne
s'était soucié de prendre soin d'elle, de calmer ses douleurs, de vaincre ses craintes, de panser les plaies de
son cœur meurtri.
Non sans surprise, elle apprenait en outre qu'un
homme peut receler des trésors de douceur et d'attention. Mise en confiance, elle s'épanouissait entre ses
bras. Elle se dépouillait de toutes ses préventions

220

anciennes, de toute la défiance accumulée pendant son
adolescence, comme elle s'était dépouillée de la crasse
et de la défroque de Forban.
Elle aurait voulu que cet instant ne prît jamais fin et
qu'il continue à la tenir ainsi, pour la protéger, l'aider à
renaître à une nouvelle vie. S'il le voulait, Claire était
prête à lui appartenir, sans réserve.
Shane eut conscience de la métamorphose qui s'opérait en elle.
Dans un sursaut de volonté, cependant, il s'interdit
de saisir cette occasion, de ternir cette innocence. Non
sans effort, il se détacha d'elle, avec une infinie douceur.
Dans les yeux de Claire, il put lire le désarroi, la
peine, la frustration. Mais la paix de son propre cœur
était à ce prix.
Comme si rien ne s'était passé, il reprit la conversation où ils l'avaient laissée.
— Si Ian Lambert ose vous importuner de nouveau,
n'oubliez pas de m'en avertir.
— Je m'inquiète plutôt de votre cousin, le duc
d'York. Qui l'a mis au courant de votre machination?
Les sourcils de Shane se froncèrent.
— Que vous a-t-il dit?
— Il voulait tout savoir... Où, quand et comment
nous nous sommes rencontrés, combien je recevais
pour jouer mon rôle, et surtout...
— Eh bien ? Continuez !
— Non, j'en ai déjà trop dit.
— Mais j'ai le droit de savoir, Claire.
— Ce goujat m'a proposé d'aller dormir chez lui
quand vous serez reparti en Amérique.
Les affres de la jalousie, Shane les ressentait maintenant dans toute leur horreur. A la pensée que Claire

221

puisse appartenir un jour à un autre, il avait envie de
tuer. Par pudeur, cependant, il voulut occulter cette
fureur humiliante.
— L'imbécile, il risque de tout gâcher! dit-il simplement.
Claire ressentit cette banale réaction comme un coup
de poignard en plein cœur. Ainsi, ces moments
intenses qu'elle venait de vivre n'étaient qu'un simulacre de tendresse. Les baisers ardents que Shane
venait de lui prodiguer n'impliquaient ni sentiment ni
promesse d'un plus grand bonheur. Il ne songeait qu'à
prendre un peu de plaisir, sans se soucier d'elle.
S'il voulait préserver sa réputation, ce n'était que
par crainte de voir échouer sa ridicule machination.
— Laissez-moi seule un moment, milord ! dit-elle
en le repoussant. Je voudrais me mettre au lit sans
témoin importun.
Shane éprouva du coup une colère subite. Cette fille
osait lui donner des ordres?
— Je n'ai aucune envie d'assister à votre toilette,
jeune fille. Moi aussi, j'ai besoin d'un peu de tranquillité.
Au même moment, Shane se souvint des conseils
avisés de Humphrey. Une promenade nocturne dans le
parc lui ferait en effet le plus grand bien.
Sans un mot, il gagna la porte, qui claqua derrière
lui.
Longtemps, Claire resta à l'écoute. Ensuite, elle prit
tout son temps pour se préparer au sommeil, remâchant
sa rancœur.
Les hommes, quel univers incompréhensible, plein
de vices et de contradictions !
Ce qui était certain, se dit-elle un peu plus tard, alors
qu'elle attendait le sommeil, au lit, c'est que ce malo-

222

tru ne se pressait pas de payer ses services. Il fallait
donc qu'elle pense à dérober quelques babioles, pour
se mettre à l'abri de toute surprise.
Sur cette résolution apaisante, elle s'endormit profondément.

223

10.

Autour du château, un soleil radieux dispersait les
dernières brumes du matin. Une brise légère faisait
frissonner les fleurs des champs, apportant leur parfum
jusqu'au balcon où se trouvait Claire, appuyée à la
rambarde, un châle sur les épaules.
Aux petites heures, Shane était rentré se coucher
discrètement. Tentée un instant de lui souhaiter bonne
nuit pour lui signaler qu'elle ne dormait pas, Claire
s'était abstenue. Il avait sans doute trouvé une fille
facile parmi les danseuses qui continuaient à s'esbaudir après le départ du roi. Les échos de la fête avaient
en effet retenti tard dans la nuit, suggérant des turpitudes auxquelles ni le duc d'York ni le roi lui-même ne
répugnaient à prendre part, selon la rumeur publique.
Pourquoi Shane n'aurait-il pas imité ses compères?
Sans qu'elle sût pourquoi, cette idée faisait souffrir
Claire.
Mais de quel droit se mêlait-elle de porter un jugement sur les mœurs d'un personnage qui ne lui était
rien, sur une société dans laquelle elle ne faisait que
passer, en intruse, en actrice occasionnelle ? Une fois la
comédie jouée, le rideau tombé, Claire retrouverait les

225

rues de Londres, plus riche sans doute, mais définitivement éloignée des fastes de la Cour.
Dans le lointain, les bois et les prairies moutonnaient jusqu'à l'horizon. Que la campagne anglaise
était belle, vue de la tour d'un château ! A cette distance, toute trace de misère disparaissait, tout stigmate
de dépendance était aboli ; on pouvait avoir l'illusion
de vivre dans un pays de Cocagne, dans une sorte de
grand jardin paisible où même les petites gens connaissaient le bonheur.
— Bonjour, milady. Avez-vous bien dormi ?
Claire n'avait pas entendu Shane se réveiller. De
surprise, elle faillit sauter du balcon, au seul son de sa
voix.
Elle se retourna, le cœur battant à se rompre. Shane
était déjà levé. Torse et jambes nus, moulé dans une
culotte blanche, les cheveux en désordre et le menton
bleuissant d'une barbe naissante, il était plus séduisant
que jamais !
Il vint la rejoindre sur le balcon.
— Quel soleil ! lança-t-il d'un ton allègre. Beau
temps pour la chasse du roi. Et quel paysage... on ne
s'en lasse pas !
Au vrai, ce n'est pas la verte campagne du Middlesex que Shane contemplait. A contre-jour, la chemise
de nuit diaphane que portait Claire ne laissait en effet
presque rien ignorer de ses formes gracieuses et galbées. Le châle qui couvrait ses épaules et sa poitrine
faisait rêver aux trésors qu'il dissimulait. Sa chevelure
dénouée cascadait librement en boucles dorées dont le
soleil illuminait les franges.
— C'est la perfection même, en effet, murmurat-elle. A propos de cette chasse, vous savez, j'ai beaucoup réfléchi...

226

Elle lui jeta un regard timide, qu'elle détourna aussitôt, tant celui de Shane lui paraissait brûlant.
— J'ai eu tort de me proposer à l'étourdie pour la
suivre. Je sais me servir d'un arc et d'une dague, mais
je ne connais rien aux rites de la chasse. Peut-être vaudrait-il mieux que je vous attende au château, avec les
autres femmes.
— Certainement pas ! protesta Shane.
Il lui prit un instant le bras et retira aussitôt sa main,
comme sous l'effet d'une brûlure. Il ne fallait pas
même qu'il l'effleure, pour se garder de toute tentation.
— Moi aussi, j'ai eu le temps de réfléchir, alors que
je me promenais dans le parc, cette nuit.
Shane s'abstint de préciser qu'il n'avait fait cette
promenade apaisante que sur les conseils de Humphrey.
— Une chasse royale est un événement considérable, que vous ne devez manquer à aucun prix. Je
serai là pour vous guider. Charles serait déçu de ne pas
vous y voir. Il admire beaucoup les femmes comme
vous — les femmes de caractère, comme il dit.
Et Claire qui s'était un moment imaginé que Shane
désirait sa compagnie. Quelle erreur ! Shane ne voulait
que faire sa cour au roi, le séduire pour recouvrer plus
facilement sa liberté, reprendre la mer dans les meilleurs délais.
Mais la perspective d'une longue chevauchée la tentait. Confinée dans la demeure de Shane depuis plus de
deux semaines, Claire manquait singulièrement d'exercice. Au couteau comme à l'arc, elle surpassait en
habileté tous les membres de sa petite bande. Les aristocrates de la Cour valaient-ils mieux que les voyous
du port dans ce domaine? Elle avait l'envie un peu
folle de se mesurer à ces aristocrates prétentieux.
227

— Je vais mettre ma tenue de chasse, décida-t-elle.
Et elle alla tirer le cordon pendant que Shane
commençait ses ablutions. Habitué à la dure vie des
navigateurs, il avait coutume de procéder seul à sa toilette, sans l'aide de son valet, fait exceptionnel pour un
homme de son rang. L'observant à la dérobée, Claire
se sentait fascinée par les muscles souples qui jouaient
sur son torse, sur son dos, sur ses épaules surtout.
Quelle puissance ! Jamais elle ne pourrait s'opposer à
sa force, s'il prenait envie à Shane de l'exercer contre
elle, pour la battre... ou pour la séduire.
L'arrivée de Lisbeth vint la tirer de sa contemplation
et lui rappeler les exigences du moment.
— Lisbeth, je voudrais ma tenue de chasse.
— Nous allons donc chevaucher avec le roi !
s'exclama la gouvernante. J'appelle les femmes de
chambre.
A son tour, elle alla tirer un autre cordon.
Shane passa un justaucorps de laine épaisse et une
veste de chasse, puis enfila les longues bottes que
Humphrey, la veille, avait tenu à faire étinceler en personne.
Il gagna ensuite d'un pas vif la porte, pour échapper
au spectacle trop tentant que lui offrait Claire.
— Je vous attends dans le petit salon, milady. Nous
prendrons notre petit déjeuner avec mes cousins avant
d'aller choisir nos chevaux dans les écuries royales.
Claire fit un signe d'assentiment. En sortant, Shane
se heurta à une cohorte de servantes qui apportaient de
l'eau, des serviettes et du linge. Claire les accueillit
avec joie. Elle brûlait d'être prête à monter un cheval
fougueux et à vider tout un carquois !

228

— Voilà enfin les amoureux ! s'écria le roi sans discrétion. Venez prendre place près de moi, jeune amazone !
Claire, en longue redingote d'un brun roux et en tricorne bordé d'hermine, traversa la pièce au côté de
Shane sous les regards envieux de la plupart des invités.
— Beau temps pour la chasse, Majesté, dit-il en
aidant Claire à s'asseoir.
— Les éléments eux-mêmes obéissent à votre roi !
approuva pompeusement Charles, décidément en
verve.
Toute l'assistance s'esclaffa à cette boutade, à
l'exception de Mildred, qui fusillait Claire du regard.
Elle l'interpella avec une amère ironie :
— En redingote? Vous persistez donc à vouloir
sentir le cheval ?
Claire répondit à cette apostrophe par un sourire gracieux.
— Comme Sa Majesté elle-même, lady Cannon.
On sourit, et le roi se tapa sur les cuisses en éclatant
de rire.
— Bien dit ! On ne s'ennuie pas en votre compagnie, lady Claire. En venant à la chasse, vous sauvez
l'honneur du sexe faible... disons plutôt du beau sexe !
Il rit derechef à cette plaisanterie. Ian Lambert riait
aussi, mais dans un tout autre registre. Il ne put
s'empêcher de répandre son fiel.
— Avec un peu de chance, milady, vous abattrez un
canard boiteux, ou une tourterelle, si les rabatteurs
vous la mettent en cage !
Cette provocation ne resta pas sans effet. Claire blêmit.
— Au bal, vous m'avez confié que vous aimiez les

229



défis, milord. Eh bien, je vais vous en lancer un, si
Sa Majesté le permet.
— Un défi? s'exclama Ian, et lequel?
— Méfiez-vous, Claire, murmura Shane.
Trop irritée pour l'entendre, Claire fixa Ian dans les
yeux.
— Je parie de faire un meilleur tableau que vous,
milord, et d'abattre davantage de gibier.
— Vous plaisantez...
Ian, qui allait refuser ce pari ridicule, jeta un coup
d'œil à Shane. En constatant combien celui-ci semblait
contrarié, il se ravisa.
— Défi relevé, milady. Vous pariez combien?
Claire fut prise au dépourvu. Elle n'avait pas le sou
et ne possédait aucun objet de valeur. Une fois de plus,
elle s'était engagée à la légère, sur une impulsion.
Comment se tirer de ce mauvais pas? La colère de
Shane risquait d'être terrible.
Sur la main qu'elle crispait sous la table, elle sentit
se poser celle de Shane, qui la pressait. Baissant les
yeux, elle vit une poignée d'or dans son giron. Elle la
ramassa d'un geste convulsif et compta les pièces. Il y
avait là de quoi nourrir une famille de paysans pendant
un an. Allait-elle gâcher une telle somme pour le
simple plaisir de panser les plaies de son amour-propre
blessé ? Quelle honte !
— Je vous écoute, insista lourdement Ian Lambert.
Combien pariez-vous?
— Cinq souverains d'or, annonça-t-elle tout à trac.
— Cinq malheureux souverains? Et pourquoi pas
cinquante ?
— Je prends le pari à cinquante ! intervint vivement
le roi.
— Et cinquante pour moi, ajouta son frère James.

230

— Tenu ! conclut Ian en éclatant de rire. Cent cinq
souverains d'or sur la victoire de lady Claire. Je
ramasse la mise tout de suite, ou bien vous me faites
languir jusqu'à la fin?
— Vous attendrez, Ian, répondit le roi. J'aurais
donné cent fois plus, rien que pour le plaisir de voir
enfin quelqu'un d'assez courageux pour vous défier
sur votre terrain. Il faut vous expliquer, ajouta-t-il en
se tournant vers Claire, que notre ami passe à juste titre
pour le roi des chasseurs de toute l'Angleterre. A la
dague comme à l'arc, il frappe à tous les coups. Personne ne s'est jamais avisé de parier contre lui. Vous
êtes la première, ma chère !
Claire failli s'étrangler en avalant son thé. Par quelle
aberration avait-elle commis pareille imprudence? Il
ne lui restait plus qu'à faire contre mauvaise fortune
bon cœur et à perdre avec élégance.
La chasse royale s'organisait comme une véritable
expédition militaire. Les cavaliers n'étaient pas encore
en selle qu'on voyait s'éloigner un long cortège de voitures, de laquais, de cuisiniers et de marmitons qui
allaient préparer dans un carrefour de la forêt les
agapes du déjeuner. On voyait aussi au loin se
déployer la foule des rabatteurs qui se mettaient en
place sous les ordres des gardes. Les piqueurs et les
valets d'armes préparaient les arcs et les carquois. Pour
identifier les prises, les flèches qu'utiliserait chaque
participant portaient des rubans aux couleurs distinctives.
Les écuries sentaient bon le foin frais et le cuir.
Dans sa tendre enfance, Claire avait un poulain, qu'elle
aimait panser et nourrir. Elle le montait à cru et galo-

231

pait dans la campagne, ivre de liberté. Ce bonheur
n'avait pas duré. Son père disparu, Osbert s'était
empressé de prendre la place du défunt, et de dépenser
au cabaret ce que lui avait rapporté la vente du poulain.
— Vous me semblez bien pensive, lady Claire, dit
Shane en lui prenant familièrement le bras comme il
aimait le faire en public.
Claire leva vers lui des yeux pleins de remords et de
gratitude. Pas un instant Shane ne s'était avisé de formuler le moindre reproche, après la sottise qu'elle
venait pourtant de commettre.
— Pardonnez-moi, Shane, j'étais perdue dans un
rêve.
— Dans un beau rêve, j'espère.
Claire eut un sourire énigmatique et s'ébroua pour
revenir à la réalité.
— Les écuries du roi sont plus vastes que bien des
grandes demeures, observa-t-elle avec un soupçon
d'amertume.
— Tout ce que construisent les rois dépasse l'imagination, répondit Shane. C'est encore par l'architecture qu'ils peuvent le mieux pérenniser leur orgueil.
Ils pénétrèrent dans le bâtiment principal. Sous les
yeux de Charles, son écuyer faisait volter un magnifique étalon blanc.
Le souverain vint caresser l'encolure du cheval,
avec autant de sensualité que s'il avait caressé la gorge
d'une femme.
— Il est superbe, Roberts, je vous félicite.
Tout imbu de son importance, l'écuyer royal mit un
genou en terre pour aider Charles à se hisser sur la
selle, pendant que ses assistants sortaient les chevaux
de leurs stalles pour les présenter aux invités de la
chasse.

232

Shane choisit une jument assez nerveuse à la robe
baie. Ian Lambert caracolait déjà sur un cheval hongre
qui piaffait.
— Pour la dame, cria-t-il à un valet d'écurie, trouvez une jument de tout repos. Il ne faudrait pas que
milady morde la poussière avant le départ de la
chasse !
— En voici une, dit le valet à Claire.
— Elle dort debout ! rétorqua celle-ci. Vous n'en
avez pas d'autre?
Elle passa en revue les quelques montures qui restaient. Sans résultat. Mécontente, elle décida de
s'enfoncer dans les profondeurs de l'écurie, où
d'autres chevaux s'ébrouaient.
Une grande jument semblait impatiente de prendre
Je l'exercice. Claire lui caressa les naseaux.
« C'est celle-ci qu'il me faut », se dit-elle en entrourant la porte de la stalle pour y pénétrer.
Au moment où elle levait la main pour saisir le licol,
un diable bondit soudain de l'ombre, de la paille dans
les cheveux. Il avait le nez retroussé et des taches de
rousseur.
Tous deux restèrent un instant paralysés, les yeux
ronds, le souffle coupé.
— Pug!
— Forban !
Le moment du départ était proche. Inquiet de
absence de Claire, Shane mit pied à terre, confia les
rènes à un écuyer et retourna dans l'écurie, maintenant
désertée par l'ensemble du personnel. Dans le silence
que ne troublait que le souffle de quelques chevaux, il
entendit des murmures confus. Ils venaient d'une stalle
mal fermée.

233

Les sourcils froncés, il s'avança sans bruit.
— Et toi, qu'est-ce que tu fais ici?
C'était la voix de Claire.
— J'suis lad du duc d'York. Une bonne place!
Le garçon qui lui répondait parlait dans un souffle.
— Raconte-moi tout. Tu m'as tellement manqué,
j'avais si peur pour toi, Pug.
Pug? La mâchoire de Shane se crispa. Cette diablesse avait donc retrouvé le coquin pour lequel elle
soupirait, celui qui la rendait si rêveuse et mélancolique quelquefois. Sans se faire voir, Shane approcha à
pas de loup, pour mieux entendre.
— Quand on s'est vus pour la dernière fois, j'ai fait
comme t'avais dit. Dans la taverne, j'ai su que le cinquième bonhomme était en train de... s'occuper d'une
drôlesse. Alors, j'ai mis le nez dans la piaule pour tirer
son or pendant... qu'il avait la tête ailleurs. Misère! Il
était déjà relevé, et rapide avec ça !
— Il t'a attrapé? Il t'a fait mal?
— Y voulait me tuer, mais j'lui ai fait une proposition. Il a dit oui tout de suite.
— Tu as conclu un marché avec le duc d'York?
— J'savais pas qui c'était. J'croyais qu'c'était un
citoyen ordinaire, avec des sous.
— Et tu lui as proposé quoi ?
— C'est difficile à expliquer... enfin, voilà. J'lui ai
dit, puisqu'il avait l'air d'aimer les femmes, que j'lui
présenterais ma sœur, la plus chouette fille du pays.
Shane faillit sortir de l'ombre, mais il se retint.
— Parce que tu as une sœur?
— Bien sûr que non.
— Alors?
— J'voulais juste gagner du temps et lui filer entre
les pattes, mais bernique! Il m'a enfermé dans son

234

écurie, à Londres. D'ailleurs, le duc, c'est un bon
patron. Regarde ma livrée, regarde mes bottes : du vrai
cuir !
— Cette histoire de sœur, tu l'as trouvée comment?
— Tout seul ! Tu t'rappelles Foxworth : « Mentir
comme on respire, pour ne pas mourir » ! En fait,
j'peux t'le dire : comme t'es la plus belle fille du
monde, j'ai pensé à toi.
— Oh ! Pug, mon chéri, viens que je t'embrasse !
Cette fois c'en était trop pour Shane. La dague à la
main, il fit irruption dans la stalle, prêt à poignarder le
vil séducteur.
Claire lui tournait le dos, penchée sur son galant.
Elle se retrourna d'un bond, rouge de confusion,
cachant derrière elle le garçon qui restait dans l'ombre.
— Inutile de mentir vous aussi, Claire, j'ai tout
entendu. Votre amoureux est bien lâche ! Qu'il se
montre !
Il la saisit par le bras pour l'écarter rudement et resta
médusé. L'objet de son courroux, pourtant fièrement
dressé, ne lui arrivait qu'au coude. Le visage angélique
de ce petit garçon, ou pour mieux dire de ce chérubin,
était constellé de taches de rousseur. Il gardait une
main derrière son dos.
Comme pour ajouter à la confusion de Shane, Claire
posa la main sur l'épaule de l'enfant.
— Si vous voulez le frapper, il faudra me poignarder d'abord! déclara-t-elle d'un ton dramatique.
De l'ivresse meurtrière, Shane était passé sans transition à la honte du ridicule. Pour sauver la face, il dut
se réfugier dans la colère.
— Epargnez-moi vos scènes de délire, je vous prie !
— Comment? Vous menacez un innocent, et c'est
moi que vous accusez de délirer?

235

— Je ne savais pas qu'il s'agissait d'un enfant, je
croyais que c'était votre...
Shane se mordit la langue. Il n'allait quand même
pas étaler toute l'étendue de sa sottise devant cette
fille.
— ... mon quoi?
— Que vous importe?
— J'ai compris, lui dit-elle. Vous avez pensé que
Pug était mon amant !
Les voyant s'affronter avec hargne, Pug se risqua à
intervenir.
— C'est qui, ce bonhomme, Forban?
— Tu vas voir ! s'emporta Shane.
Claire lui posa la main sur la bouche.
— Ne criez pas, Shane, vous allez ameuter les
autres — et peut-être le roi lui-même. Pug, ce seigneur
est Shane Driscoll, lord Ashton, le cousin du roi et du
duc. Il m'a demandé de l'accompagner à Hampton
Court, je fais semblant d'être sa maîtresse.
— Sa maîtresse? Dis-donc, Forban...
— A Hampton Court, Forban n'existe plus, se hâta
de préciser Shane. On l'appelle lady Claire Leyton,
tâche de t'en souvenir. Attention, j'entends des pas.
Souvenez-vous tous deux que vous n'êtes pas censés
vous connaître !
Du regard, Pug réclama l'approbation de Claire, qui
fit un signe d'assentiment.
Il était temps. Quelques cavaliers remontaient
l'allée. La voix tonitruante de Charles se fit bientôt
entendre :
— Ah ! vous voilà enfin ! Lady Claire, vous choisissez cette jument ?
— Oui, s'il vous plaît, Votre Majesté.
Le roi jeta un regard au jeune lad.

236

— Tu portes la livrée de mon frère et tu ne
accompagnes pas à la chasse, moustique?
James, qui s'était tenu à l'écart, crut bon d'intervenir.
— C'est un gamin que j'ai ramassé à Londres,
Charles. Il s'y connaît pas mal en chevaux, mais pour
la chasse mes piqueurs me suffisent. Il s'appelle Pug.
— A ta guise, dit le roi en haussant les épaules.
Dépêche-toi de seller cette jument, Pug, nous sommes
pressés.
Pendant que le roi et son frère conversaient en descendant l'allée, Shane put s'assurer qu'en matière de
chevaux au moins le petit voyou n'avait pas menti. Il
acomplissait sa tâche avec dextérité. Mais quel danger
Taisait naître cette fâcheuse rencontre ! A la moindre
bévue, toute la comédie qu'il avait si laborieusement
mise en scène pouvait s'achever en drame. A son côté,
Claire se serrait nerveusement les mains, sans doute en
proie aux mêmes pensées.
Le roi fut soulagé à son retour de trouver la grande
jument parfaitement harnachée. En connaisseur, il resserra en personne la sous-ventrière.
— Ne faisons pas attendre les cerfs et les oiseaux.
Sortez cette jument, jeune Pug. Shane, vous mettrez
lady Claire en selle.
— Puis-je vous demander encore une faveur, Votre
Majesté? demanda Claire.
— Que pourrais-je vous refuser, ma belle enfant?
— Je voudrais prier monsieur le duc de me prêter
son lad pour porter mon carquois et me servir de valet
d'armes. Il me semble si gentil!
— Si gentil ? Vous parlez sans doute de mon lad, fît
le duc d'York. Comme j ' a u r a i s préféré que ce
compliment me fût adressé à moi ! Pug est à vous,
milady, corps et âme — si toutefois il en a une !

237

I
Les deux frères éclatèrent de rire.
Shane ne partageait pas la bonne humeur de ses cousins. La journée s'annonçait mal. D'abord, le pari stupide de Claire. Ensuite, ses retrouvailles avec ce dangereux gamin, de qui leur sort à tous deux dépendait.
Ce Pug n'était qu'un démon à visage d'ange, tout
comme la fille qui partageait son lit, si chastement.

238

10.

Le cortège royal s'avançait majestueusement sur les
prairies verdoyantes. Au loin, on entendait les sonneries des cors et des trompes. Les rabatteurs venaient à
la rencontre des chasseurs, battant les sous-bois pour
faire lever le gibier à plume, dans cette première partie
de la chasse.
Claire et Pug avaient l'impression de vivre un rêve.
Qui aurait pu croire, trois semaines plus tôt, qu'ils
connaîtraient pareille aventure, dans la pompe et les
fastes des divertissements royaux?
Une compagnie de perdreaux se leva, soudain.
Shane se porta aussitôt au côté de Claire pour la prévenir.
— Le premier oiseau appartient au roi, ne tirez pas.
Charles banda son arc et tira. Un perdreau tomba
lourdement, sous les ovations de la foule.
— Bravo, Charles, tu n'as pas perdu la main! cria
Shane.
— On peut le dire, répondit le roi, fort content de
lui-même.
Avec l'enthousiasme d'un garçon de son âge, Pug
courut ramasser le perdreau pour le présenter au roi.
— Merci, lui dit Charles. Rappelle-moi ton nom.

239

— Pug, Votre Majesté.
— Pug, je m'en souviendrai. Donne-le au maître de
vénerie.
A la suite du roi, d'autres flèches filèrent, et d'autres
perdreaux tombèrent au sol. Claire remarqua sur l'un
d'eux le ruban doré, signe distinctif de Ian Lambert.
— Gamin, dit ce dernier à Pug, va chercher mon
oiseau, et vite !
Une fois en possession de sa prise, Ian la brandit à
l'intention de Claire.
— Vous avez perdu, milady. J'en tuerai aujourd'hui
plus que personne !
— C'est vous qui le dites, répondit-elle en lançant
une dague.
L'arme siffla dans les airs et transperça, à plus de
vingt mètres, un perdreau attardé. Avec un cri de joie,
Pug se hâta d'aller le ramasser pour le présenter à
Claire et lui rendre sa dague.
Tous les chasseurs la regardèrent d'un autre œil. Un
pareil coup avait quelque chose d'exceptionnel. Jamais
une femme ne l'avait réussi ni même tenté. Ian Lambert, surtout, semblait impressionné. Comme par inadvertance, il poussa son cheval et fit rouler Pug dans la
poussière, au risque de le tuer.
— Voilà comment je traite les partisans de mes
adversaires, s'écria-t-il méchamment en piquant des
deux pour s'éloigner.
Claire avait tout vu et tout entendu. L'estomac serré
d'appréhension, elle blêmit tandis que Shane se précipitait pour relever Pug et le prendre dans ses bras.
— Tu es blessé, mon garçon? demanda-t-il avec
inquiétude.
— Non... euh, milord.
La lèvre de Pug saignait, sa livrée était couverte de

240

boue. Claire se porta au côté de Shane et passa la main
sur le visage de son petit protégé.
— Tu souffres, Pug?
— Non, mais ce salopard a sali ma belle livrée, il
me revaudra ça. Reposez-moi, milord, la chasse continue.
Shane obtempéra.
— Je l'aurai au tournant, reprit Pug en se frottant
vigoureusement.
Shane et Claire le regardèrent courir en avant.
— J'ai eu tellement peur, avoua la jeune fille.
— Moi aussi. De toute évidence, Lambert voulait le
tuer.
Amère et pensive, Claire regardait au loin.
— Je connais bien ce genre d'hommes, milord. Ils
aiment la cruauté pour elle-même, comme des tigres. Il
ne fait pas bon être leur adversaire.
Les autres étaient déjà loin, et ils durent galoper
pour les rejoindre. Moins que jamais, Claire n'était
décidée à laisser la victoire à ce ruffian. Ian Lambert
ne méritait pas de gagner son pari.
Par la suite, ils eurent tous deux l'occasion de montrer leur habileté sur d'autres oiseaux. En recueillant
les flèches, le maître de vénerie tenait une exacte
comptabilité des succès de chacun, grâce aux rubans
qui les distinguaient. Ceux de Claire étaient de la
même couleur que sa tenue, d'un brun roux.
— Les faisans, Sire ! cria soudain un garde-chasse.
Selon l'étiquette, le roi abattit le premier faisan au
milieu d'une acclamation générale. Cela fait, tout le
monde s'en donna à cœur joie.
Ce massacre accompli, on chevaucha une heure
encore. Dans la fraternelle complicité de la chasse, on
évoquait des souvenirs anciens, on exaltait de lointaines équipées, on se flattait d'exploits de jeunesse.

241

En chemin, le groupe rencontra un vol de tourterelles, qui constituaient des proies faciles pour les
moins adroits.
Le maître de vénerie fit les comptes à l'étape. Claire
avait abattu six oiseaux, ce qui constituait un beau
résultat. Sa joie fut cependant de courte durée : Ian
Lambert en avait sept à son tableau. Mais le roi, frappé
comme tout un chacun par l'habileté de la jeune fille,
vint la féliciter.
— Vous êtes une véritable Diane chasseresse,
milady. D'où tenez-vous ce talent?
— Je suis fille unique, Votre Majesté. En l'absence
de garçons, mon père m'emmenait avec lui à la chasse.
— Voilà qui est excellent. C'est donc lui qui vous a
enseigné l'art de la dague et de l'arc?
Pour mentir, Claire n'avait qu'à réveiller ses anciens
fantasmes. Combien de fois n'avait-elle pas rêvé des
moments de bonheur que lui aurait fait vivre son père,
s'il n'était pas mort avant l'âge?
— Je ne le quittais pour ainsi dire jamais, Sire. Il
m'emmenait partout, en voyage, à la chasse, sur la
mer...
Trop au fait de l'horrible enfance qu'avait connue
Claire pour entrer dans son jeu, Shane voyait surtout
dans ce récit imaginaire la plainte d'une orpheline trop
tôt sevrée de l'amour de ses parents. Mais le roi n'y
entendait pas malice.
— Madame votre mère ne protestait pas? s'étonnat-il.
— Pas du tout, Votre Majesté. Elle nous encourageait plutôt, surtout quand nous allions à la chasse.
— Noble mère, comme il y en a trop peu, reprit
Charles. Lady Claire, vous êtes une privilégiée ! Celui
qui vous épousera, ajouta-t-il en faisant à Shane un clin

242

d'œil, ne connaîtra pas seulement les harassements du
lit conjugal, mais encore les voluptés de la chasse !
Le roi fut seul à rire de cette mauvaise plaisanterie.
Claire avait senti ses yeux s'embuer dès lors qu'elle
avait entendu le mot mariage. Le mariage... Elle n'était
pas de celles qu'on épouse, et elle le savait bien.
Sans transition, le souverain passa à d'autres préoccupations.
— Mais le soleil est presque à son zénith et j'ai
faim ! On ose affamer le roi ! Galopons jusqu'à la clairière du bord de l'eau.
Quand ils sortirent du sous-bois pour atteindre la
berge d'une rivière tranquille, Claire n'en crut pas ses
yeux. Une foule de laquais et de servantes s'affairaient.
Des tables aux nappes fleuries étaient couvertes
d'argenterie et de cristaux. Sur des brasiers, des
viandes achevaient de rôtir. Sous un dais, une sorte de
trône attendait le roi, qui fut le premier à mettre pied à
terre. Il aida Claire à faire de même, puis lui offrit son
bras.
— Milady, vous prendrez place à ma droite, comme
il se doit.
Relevant sa longue jupe, Claire l'accompagna
jusqu'à la table royale. Un laquais galonné lui présenta
un siège. Shane et James vinrent bientôt les rejoindre,
et un sommelier leur servit aussitôt d'énormes chopes
de bière blonde.
De la mousse sur les moustaches, le roi semblait fort
à son aise.
— Vous souvenez-vous du jour où je vous ai fait
faire le mur pour qu'on aille chasser tout seuls?
demanda-t-il à ses compagnons. Cette vieille crapule
d'écuyer royal nous a dénoncés quand il a trouvé les
chevaux en nage et pleins de boue.

243

— Je me souviens même que tu as laissé Shane se
faire punir à ta place, rappela James.
A ce rappel, Charles rit aux larmes.
— Tu peux en rire maintenant, marmonna Shane,
mais les dix coups de canne que j'ai pris sur les fesses
m'ont empêché de m'asseoir pendant longtemps.
— Je croyais m'en être tiré à bon compte, reprit
Charles. Malheureusement, on est venu dire au roi mon
père que j'avais monté son meilleur étalon.
— Et vous avez reçu une châtiment? demanda
Claire.
— Terrible! J'ai dû nettoyer les écuries pendant
huit jours. Après quoi, j'ai subi le fouet pour avoir
laissé punir un soi-disant innocent. Je crois que mes
fesses étaient encore plus rouges que les tiennes,
Shane!
Les deux frères et leur cousin s'esclaffèrent de nouveau à ce cuisant souvenir.
— Et trois jours après notre partie de chasse, rappela encore James, nous avons versé deux litres
d'hydromel dans le potage royal. Quel scandale !
— De l'hydromel? s'étonna Claire. Mais c'est très
fort en alcool !
— On peut le dire, approuva Shane. Le roi et la
reine se sont endormis le nez dans leur assiette, devant
tous les invités, parce qu'on les avait servis les premiers.
— Et quand ils se sont réveillés, ils ont trouvé tout
le monde endormi, poursuivit Charles en s'étranglant
de rire. Tous endormis, vous vous souvenez ? Sauf ce
vieil ivrogne de Leicester, qui s'acharnait à vider la
soupière.
— Et vous avez encore été punis ?
— Oui. Nous avons dû faire la vaisselle avec les

244

domestiques pendant quinze jours, dit Shane. Mais
cela nous arrangeait plutôt, Charles et moi, car nous ne
pouvions pas nous asseoir. James était quant à lui trop
jeune pour recevoir la canne ou le fouet.
Tout heureuse d'en savoir davantage sur l'enfance
de Shane, Claire, un verre à la main, rit de bon cœur
avec ses voisins. Pour la première fois depuis son arrivée à Hampton Court, elle se sentait vraiment à l'aise,
parfaitement détendue. Le roi, le duc, leur cousin
étaient après tout des êtres humains comme les autres.
Comme tous les enfants, ils avaient fait des sottises,
couru, ri, pleuré... Elle se sentait leur semblable.
Et jamais elle n'avait vu Shane d'aussi joyeuse
humeur. Il était intarissable.
— Te rappelles-tu, Charles, quand James a coincé
cette fille de cuisine dans le cellier? Il n'avait pas
douze ans, le bougre. Elle criait comme un cochon
qu'on égorge. Heureusement...
Claire entendait cette voix comme une musique.
Jamais elle ne s'était sentie aussi proche de lui. Que
d'allégresse, que de pugnacité dans son enfance
comme dans la sienne !
Mais aussi que de différences...
Un rayon de soleil jouant sur le gilet brodé d'or de
Shane lui fit cligner des yeux. Il était né dans la soie et
l'or, le luxe lui était tout naturel, comme à elle les haillons. Leur enfance, ils l'avaient vécue dans des univers
parfaitement opposés.
Non loin de la table du roi, un lord éprouvait les
affres de la jalousie. Les rires joyeux des quatre
convives étaient comme autant de flèches qui lui per-

245

çaient le cœur, comme autant de ruisseaux de lave qui
le consumaient.
Si le sort s'était montré moins injuste à son égard,
c'est lui, Ian Lambert, qui paraderait au côté du souverain, qui le tutoierait, qui l'appellerait tout simplement
Charles... Jadis, son père lui aussi ressassait ses rancœurs. Il n'avait jamais pardonné à la belle Catherine
Stuart, cousine de Charles Ier, de lui avoir préféré John
Driscoll. Une partie de la fortune des Stuart, en terres
et en or, était tombée aux mains de cet Irlandais de
malheur, qui tenait toutes les femmes sous son charme.
Une nouvelle bordée de rires mit à vif les nerfs de
Ian. Il jeta à Claire un regard haineux. Visiblement
séduite, elle aussi, cette trop belle fille tombait à son
tour sous le charme des Driscoll. Comme fascinée, elle
couvait du regard son voisin. Tant de bonheur était
insupportable.
Ian vida d'un trait sa chope et en réclama une autre.
S'il voulait mener à bien ses sombres desseins, il ne
fallait pas qu'il perde son sang-froid. Le charme n'est
pas tout dans la vie. Les griffes de la vengeance
peuvent déchirer les destinées les plus paisibles,
détruire les bonheurs les plus solides. Cela aussi Ian
l'avait appris de son père. Les haines les plus recuites
sont les plus mortelles...
Et il n'était pas loin le jour où ces quatre pantins lui
demanderaient grâce. Quand le pouvoir tomberait en
des mains dignes de le porter, les siennes, on verrait
que seul Ian Lambert était capable de régir un peuple.
— Il est temps d'aller réveiller les cerfs et les
biches ! lança Charles. Ils doivent se morfondre en
notre absence !

246

Ian Lambert s'approcha de la table royale, un bon
sourire aux lèvres.
— Milady, le maître de vénerie a fait ses comptes.
Nous avons fait jeu égal, avec treize oiseaux. Toutes
mes félicitations !
— La journée n'est pas terminée, milord, repartit
Claire en rendant à Ian son sourire.
— Puisque vous êtes si adroite, j'ai pensé que nous
pourrions faire monter les enchères, milady.
— Et pourquoi cela?
— Nous allons à présent chasser le cerf et la biche.
Je lance un nouveau défi : qui tuera la plus grosse
pièce ?
— Je parie cinquante souverains sur lady Claire, dit
le roi avec impétuosité.
— Moi aussi, ajouta James.
Du regard, Claire interrogea Shane, qui lui fit un
signe d'assentiment.
— Eh bien, je relève le défi, milord. Pour cinq souverains seulement.
— Marché conclu. Grâce à vous, milady, je vais
bientôt rouler sur l'or!
Avec une courtoisie excessive, Ian se baissa jusqu'à
terre pour prendre la main de Claire et la baiser avec
ostentation. Comme caressée par un serpent, la jeune
fille retira vivement ses doigts.
— Attention, milord, ne vendez pas la peau de
l'ours avant de l'avoir tué !
Négligeant alors son interlocuteur, Claire fit une
révérence au roi et s'en fut au bras de Shane, sous les
regards admiratifs de Charles et de James. Décidément, la compagne de leur cousin ne manquait pas de
caractère. Et quelle beauté !
L'homme qui se tenait à leur côté gardait bon

247

visage. Mais dans le fond de son cœur, le fiel
s'accumulait.
Le gros gibier foisonnait dans la forêt profonde. Là,
les rabatteurs débusquaient les plus belles pièces à
l'intention des chasseurs attentifs.
Comme il était prévu, le premier cerf fut abattu par
le roi. Un second animal suivait. James entra en lice et
le servit d'une seule flèche en plein cœur.
Plusieurs heures durant, les chasseurs s'en donnèrent à cœur joie. A deux reprises, Shane indiqua à
Claire des proies faciles mais, comme elle hésitait,
d'autres ne se firent pas faute de les prendre pour cible.
Le maître de vénerie évaluait le poids de chaque animal, le faisait saigner sur place par un assistant et
s'assurait qu'on chargeait sa dépouille sur un plateau
attelé pour l'emmener au château.
Ian Lambert se porta au niveau de Claire.
— Vous n'avez encore rien tué, milady, il me
semble.
— Ni vous non plus, milord.
— C'est que je n'ai encore vu que des bêtes
indignes de moi. Mais prenez garde, je vais bientôt
montrer de quoi je suis capable.
Ian se tourna vers Shane, qui ne quittait pas Claire
d'un pas.
— J'avais raison, Ashton, les marins se sentent mal
à l'aise sur le plancher des vaches! Ou faut-il croire
que tu ne sais plus tirer?
— Ni l'un ni l'autre, merci de ta sollicitude, Ian. En
vérité, je trouve qu'il fait si beau, que la compagnie est
si bien choisie, que le pur plaisir de la promenade me
suffit. Mais si une biche passe à ma portée, tant pis
pour elle !

248
i

Le roi et son frère saluèrent ces propos par des rires
entendus. Ils connaissaient mieux que personne
adresse de leur cousin. En homme supérieur, il
n'éprouvait pas le besoin de faire montre de ses qualités. Trop content de la présence de lady Claire, il
s'intéressait de toute évidence plus à elle qu'à la
chasse.
Shane lui-même s'étonnait de son propre bien-être,
du bonheur qu'il ressentait. Cette fille l'avait-elle
ensorcelé? Jamais il n'avait pris autant de plaisir à participer à une chasse, bien qu'il n'eût aucune envie de
bander son arc.
Pendant l'heure qui suivit, on chevaucha en file
indienne. Chaque cavalier était aux aguets, scrutant les
taillis et les fourrés de plus en plus épais.
Shane, qui serrait de près Claire, la vit soudain tressaillir. Suivant son regard, il aperçut un cerf, le plus
gros qu'on ait rencontré de toute la journée.
Bizarrement, elle le contemplait, sans songer à
l'abattre.
— Il est à vous, murmura Shane.
— Je n'ose pas. J'ai déjà abattu du gibier, mais seulement par nécessité, pour nourrir mes amis. J'ai horreur de tuer pour le plaisir.
Le cerf restait immobile. Il semblait chercher le
regard de Claire.
— Comment peut-on abattre un aussi bel animal
pour la seule satisfaction de gagner un pari ? reprit-elle,
rêveuse.
Shane ne s'attendait pas à trouver autant de sensibilité chez une fille d'aussi basse extraction.
— Dans les rues de Londres, vous n'avez jamais
tué personne?
Cette question parut la choquer.

249

— Non, jamais. Il y a une grande différence entre
une voleuse et un assassin, milord.
Décidément, songea Shane, Claire ne cessait de le
surprendre, de le séduire. Elle avait quelque chose
d'exceptionnel.
Le roi et sa suite approchaient. Shane vit alors Ian
Lambert préparer son arc.
— Tirez tout de suite, Claire, sinon c'est votre rival
qui l'emportera.
La jeune fille comprit un peu tard son erreur. Avant
qu'elle ait pu réagir, une flèche ornée d'un ruban doré
fendit les airs et vint se ficher dans le cou du cerf.
L'animal exécuta une sorte de danse macabre avant de
s'écrouler, inerte.
Le maître de vénerie se précipita pour évaluer le
poids de la bête.
— Cent cinquante kilos, milord !
Ian poussa un cri de triomphe. La dague à la main, il
courut vers le cerf agonisant que des valets hissaient
déjà à la branche d'un arbre. Armé lui aussi d'une
dague, Pug s'apprêtait à le saigner. Il n'eut pas le loisir
d'accomplir son geste. D ' u n coup de pied, Ian
l'envoya rouler dans la poussière et enfonça sauvagement son arme dans la gorge pantelante de la bête,
comme pour se repaître de sang.
Claire le vit venir vers elle avec répulsion. Il
essuyait ses mains souillées à un mouchoir de dentelle.
— Vous vous avouez battue, milady? Puis-je avoir
mon or?
Evitant son regard, Claire aperçut Pug qui se relevait
et disparaissait dans la forêt profonde, des flèches
désormais inutiles à la main. Sans doute était-il plein
de rancœur. Il faudrait qu'elle trouve le moyen de le
consoler, plus tard.

250

Elle adressa à Ian Lambert son plus beau sourire.
— Le vainqueur ne sera déclaré qu'à notre retour au
château, milord. Encore un peu de patience !
— De la patience, j'en ai à revendre, milady, répondit Ian sur un ton étrangement amer. Mais la patience
est mère de fortune, je ne l'oublie jamais.
Il alla se remettre en selle pendant que le roi se portait au côté de Claire.
— Je vous ai vue hésiter, lady Claire, alors que la
victoire était à votre portée. Vous voulez donc me ruiner?
Comme il le faisait à chacune de ses plaisanteries, il
éclata de rire.
— Le faux jour des sous-bois m'a induite en erreur,
Sire. Un chasseur plus adroit m'a prise de court.
— Alors, vous vous avouez vaincue?
— Je n'avoue jamais rien, Majesté, répondit Claire
en piquant des deux.
Le roi sourit à cette repartie et se tourna vers son
frère.
— Entre nous, James, je parie cent souverains
qu'elle va gagner.
— D'accord, Charles, mais tu joues perdant. La
chasse est presque terminée. Enfin, au moins ton
argent me consolera-t-il, quand je donnerai le mien à
ce sale fanfaron de Ian Lambert.
Le maître de vénerie sonna du cor, pour arrêter les
rabatteurs et donner l'ordre de quitter le terrain.
Ian Lambert revenait au petit galop, très fier de lui.
— La chasse est finie, Majesté?
— Non, répondit le roi avec humeur. Elle ne prendra fin qu'à l'écurie.
— Alors, votre lady Claire n'a plus qu'une heure
pour battre mon record !

251

Ian se sentait soulagé et pour une fois heureux. Les
rabatteurs partis, les cerfs allaient retrouver la paix des
sous-bois. On n'en rencontrerait plus un seul en cette
fin de journée. La somme coquette qu'il allait recevoir
tout à l'heure allait restaurer ses finances, singulièrement obérées par la vie de Cour.
En raccompagnant Claire, Shane revivait quant à lui
cette journée exceptionnelle. Il avait vu la jeune fille
rire, plaisanter avec le roi, se comporter en lady
comme ne l'aurait fait aucune des femmes authentiquement titrées de son entourage. Quelle bonne
actrice ! Et surtout, quel noble caractère ! Mieux Shane
la connaissait, plus il voulait la connaître encore. Il
désirait tout savoir d'elle, ses espoirs, ses rêves, ses
projets. Et pour peu qu'elle ait des ennemis, il se faisait
fort de l'en débarrasser !
— J'aurais préféré que vous gagniez votre pari,
avoua-t-il en confidence, mais je comprends vos scrupules. Vous êtes trop sensible pour abattre un pauvre
animal sans défense.
— Merci de votre compréhension, Shane.
Cette réflexion consolait Claire de son échec. Peu
d'hommes lui auraient pardonné ce pari stupide, qui
contraignait Shane à satisfaire la cupidité d'un personnage qu'il détestait sans doute.
— Votre conduite m'a fait réfléchir, Claire. Il est
effectivement absurde de tuer une bête innocente sans
nécessité. Je vous en félicite.
Claire comprit soudain pourquoi elle aimait Shane
Driscoll. Jamais encore elle n'avait rencontré un
homme qui eût un caractère aussi semblable au sien.
Car elle l'aimait. Par quel miracle? Il l'avait retenue
prisonnière, il l'avait contrainte à jouer un rôle absurde
pour échapper à la tyrannie du roi, il s'apprêtait à la

252

congédier avant de reprendre la mer... Mais elle
aimait vraiment, inexplicablement. Et Shane ne
devait jamais connaître la réalité de cet amour. Issus de
deux univers opposés, ils n'étaient pas faits l'un pour
autre.
Sans qu'ils s'en rendissent compte, leurs chevaux,
qui sentaient sans doute l'écurie, prirent un raccourci,
ce qui les mit un moment à l'écart du reste de la compagnie.
Tous deux virent en même temps un dix-cors couché
dans une clairière. Shane observa Claire. Allait-elle
tirer, malgré tout, pour gagner son pari ? Elle comprit
son interrogation sans qu'il eût à s'expliquer.
— Non, dit-elle simplement.
A leur approche, le cerf ne se leva pas. Intrigué,
Shane poussa son cheval pour l'observer de plus près.
L'animal resta immobile. Et pour cause : couché sur le
côté, il était bel et bien mort, une flèche en plein cœur.
Le fracas d'une galopade retentit derrière eux. Le roi
et sa suite les rejoignaient.
— Qu'est-ce que c'est? dit Charles en mettant pied
à
terre.
— Un cerf, répondit Shane.
— Je l'avais remarqué. Et la flèche?
Le roi arracha le trait et le brandit avec enthousiasme.
— Ce ruban ! Il porte les couleurs de lady Claire !
James ! Nous avons gagné notre pari ! Et j'ai gagné le
mien !
La foule des courtisans vint examiner le corps de
animal en se récriant. Quand le maître de vénerie
annonça qu'il pesait deux cents kilos, ce fut du délire.
Ovationnée, partagée entre la satisfaction et la perplexité.Claire se contenta de baisser modestement les
yeux.

253

Quand elle les releva, elle aperçut, à l'écart de la
foule, un petit garçon qui lui souriait du sourire de
l'innocence.
Un instant plus tard, Pug s'était éclipsé.

254

16.

En rentrant au château, le roi ne se tenait plus de
joie L'or exerçait décidément la même fascination sur
tous les hommes, se dit Claire, qu'ils fussent pauvres
ou riches.
— Une pareille victoire mérite d'être fêtée comme
il convient ! lança le souverain en mettant pied à terre.
Comment pourrions-nous célébrer notre Diane, la reine
incontestée du tir à l'arc?
— Je ne mérite pas autant d'honneur, Sire, n'en
parlons plus.
Charles balaya cette protestation d'un revers de la
main. Au côté de Claire, Shane comprenait son désarroi:elle jouissait d'une victoire qu'elle n'avait pas
voulue — ni tout à fait méritée. En la voyant rougir, il
se sentit plus proche encore de Claire. Elle avait tout
fait pour perdre son pari, et voilà que, contre son gré,
elle se trouvait portée au pinacle.
Devant l'écurie, perché sur un tabouret, le jeune Pug
brossait avec zèle le cheval de James.
Shane lui aussi l'avait vu dans la clairière. Qui aurait
pu supposer que ce chérubin puisse se montrer aussi
calculateur? Il s'était vengé des brutalités de Ian Lambert sans qu'il y parût, avec une habileté diabolique.

255

Shane comprenait à présent l'affection de Claire pour
ce gamin. Tous deux étaient de la même race.
De son côté, Claire aurait voulu tordre le cou de ce
complice trop zélé. De quel droit Pug s'était-il mêlé de
ses affaires? Au milieu de cette foule, cependant, il
était impossible de le prendre à part pour le morigéner.
Dût-elle ne pas dormir de la nuit, elle aurait avec lui
une explication. Elle n'avait pas besoin d'un protecteur, si bien intentionné fût-il.
La rêverie de Claire fut interrompue par une exclamation triomphante du roi.
— J'ai trouvé! On va organiser un grand banquet
en l'honneur de lady Claire!
Cette dernière ne sourit qu'à moitié tandis que ses
voisins poussaient des cris de joie.
Toute la compagnie traversa les jardins pour rentrer
au château. En compagnie de l'inévitable Southerland,
lady Mildred Cannon s'élançait au-devant du roi.
— Vous voilà enfin ! Comme vous vous êtes fait
attendre ! s'écria-elle, toute pimpante dans sa robe rose
pâle, brodée de perles.
Mildred avait consacré tout l'après-midi à sa toilette,
cela sautait aux yeux. Parfaitement coiffée, elle incarnait l'idéal de la femme élégante, et sa mine satisfaite
disait avec éloquence combien elle en était consciente.
Ainsi attifée, elle espérait bien faire honte au
débraillé de Claire. Mais elle comprit vite son erreur.
Son visage pâle et sa robe rose ne pouvaient l'emporter
sur les tons ocre de la tenue de Claire, ni sur son teint
légèrement hâlé par le soleil. Sous son tricorne, la chevelure fauve de l'amazone cascadait en longues
boucles. La chevauchée lui avait mis du rose aux joues
et ses yeux brillaient d'excitation.
Mildred n'en persista pas moins dans sa maladresse.

256

— Ma pauvre amie, cette journée à cheval a dû
vous épuiser ! Allez vite vous reposer. Une long
de sommeil vous fera le plus grand bien !
Comme pour confondre Mildred, Claire éclata de rire
— Rassurez-vous, milady, je suis en pleine forme.
Quelle merveilleuse équipée ! Je suis prête à chasser
ces demain, si le roi le veut !
Mildred blêmit. Contre son attente, celle qu'elle
considérait comme sa rivale ne semblait pas avoir
souffert des fatigues de la chasse. Au contraire, elle
rayonnait, et les commentaires flatteurs des autres
cavaliers ne faisaient que renforcer cette impression.
Southerland intervint.
— Vous vouliez voir sir Ian, lady Mildred. Il sort
Je l'écurie...
— Excusez-moi, dit Mildred en fronçant le nez, je
ne supporte pas cette odeur de cuir et de sueur.
Ce trait lancé, elle alla retrouver Ian Lambert et se
rendit à son bras. Mais son amant semblait de fort
méchante humeur.
— Que se passe-t-il ? Vous paraissez bien contrarié,
mon cher.
Les yeux de Ian, perdus dans la contemplation de
Claire qui menait un brillant cortège, lançaient des
éclairs.
— Cette femme est une sorcière ! gronda-t-il. A la
chasse, elle vaut dix hommes.
— Que vous importe?
— Je me suis laissé aller à parier contre elle, et j'ai
perdu une assez grosse somme, avoua Ian, non sans
une certaine honte.
— Que vous ne possédez pas, je suppose ?
— En effet, répondit-il, la tête basse.

257

Un sourire perfide se dessina sur les lèvres de Mildred.
— Eh bien, ne vous tracassez plus, je vais arranger
cela.
Etonné, Ian releva les yeux et la contempla longuement.
-— Quel intérêt avez-vous à me venir en aide?
demanda-t-il en homme sans illusions.
— J'ai un service à vous demander, bien sûr.
— Lequel?
Le sourire calculateur de Mildred avait quelque
chose d'inquiétant.
— Venez me rejoindre chez moi avant le banquet,
mon cher, nous en discuterons.
Shane se tenait sur le balcon. Au lieu d'admirer les
splendeurs du soleil couchant sur les frondaisons lointaines, il tournait le dos au paysage pour admirer les
allées et venues de Claire dans leur chambre.
Superbe dans une robe bleu nuit qui soulignait
l'éclat des saphirs de la collection Driscoll, elle faisait
nerveusement les cent pas devant la cheminée.
— L'argent de ce Ian Lambert me brûlerait les
doigts, milord. Je ne peux vraiment pas l'accepter.
— Vous y êtes contrainte, Claire, pensez-y. Le roi
et James ont misé sur vous. Si vous annulez le pari, ils
vont se trouver lésés. Comme vous l'avez vu, ce sont
encore de grands enfants, et ils n'aiment pas perdre.
— Vous savez bien que je n'ai pas tué ce cerf.
— Bien sûr. Néanmoins, c'est le roi lui-même qui a
trouvé votre flèche. Cela décide de tout.
— J'ai honte de moi, Shane, j'ai l'impression de tricher.

258

Tant de délicatesse surprenait chez celle que ses
meilleurs amis appelaient Forban. Mais Shane était
surtout sensible au fait qu'emportée par l'émotion elle
eût utilisé si naturellement son prénom.
— Nous ne cessons de tricher, ma chère, il faut
vous rendre à l'évidence!
Dans un état de visible allégresse, il alla remplir
deux verres de porto.
— Buvons à la réussite de notre petite supercherie !
— Vous semblez fort content de vous, milord. Je
vous croyais plus scrupuleux.
— C'est vrai, mais je ne triche que pour la bonne
cause : ma liberté ! Je craignais que Charles ne vît clair
dans notre jeu... Au lieu de quoi, il s'entiche chaque
jour davantage de vous.
Claire rougit et baissa les yeux.
— Votre charme opère sur tous les hommes de la
Cour, reprit Shane d'une voix changée. Et moi-même,
je dois souvent faire effort pour me rappeler que nous
ne sommes que des amants de comédie.
Sous prétexte de ranger une boucle rebelle, il
caressa la joue de la jeune fille.
— Il serait si tentant d'oublier que nous jouons un
rôle, murmura-t-il, de ne plus faire semblant...
Le cœur de Claire battait de nouveau la chamade. Il
suffisait que ce diable d'homme lui effleure la joue
pour qu'elle se sente prête à oublier toutes ses bonnes
résolutions, tous ses principes.
Shane lut dans les yeux de la jeune fille qu'elle
s'abandonnait. Quel danger il courait en cet instant où
il risquait de tout compromettre ! Mais comment lutter
contre ce désir partagé? Les limites de sa résistance
étaient atteintes.
Il enveloppa Claire dans une étreinte presque bru-

259

taie, lui prit voracement les lèvres, comme pour se
perdre en elle. Il n'abandonna sa bouche que lorsqu'ils
furent tous deux à bout de souffle.
— Vous vous rendez compte de votre pouvoir sur
moi, traîtresse?
Avant qu'elle ait pu répondre, Shane la bâillonna
d'une nouvelle caresse, plus tendre, plus séductrice
que la première.
— Vous voyez, dit-il contre sa joue, comme il est
facile d'oublier nos conventions.
Claire s'efforçait de toute sa volonté à éteindre
l'incendie qui s'allumait en elle. Elle inspira profondément pour recouvrer un peu son sang-froid et parvint à
réagir.
— Moi, je ne les oublie pas, milord. Je ne joue cette
comédie que pour recevoir le cachet que vous m'avez
promis.
« Décidément, se dit-elle alors, un mensonge de plus
ne me fait pas peur. »
Shane lui tapota la joue avec un sourire railleur.
D'une certaine façon, il n'était pas mécontent que cette
impertinence ait un peu calmé ses élans. Le moment
n'était en effet pas aux effusions, car le roi devait déjà
les attendre. Néanmoins, il voulut avant de descendre
donner une leçon à cette menteuse professionnelle,
qu'il commençait à bien connaître.
Il l'étreignit de nouveau et lui baisa les lèvres et la
gorge jusqu'à la faire râler de désir tout en essayant de
ne pas se prendre au jeu, ce qui était bien difficile. Parvenu à son but, il interrompit ses caresses au moment
où Claire, le corps agité de frémissements, parvenait à
un paroxysme de plaisir.
— Vous ne désirez vraiment que l ' a r g e n t ?
demanda-t-il, moqueur, en se détachant d'elle.

260

Eperdue, incapable de trouver une réponse, Claire
cherchait en vain son souffle. Pour reprendre ses
esprits, elle alla boire un peu de porto. Quand elle se
retourna vers Shane, son visage exprimait la plus vive
des contrariétés.
— Allons, souriez, milady, et venez rejoindre la
meute de vos admirateurs. Songez que l'or de Ian
Lambert vous attend, si cela peut restaurer votre bonne
humeur. Après tout, la vie de Cour a ses charmes !
Assise au bord du lit que Ian occupait encore, Mildred se brossait les cheveux. Sa robe rose traînait sur
un fauteuil.
— Mais j'y pense, combien te faut-il, Ian?
— Deux cent dix souverains.
— C'est une somme !
Mildred, qui ne souriait plus, jeta un regard de
mécontentement à son amant.
Celui-ci n'en avait cure. Il la connaissait trop bien
pour douter de sa générosité, dès l'instant qu'elle désirait quelque chose. Elle était prête à ruiner son mari
pour satisfaire ses propres caprices. Un peu inquiet
cependant, il se demandait quel important service il
aurait à lui rendre.
— Je m'habille et j'envoie quelqu'un chercher cet
argent, reprit-elle en se levant.
En femme certaine de la perfection de son corps et
de l'effet qu'elle faisait sur les hommes, Mildred,
presque entièrement dénudée, se leva avec nonchalance pour vaquer à sa toilette sous les yeux, qu'elle
savait admiratifs, de Ian.
Si seulement cet ingrat de Shane Driscoll était là,
dans son lit, à la place de cet imbécile prétentieux !

261

Shane s'était dérobé à toutes ses avances. Par compensation, Mildred attirait dans son lit bien d'autres
hommes, moins désirables certes, mais tous très
proches du pouvoir.
— Ton mari ne va rien dire ? demanda Ian non sans
cynisme.
Mildred ricana.
— Mon mari? Il a trop d'or pour pouvoir le
compter. Et pourtant, ce vieux grigou me reproche
quelquefois mes dépenses.
— Il se méfie peut-être, ma chère. Non sans raison,
il faut bien le dire.
Le visage de Mildred se convulsa un instant, puis
s'apaisa, comme par réflexe.
— S'il veut me chamailler, qu'il se dépêche. Il n'en
a plus pour longtemps à vivre.
Ian tressaillit, soudain rétif.
— Si tu me demandes d'occire ton mari, la réponse
est non, Mildred. Je me soucie de sa vie comme d'une
guigne, d'accord, mais je n'ai pas envie d'être décapité
pour crime de lèse-majesté. Le roi tient trop à son
vieux conseiller, tu le sais bien.
Mildred émit un rire moqueur, qui se prolongea.
— Rassure-toi, je m'en occuperai moi-même. Tu
n'as de toute façon pas l'étoffe d'un assassin, mon
pauvre Ian. En revanche, le service dont j'ai besoin me
semble tout à fait dans tes cordes.
— De quoi s'agit-il?
— De séduire la maîtresse de Shane Driscoll.
— Quoi? Es-tu folle!
Bondissant du lit, Ian se précipita sur ses vêtements,
comme s'il voulait prendre la fuite.
— Ecoute-moi bien ! cria-t-elle d'une voix furieuse.
Tu sais que le père de Shane a séduit celle que convoi-

262

tait le tien. Si tu n'es pas le cousin du roi, c'est la faute
des Driscoll!
— J'y pense chaque jour, reconnut Ian en enfilant
sa chemise.
— En séduisant cette lady Claire, dont Shane
semble si fort entiché, tu vengeras l'honneur familial
— et en même temps tu auras le plaisir d'humilier un
homme que tu hais. Car tu le hais, n'est-ce pas?
— Je ne pense pas qu'il prenne une telle offense à
la légère. Il peut avoir des réactions brutales.
— Alors, tu le tueras.
— Personne ne peut vaincre Driscoll en combat singulier, avoua piteusement Ian.
— Je n'en doute pas, dit Mildred en éclatant d'un
rire cruel. Mais ne crains rien, tu ne seras pas seul.
Shane ne manque pas d'ennemis décidés à le perdre.
— Tu en es sûre?
— Absolument. De toutes les façons, s'il ne réagit
pas violemment, il sera déconsidéré. Quand tu te seras
lassé de cette péronnelle, tu pourras la jeter entre les
bras du duc d'York, ou du roi son frère. Je sais de
source sûre qu'ils la regardent d'un œil fort doux. Dans
ce cas, tu mettrais Shane Driscoll à genoux sans courir
aucun risque.
Bien que tenté par cette proposition, Ian eut un sourire amer.
— J'aimerais bien lui prendre cette fille, c'est vrai.
Mais ils semblent si bien s'entendre... Je ne vois pas
comment je pourrais la séduire. Elle est à peine polie
avec moi et je lui ai donné toutes les raisons de me
haïr.
Le visage tendu, Mildred s'abîma dans de profondes
réflexions.
— Alors, il faudra trouver le moyen de faire croire

263

qu'elle s'est donnée à toi. D'après les rumeurs, mon
cher, ce ne serait pas la première femme que tu aurais
possédée... disons, contre son gré. Et je connais le
moyen de la réduire au silence.
— Lequel?
Mildred alla se pencher sur son écritoire et remplit
en hâte une feuille, qu'elle lui tendit.
— Alors, est-ce clair, maintenant?
Ian étudia longuement le document.
— On t'a déjà dit qu'avec un corps de déesse tu
avais l'âme d'un démon?
— Oui, très souvent! s'exclama Mildred avec un
rire brutal. Maintenant, laisse-moi. Je vais appeler ma
femme de chambre, pour me faire belle. Je te préviendrai lorsque tu pourras prendre possession de la ravissante lady Claire Leyton.
— Venez à côté de moi, lady Claire, dit le roi. Puisque vous êtes la reine de la soirée, il vous revient
l'honneur d'accueillir avec moi mes invités. Shane, ne
m'abandonne pas, s'il te plaît.
Tant d'honneur mortifiait la jeune fille. Comme prisonnière entre Shane et le roi, elle était contrainte de
recevoir les félicitations de tous les invités, l'un après
l'autre, en récompense de ses exploits cynégétiques.
Derrière Charles, à portée de son oreille, son secrétaire particulier lui susurrait d'une voix blanche tous
les ragots de la Cour. Et à l'évidence, nul secret
n'échappait à Jared Southerland.
— Lady Beltrope, épouse modèle à ce qu'on dit,
mais c'est la maîtresse de lord Callum.
— Le duc de Wallingshire, complètement ruiné, ses
créanciers le persécutent.

264

— Lord Devlin. Il aime trop le jeu. Mille souverains à son passif. Espère se refaire aux cartes.
Cette litanie de médisances, qui écœurait Claire,
semblait au contraire ravir le roi.
Bientôt, elle vit Ian Lambert s'avancer, avec Mildred à son bras.
— Il a trouvé assez d'argent pour honorer son pari,
souffla Southerland avec un étrange sourire.
Ian s'inclina profondément tandis que Mildred plongeait dans une révérence de Cour.
— Ian, dit Charles, nous regrettons tous deux que
ce banquet ne soit pas dédié à vos succès... enfin, vous
plus que moi, sans doute !
Il éclata de rire, à son accoutumée.
Souriante, Mildred sentait la rancune envahir son
cœur. L'échec de son amant ne lui coûtait pas seulement une petite fortune, elle lui ôtait le privilège de se
pavaner au côté du roi. De noble naissance, épouse du
plus fidèle conseiller de la Cour, elle méritait cet honneur, que lui ravissait la trop jeune et trop parfaite nouvelle venue.
— Je l'avoue, dit Ian en prenant la main de Claire
pour la baiser, j'étais certain de ma victoire. Mais le
sort m'a été contraire. Votre adresse n'a d'égale que
votre beauté, milady.
Claire retint un mouvement de répulsion et lui abandonna sa main. Elle se força à saluer Ian avec un charmant sourire.
— Merci, milord. Vous restez néanmoins le roi des
chasseurs, votre réputation n'est pas usurpée.
— Vous êtes trop bonne, milady. Et je sais ce que je
vous dois.
Tirant de sa veste une bourse bien garnie, Ian en sortit dix pièces d'or, qu'il offrit à Claire. Il tendit ensuite
l'objet à Charles.

265

— Voici deux cents souverains, Sire. Cent pour
vous et cent pour monsieur le duc, votre frère.
Les yeux brillants de plaisir, le roi se saisit de la
bourse et héla son frère, qui se tenait un peu à l'écart,
avec Nell, sa maîtresse.
— James, tu te souviens de notre petit pari, entre
nous?
Le duc d'York leva les yeux au ciel.
— En tout cas, je savais que tu ne l'oublierais pas,
soupira-t-il. D'accord, tu empoches le tout, puisque
lady Claire m'a fait perdre.
— Que grâces lui soient rendues ! Southerland,
vous mettrez cette bourse dans ma cassette personnelle. Passons à table. Lady Claire, acceptez mon bras.
Vous serez à ma droite, bien entendu. Mademoiselle
Nell à ma gauche. La présence des femmes me
réchauffe le cœur !
Quand le roi fut installé, tous les convives prirent
place aux deux longues tables perpendiculaires à la
sienne. Avant que le service ne commence, la porte du
fond s'ouvrit, et des cors de chasse firent entendre une
sonnerie joyeuse pour saluer l'entrée de deux piqueurs
chargés d'un grand plateau d'argent. Sur ce plateau
trônait l'imposante ramure du vieux cerf.
— Voici votre trophée, ou plutôt votre massacre,
lady Claire, dit le roi.
Shane admira avec quel naturel sa protégée, qui
n'était évidemment pas préparée à cette cérémonie,
descendait de l'estrade pour élever au-dessus de sa
tête, avec l'aide des piqueurs, les bois de l'animal afin
de les exposer à l'admiration générale. Pour manifester
leur enthousiasme, les hommes cognèrent les tables
avec leurs chopes encore vides en poussant des acclamations. Claire revint s'asseoir au milieu des vivats.

266

— Pensez-vous que cette pauvre bête sera mangée
ce soir, Votre Majesté? demanda-t-elle à Charles.
— Certainement pas, milady !
— Alors, puis-je solliciter une faveur, Sire ?
Le roi fit un clin d'œil à Shane.
— Comment dire non à ces beaux yeux verts, si
pleins de grâce? Je ne peux rien vous refuser, lady
Claire.
— Tu vois dans quel pétrin je me suis fourré,
répondit Shane en riant. Tout ce qu'elle exige, elle
l'obtient.
— Je suis à vos ordres, milady, reprit le roi en lui
baisant la main.
— Non loin du château, j'ai vu un village de
pauvres paysans. Puis-je leur offrir ma prise pour
qu'ils se la partagent?
Le visage de Charles, habituellement rieur et
mobile, se fit grave. Dans son regard se lisait de la
considération.
— Quelle bonne idée. Votre sensibilité me touche,
milady... Southerland, vous avez entendu? Faites le
nécessaire.
— Merci, Votre Majesté, dit Claire.
— C'est à moi de vous remercier. Vous avez le
courage de me rappeler ce qu'un roi doit à son peuple,
milady. Je ferai porter au village mes propres prises, en
souvenir de vous. Et maintenant, que la fête
commence !
A la fin du banquet, tous les convives étaient de fort
joyeuse humeur. On enleva les tables et Claire ouvrit le
bal dans les bras du roi.
Un peu plus tard, en dansant avec elle, Shane lui fit
part de ses impressions.

267

— Le roi se plaît beaucoup en votre compagnie,
Claire. Vous savez, il aime les plaisirs simples — danser, gagner un pari, banqueter avec ses vieux amis... et
se laisser prendre au charme de la plus belle fille du
monde.
A ce compliment, Claire fut touchée jusqu'au cœur.
Ainsi, Shane la trouvait belle. Cette révélation lui procura un plaisir intense.
Que de métamorphoses elle avait connues en si peu
de temps ! Tout en dansant légèrement sous la direction
de Shane, elle tentait de découvrir la nouvelle femme
qu'elle était devenue. Et aussi de répondre à une question troublante : pourquoi les compliments de Shane
Driscoll la faisaient-ils ainsi fondre alors que ceux du
roi lui semblaient ridicules?
Amoureuse... Oui, elle était amoureuse de ce lord
qu'elle ne connaissait pas un mois auparavant. Quel
bonheur, mais quelle catastrophe, aussi, puisque leurs
destins devaient se séparer irrévocablement, puisque
bientôt il la laisserait à Londres pour parcourir
l'océan...
— Vous me semblez bien pensive, milady.
Elle leva les yeux, tout étonnée de voir le visage de
Shane si près du sien. Elle sentit son cœur battre plus
vite, mais comment s'échapper?
— Excusez-moi, milord, je suis un peu dépassée
par les événements.
— Moi aussi, répondit-il en lui baisant les lèvres.
Le péril qu'il courait lui donnait le vertige. Et pourtant aucun danger n'était parvenu à faire reculer Shane
Driscoll... Depuis sa plus tendre jeunesse, il avait toujours cherché l'aventure. Aucun défi ne lui avait fait
peur, il les relevait tous.
Cette fois, cependant, l'enjeu le dépassait. C'est
toute son existence qui était en cause.

268

Non loin de là, Ian Lambert observait le couple tendrement enlacé.
— Tu as raison, Mildred, Driscoll est vraiment
épris. Il ne sera pas facile de semer la zizanie entre ces
deux tourtereaux.
— Surveille-les bien, lui conseilla-t-elle avec un
sourire cruel. A la première occasion, il faut agir.
— Le plus tôt sera le mieux. Je sais comment lui
faire perdre ses grands airs, à cette garce.
— Attention ! Tu en fais ce que tu voudras, mais
prends garde à ne pas laisser des traces visibles. Quand
tu en auras fini avec elle, il faut qu'on puisse penser
qu'elle s'est jetée dans tes bras.
— Et que m'arrivera-t-il si Shane Driscoll préfère
sa version des faits à la mienne?
Mildred s'inclina pour lui chuchoter à l'oreille :
— Les cadavres ne parlent pas, mon cher Ian.

269

16.

— Tu ne t'amuses pas, Shane? demanda le roi
d'un ton innocent.
Comme une servante remplissait les verres, Charles
ne manqua pas de la lutiner gaillardement, à son habitude.
— Notre cousin n'a d'yeux que pour sa bienaimée, insista James. En ce moment, elle est dans les
bras de lord Wickersham, le beau ténébreux. Quel joli
couple, tu ne trouves pas ?
— Ce gandin n'est qu'un paltoquet, commenta
Shane d'un ton impatient.
Les deux frères éclatèrent de rire.
— Je ne serais pas étonné, reprit le roi,
d'apprendre que Shane subit les tortures de la jalousie.
— Tu plaisantes ! Le cœur de notre estimable cousin est imperméable aux charmes du beau sexe, c'est
bien connu ! La femme n'est pas née, qui pourra jeter
son grappin sur ce coureur des mers...
Shane trouva son porto bien amer. Sur ses lèvres, il
sentait encore le parfum de Claire, cette odeur de- passion et d'innocence. Il ne songeait qu'à l'emmener
dans leur chambre, pour jouir seul de sa présence.

271

— Trêve de raillerie, messeigneurs ! lança-t-il. Je
suis simplement fatigué de toute cette musique et de
tout ce vacarme.
Charles et James manifestèrent de nouveau leur
hilarité.
— Tu voudrais que je quitte la place, dit le roi,
pour te permettre d'en faire autant avec ta belle?
— Bonne idée. La journée a été longue.
— Balivernes ! s'écria Charles en reposant son
verre. Je comprends bien tes projets... sentimentaux,
mais je n'ai pas l'intention d'interrompre cette petite
fête pour autant. D'ailleurs, lady Claire me donne
envie de danser. Avec elle, naturellement !
Le souverain descendit de l'estrade pour aller enlever Claire à son cavalier du moment, laissant Shane
en compagnie de James.
— Tu as des qualités que je ne soupçonnais pas,
remarqua celui-ci.
— Lesquelles?
— Je n'aurais jamais cru que tu saurais aussi bien
jouer la comédie, mon cher. Si je n'étais pas au courant de ta petite machination, je jurerais que tu t'es
véritablement épris de cette jeune beauté. Tu n'arrêtes
pas de la couver des yeux.
Shane garda le silence et invita une servante à remplir son verre.
— Avoue-le, reprit James, tu t'es laissé entortiller
par ta complice. Malgré toi, le roi sera content que tu
restes en Angleterre, pour ne pas la perdre. Il a gagné
son pari... Tu t'es laissé prendre au piège.
Piège. Oui, c'était le mot qui convenait. Par une
cruelle ironie du sort, Shane était victime d'un traquenard qu'il avait lui-même monté.

272

Claire dut renoncer à faire le compte de ses cavaliers. Dans sa tête, tout se mélangeait — noms,
visages et compliments. Quand ce bal finirait-il ? Elle
ne songeait qu'à s'évader de ce tourbillon pour aller
rejoindre Pug dans l'écurie et lui donner ses instructions. Il ne fallait plus qu'il se mêle de ses affaires, au
risque de la priver de la récompense promise par
Shane.
Elle n'avait d'ailleurs toujours pas vu la couleur de
l'argent que celui-ci lui avait promis. Et tout à
l'heure, elle lui avait confié les dix souverains gagnés
à la suite de son pari avec Ian, pour ne pas déformer
sa robe.
Comme par un fait exprès, les yeux de Claire tombèrent alors sur la cravate de Wickersham, avec
lequel elle dansait pour la seconde fois. Elle était retenue par une superbe épingle, un diamant serti d'or. Si
ce jeune homme ne la retrouvait pas, il penserait sans
doute l'avoir perdue dans la bousculade de la fête. Il
fallait y réfléchir...
A l'occasion d'une volte pleine d'élégance, Claire
croisa au loin le regard de Shane, qui ne la quittait pas
des yeux. Même à cette distance, il semblait ne pas
vouloir rompre le contact avec elle.
Shane! Il suffisait à ce démon d'une caresse, d'un
baiser, pour exercer sur elle une insupportable domination. Jetée sans préparation dans un univers
inconnu, Claire s'était montrée d'une naïveté coupable et ridicule. Rompu aux usages du monde, riche
d'une longue expérience, il profitait impunément de
l'innocence de sa prisonnière. Pour un homme aussi
puissant, une fille des rues n'était rien, elle aurait dû
le savoir. Et pourtant, avec une simplicité qui maintenant lui faisait honte, elle s'était bercée d'illusions.

273

De dépit, elle marcha sur les pieds de son cavalier,
qui l'étreignit brièvement pour l'empêcher de tomber.
— Pardonnez-moi, milady, je suis vraiment maladroit.
— Pas du tout. C'est ma faute. Je suis si fatiguée...
— Je vais vous chercher un peu de porto, cela vous
remettra.
Claire, un peu dolente, lui adressa un sourire bouleversant d'ingénuité et se laissa raccompagner à la
table du roi. D'un coup d'œil en coin, elle put vérifier
que les épingles ne servent décidément à rien : privée
de la sienne, la cravate de son danseur restait impeccable.
Le regard lointain, elle reprit sa place à la table du
roi, assez satisfaite d'avoir conservé toute sa dextérité.
En la voyant si alerte et si gaie, les joues roses, les
yeux brillants, Shane éprouva un sentiment qui ressemblait fort à de la jalousie. Comment pouvait-elle
se sentir si heureuse, alors que lui-même se morfondait?
Le jeune Wickersham revint, suivi d'une servante
qui apportait la boisson promise. Il répondit au sourire reconnaissant de Claire par une profonde révérence, avant de se fondre dans la foule.
— Avec ses oreilles et ses yeux de caniche, ce garçon me fait penser à un toutou, grommela Shane.
Qu'avez-vous fait pour le séduire? Vous lui avez jeté
un os?
— Vous me semblez trop facilement agacé,
milord, répondit Claire sans baisser les yeux. Pourquoi ?
Pendant que Shane buvait sans mot dire, le roi
répondit à sa place :

274

— Les hommes dont le cœur est percé de la flèche
de l'amour sont plus susceptibles que les autres, dit-il
en riant aux éclats.
Soudain bouleversée, Claire scruta Shane avec
intensité pour percer son secret. La flèche de
l'amour? Il était donc tombé amoureux? Mais de
qui?
Elle tenta de se souvenir des femmes qui avaient
dansé avec Shane. Laquelle était-elle parvenue à le
séduire ? De toutes les façons, cela ne la regardait pas,
se dit-elle tristement. Elle n'avait aucun droit sur ce
séducteur dont elle devait se méfier comme de la
peste.
Au même moment, Jared Southerland vint murmurer à l'oreille du roi, qui se leva en bâillant avec
ostentation.
— Mes amis, je vous souhaite bonne nuit. Il me
faut prendre quelque repos. Au programme de
demain : les courses !
— Les courses ? reprit James. Dans ce cas, je vais
pouvoir récupérer mon or?
Son frère haussa les sourcils.
— Dis plutôt que je vais doubler mes bénéfices.
Compte sur moi pour faire monter les enchères.
Dès que le roi eut tourné le dos, Shane se leva d'un
bond et prit Claire par la main.
— Venez, Claire. Nous voilà enfin libres de quitter
cette interminable fête.
Le sourire aux lèvres, James les regarda quitter la
salle. Comme ils semblaient s'aimer!
De loin, un autre personnage surveillait la scène. Il
souriait aussi, mais d'un sourire cruel. Ian se pencha
alors vers Mildred et lui parla à l'oreille.

275

Dans la chambre silencieuse, on n'entendait que les
craquements des bûches dans la cheminée. Le lit avait
été préparé, une chemise de nuit attendait Claire et,
sur un plateau d'argent, deux verres de cristal encadraient une carafe.
Toute à ses projets, Claire s'approcha du feu. Pour
s'esquiver, il lui faudrait attendre que Shane dorme
profondément. II avait d'ailleurs bu tant de bière pendant le bal qu'il ne tarderait sans doute pas à succomber au sommeil.
Dans l'escalier, il était resté étrangement silencieux. Sans doute pensait-il à cette autre femme, que
Claire ne connaissait pas.
Cette pensée la préoccupait plus qu'elle ne l'aurait
voulu. Se gourmandant intérieurement, Claire releva
le menton. Il était temps de se souvenir des préceptes
de Foxworth : « Montrer sa faiblesse à l'adversaire,
c'est accepter la défaite. » Shane n'était qu'un adversaire comme un autre, elle ne devait pas l'oublier.
Pour qu'il paie sa dette, il devait la sentir forte. Et
surtout insensible à son pouvoir de séduction.
— Voulez-vous du vin, milady?
— J'ai assez bu pour aujourd'hui.
— Eh bien, moi, pas assez! rétorqua-t-il en remplissant un verre.
Il le vida d'un trait et s'avança vers elle, le regard
sombre.
— Tout le vin du monde ne pourrait effacer le goût
de vos lèvres, Claire. Il est si doux, si frais, si plein de
promesses...
Soudain, elle fut entre ses bras, incapable de se
défendre, faible et alanguie, mais la tête en feu. Il y
avait comme de la rage dans les baisers que Shane lui
prenait, comme un désir de vengeance.

276

— Shane..., murmura-t-elle en lui posant une main
sur le torse pour le repousser.
Quelle folie les prenait? Que faisait-elle de ses
bonnes résolutions? Vaguement effrayée, Claire fit
un pas en arrière. Shane la suivit. Un deuxième, et il
l'accompagna encore. Elle sentit bientôt sur ses
épaules la dureté de la boiserie. Le dos au mur, elle se
trouvait prise au piège, victime non seulement de cet
homme trop fort et trop séduisant, mais surtout de sa
propre faiblesse.
Shane se pressait de tout son corps contre elle,
comme pour ne plus faire qu'un avec elle. Il lui baisait le cou, les tempes, les cheveux en murmurant des
mots d'amour.
— Votre parfum, votre odeur de femme:.. Vous
me rendez fou, Claire ! Ma petite Claire, fraîche
comme une fleur des champs et capiteuse comme le
jasmin... Donnez-moi le satin de votre visage, la
pulpe de vos lèvres...
Envoûtée, brûlante au contact de ce torse et de ces
cuisses dont elle sentait tressaillir tous les muscles,
Claire éprouvait comme jamais auparavant les fièvres
du désir.
— Comment avez-vous pu changer aussi vite?
poursuivait-il. De même qu'un papillon qui sort de sa
chrysalide, la jeune sauvageonne que j'ai trouvée
dans la rue s'est métamorphosée en une vraie lady,
plus belle que toutes les autres, plus séductrice...
— Séductrice? Je ne suis pas une... Shane, vous
n'avez pas le droit...
A bout de souffle, les lèvres contre celles de Shane,
elle se sentait perdue. Son corps la trahissait. C'est lui
qui, en cet instant, semblait gouverner son âme.
— Par pitié, Claire, acceptez-moi ! Nous ne jouons
rlus la comédie.

277

— Non, Shane, je ne veux pas, protesta-t-elle
d'une voix haletante.
Mais ses mains, ses yeux, les pulsions qui la parcouraient, exprimaient le contraire.
Elle était au bord d'un gouffre terrifiant, un gouffre
de bonheur et de voluptés inconnues. Dans l'instant,
elle allait sombrer, en proie au fascinant vertige de la
passion.
Ils n'entendirent pas qu'on frappait à la porte.
— Lord Ashton... Oh ! pardon, milord !
Lisbeth se tenait dans l'embrasure, tout interdite.
— Oui, Lisbeth ? fit Shane en relevant la tête mais
sans se retourner vers sa gouvernante.
— J'ai... un message pour vous, milord. Un message urgent.
— Vous plaisantez, je suppose, dit-il en la regardant, cette fois.
— Je ne me le permettrais pas, milord. Le voici.
Lisbeth vint apporter à Shane un rouleau marqué
d'un sceau de cire.
Il brisa le cachet et parcourut rapidement le document. Son visage se convulsa de colère.
— Le porteur attend une réponse ?
— Non, milord, il est parti.
Shane attendit que la porte se fût refermée sur Lisbeth pour dévider un chapelet de jurons. Puis il revint
à Claire, qui n'avait pas bougé.
— Le roi m'appelle, Claire, et je dois vous quitter
un moment. Je reviens dès que possible.
Il lui caressa la joue, avec une sorte de timidité.
— Vous m'attendrez, n'est-ce pas? ajouta-t-il, le
visage grave et tendu.
Encore sous le choc, la gorge nouée, Claire ne put
lui répondre, mais ses yeux humides et brûlants par-

278

laient pour elle. Shane sut qu'elle le désirait, avec une
violence égale à la sienne.
Déchiré par le regret, il sortit à grands pas.
Claire dut s'appuyer encore un moment au mur
pour calmer les battements désordonnés de son cœur.
Elle porta les mains à ses joues et à sa gorge pour tenter de les rafraîchir. Ce faisant, elle caressa la somptueuse parure de saphirs.
Elle réussit cette fois à en trouver le fermoir et la
rangea dans un tiroir, incapable encore de voir clair
dans la confusion de ses pensées.
Une femme de chambre vint aider Claire à se dévêtir et à passer sa chemise de nuit. Dès que la servante
eut le dos tourné et se fut éclipsée, Claire fit rapidement passer cette chemise par-dessus sa tête. Elle
devait agir vite ! Les audiences nocturnes du roi se
prolongeaient généralement jusqu'à l'aube, et Shane
ne reviendrait donc pas de sitôt. Néanmoins, il fallait
absolument qu'elle rencontre Pug avant qu'il ne
commette un impair.
Comment se costumer pour une expédition nocturne?
Claire enfila une culotte noire qui appartenait à
Shane, une veste de chasse et un grand manteau à
capuchon. De loin, si elle était vue, elle pourrait passer pour une domestique.
Elle passa sa dague de chasse dans sa ceinture et
sortit dans le corridor désert à cette heure. En rasant
silencieusement les murs, elle éprouva l'excitation
particulière qui l'envahissait à chacune de ses expéditions. Plus que tous les autres membres de la bande
dont elle avait la responsabilité, elle aimait le danger,
qui l'exaltait, lui permettait de se dépasser.

279

Foxworth ne s'y était pas trompé.
— Nous sommes de la même espèce, nés pour travailler ensemble, lui avait-il confié un jour. La peur
paralyse les autres, mais nous, nous l'ignorons. Mieux
encore : le danger nous rend l'œil plus vif, le pied
plus léger, la main plus sûre. En collaboration, une
grande carrière nous attend, espèce de forban !
Ce surnom lui était resté. De bonne grâce, la jeune
Claire Leyton, qui s'habillait déjà en garçon, avait
troqué son nom pour celui de Forban, autrement plus
prestigieux.
Elle trouva l'escalier de service. Comme personne
ne s'y montrait, elle l'emprunta en courant, aussi
légère qu'un elfe, et gagna ainsi l'office, à côté des
immenses cuisines du château. Sur de grandes tables
s'étalaient en bon ordre les reliefs du festin. Saisie
d'une inspiration subite, Claire saisit une serviette et
s'affaira en souriant.
Une petite porte donnait sur le potager royal, dont
les plantes aromatiques embaumaient l'air nocturne.
Sûre de son orientation, Claire le traversa en pleine
obscurité. A la sortie, elle trouva bientôt le chemin
couvert de larges dalles qui menait aux écuries.
A plusieurs reprises, elle éprouva l'étrange impression d'être suivie comme par un fantôme. Elle se
retourna pour scruter les ténèbres. A l'exception
d'une chouette qui hululait, tout était calme et silencieux. Claire haussa les épaules. Décidément, la vie
de château ne valait rien à Forban ! songea-t-elle, honteuse d'éprouver des illusions de petite fille.
Elle se glissa sans difficulté dans l'écurie, redoublant de précautions. Dans son box, la grande jument
noire qu'elle avait montée dormait debout. Derrière
elle, une silhouette reconnaissable entre toutes gisait
dans la paille.

280

Le cœur battant d'excitation, Claire se glissa contre
la cloison, prenant garde de ne pas faire crisser la
paille. Elle effleura du doigt la joue de Pug qui, instantanément, comme par réflexe, se redressa d'un
bond, son stylet en avant.
— Du calme, c'est moi ! lui dit-elle dans un
souffle.
— T'es pas folle de m'faire peur, répondit-il tout
aussi discrètement. Tu veux mourir jeune?
Claire ouvrit sa cape et en tira un paquet.
— Tu aimes les gâteaux ? Le roi te les offre.
Pug émit un gloussement d'incrédulité.
— Il y a d'autres lads dans l'écurie? demanda
Claire.
— Quelques-uns, une dizaine.
— Alors, sortons.
Quand ils furent dehors, à l'abri des oreilles indiscrètes, ils continuèrent de parler à voix très basse,
selon leur habitude.
— Pug, je suis venue te dire de ne plus te mêler de
mes affaires, c'est essentiel.
— Le coup du cerf, t'as pas aimé? Tu l'as pas tué,
mais c'était ta flèche. Il a dû en tirer une tête, ce salopard de Lambert !
— Encore une fois, je t'ordonne de ne plus intervenir. Plus jamais, tu m'entends?
— Moi j'prends mes ordres de Forban, pas des
femmes à nobles.
Bizarrement, Claire retrouva sur le doux visage de
Pug la grimace de contrariété qui n'avait pas quitté
celui de Shane pendant toute la soirée. Etait-ce le
stigmate de la jalousie ?
— Je fais seulement semblant, tu n ' a s pas
compris ?

281

— Alors, tu couches pas dans son lit?
Claire fut embarrassée pour répondre. Mais après
tout, un mensonge simple vaut mieux qu'un discours
compliqué, surtout entre amis.
— Non, bien sûr, répondit-elle effrontément.
Le gamin soupira de soulagement.
— J'me disais aussi, t'es trop bien pour ces dégénérés. Mais pourquoi vous faites semblant?
— Je t'expliquerai plus tard. J'y suis contrainte,
mais quand j'aurai fini, lord Ashton me donnera de
l'or.
— Combien?
— Je ne sais pas. En tout cas, ce sera assez pour
que nous puissions vivre à l'aise.
Sous l'effet de l'émerveillement, les yeux de Pug
s'écarquillèrent.
— Tu veux dire, rien que nous deux?
— Comme si j'allais t'oublier!
Cette fois, le visage du gamin s'illumina positivement.
— Il faut que je rentre avant qu'on ne s'aperçoive
de mon absence, reprit Claire, je suis pressée. Mais
dis-moi quand même : comment t'y es-tu pris pour
abattre ce cerf?
— J'ai donné la flèche à un très bon tireur... que tu
connais bien.
— A qui ?
— A Foxworth.
Claire crut que son cœur cessait de battre.
— Foxworth ? Il est ici ?
— Bien sûr, et toute la bande avec lui. Ils travaillent un peu aux champs en attendant la bonne
occasion. Foxworth est bien content que tu sois à
Hampton Court, il dit qu'ça va faciliter l'travail.

282

— C'est toi qui l'as prévenu?
— Le jour d ' l a chasse. Y faisait l'rabatteur.
Figure-toi que de loin y t'avait pas reconnue. Ça l'a
assis. J'avais tes flèches, j'voulais m'venger, il a
trouvé l'idée bonne. Et voilà.
— Il compte sur moi pour voler des bijoux ?
— Bien sûr. C'est toujours toi la meilleure, Forban.
Soudain, le hennissement d ' u n cheval se fit
entendre. La main sur la bouche de Pug, pour le faire
taire, Claire examina les environs. Ils étaient déserts.
Pour poursuivre, elle dut s'humecter les lèvres :
— Ne m'appelle plus jamais Forban ! Et va dire à
Foxworth...
— Tu lui diras toi-même. Y veut justement te parler, la nuit prochaine, à l'écurie. Il te dira son plan. Il
paraît qu'l'affaire est facile, qu'on a déjà quelqu'un
dans la place, un gros bonnet. C'est pas beau, tout ça?
La bonne vie va recommencer...
Claire resta sans voix. Avant de s'éclipser, Pug lui
baisa la joue, comme un bon petit diable.
La jeune fille attendit un moment pour s'assurer
que rien de fâcheux n'arrivait à son protégé, puis elle
reprit le chemin du château, en proie à une véritable
tempête intérieure.
Un nouveau piège se refermait sur elle ! Foxworth
ne comprendrait pas qu'elle refuse de lui obéir, naturellement.
Mais tout était si différent. Shane avait raison : la
petite voleuse s'était métamorphosée, sinon en vraie
lady, du moins en amoureuse.
Pour son malheur, cependant, son passé la poursuivait.
Elle ne devait s'en prendre qu'à elle-même! Une

283

fille de son milieu, et de sa profession, n'avait pas
droit à l'amour, et surtout pas à celui d'un lord.
Qu'allait-elle dire à Shane quand il rentrerait? Et surtout, comment pourrait-elle repousser ses assauts passionnés ?
Perdue dans ses pensées, elle ne perçut pas la présence du fantôme noir qui la suivait, et bondissait
soudain sur elle, comme un félin. Prise dans un grand
manteau comme dans un filet qui lui couvrait la tête
et lui paralysait les bras, Claire donna des ruades,
mais en vain. On la soulevait du sol en l'étouffant, on
l'emportait en silence.
Vers quel destin?

284

16.

Dans sa hâte d'aller rejoindre Claire, Shane courait
presque dans les couloirs du château. Furieux contre
lui-même, il entendait bien rattraper le temps perdu.
Bien sûr qu'il s'agissait d'un canular! Un mauvais
plaisant avait cru bon l'arracher des bras de sa maîtresse supposée à l'heure où les amants sont censés se
livrer aux délices de l'amour. Bien qu'il fût le seul à
disposer du sceau royal, Charles déniait toute responsabilité dans cette mauvaise farce. Mais cela ne prouvait rien, bien sûr. Sans cesse en quête de distraction,
le roi était bien capable d'utiliser le symbole même de
son pouvoir pour le plaisir de jouer un bon tour.
A moins que James.., Le frère de Charles avait pu
emprunter » le sceau de son frère, le temps de fermer
son message. James faisait d'une pierre trois coups,
puisqu'il obligeait d'abord Shane à quitter sa chambre
en pleine nuit, et ensuite à se rendre ridicule auprès du
roi. En troisième lieu, il faisait réveiller ce dernier par
un visiteur qu'il n'attendait pas.
Malgré sa rancœur du moment, Shane ne put
s'empêcher de sourire. Ce genre de tour, les trois cousins aimaient se les jouer l'un à l'autre, au temps de
leur jeunesse. Demain matin, en tout cas, cette affaire

285

serait tirée au clair. Pour l'instant, Shane ne songeait
qu'à reprendre avec Claire le tendre entretien interrompu de si fâcheuse façon au moment crucial.
Il pénétra en trombe dans ses appartements. La
chambre baignait dans la pénombre, vaguement éclairée par les braises mourantes de la cheminée. Claire
aurait pu l'attendre pour se mettre au lit... Tant pis!
Cela faciliterait peut-être les choses, après tout.
Le cœur battant à se rompre, il souleva le rideau.
Son lit était vide.
Etait-elle sur le balcon? se demanda alors Shane.
Dans le petit boudoir? Il alluma une bougie pour
mieux explorer les lieux.
Ils étaient déserts.
En désespoir de cause, il tira sur un cordon. Lisbeth
se présenta presque aussitôt, les yeux tout embrumés
de sommeil.
— Où est passée lady Claire?
La gouvernante examina la pièce, éberluée.
— Milady ? Je lui ai envoyé une femme de chambre
pour l'aider à sa toilette de nuit, milord. Je n'ai pas
entendu lady Claire sortir.
— Vous ne voyez pas pourquoi elle se serait éclipsée?
— Non, milord.
Une nouvelle fois, Shane parcourut la chambre en
tous sens à la recherche d'un indice. Dans la penderie,
il déplaça la robe bleu nuit que Claire portait tout à
l'heure et se piqua la main en la manipulant. Dans la
poche, la jeune fille avait oublié une superbe épingle
de cravate. Sans manifester autrement son émotion,
Shane fit disparaître l'objet dans son poing et alla
s'appuyer au manteau de la cheminée, tourné vers les
braises pour dissimuler sa colère et sa souffrance.

286

— Merci, Lisbeth, vous pouvez disposer.
Dès qu'elle fut sortie, Shane laissa éclater sa fureur.
il s'en voudrait toute sa vie d'avoir fait confiance à une
voleuse de métier, à un forban femelle ! Si dans sa fuite
la scélérate avait emporté d'autres bijoux, il lui briserait le cou.
Et les saphirs? pensa-t-il subitement. Il sortit l'écrin,
étaient en place. La gredine n'avait pas osé...
Sans but précis, Shane regagna le corridor. Une
métamorphose ? Les métamorphoses n'existent pas. Le
vice, cette fille des rues l'avait dans le sang. Et pourtant...
Saisi d'une soudaine inspiration, Shane rentra chez
pour prendre son épée. Ce Pug, à l'écurie, il devait
savoir quelque chose.
Claire sentit que son ravisseur montait une volée de marches.
Etroitement garrottée dans un tissu noir et
épais, elle ne pouvait que grogner indistinctement et se
tordre sur elle-même pour manifester sa révolte.
Une porte s'ouvrit. On la jeta sans ménagement sur
le sol, d'où elle entendit la porte se refermer. Ivre de
rage et de détermination, elle se débattit jusqu'à ce que
les liens qui l'enfermaient se relâchent. Alors, respirant
profondément pour récupérer ses forces, Claire exanina les lieux.
Le spectacle qui l'attendait était extraordinaire.
Elle se trouvait, seule, dans une luxueuse chambre à
coucher brillamment éclairée, où se remarquait surtout,
parmi des meubles précieux et des tapisseries aux tons
chauds, un énorme lit aux draps de satin bleu, sur une
rte d'estrade. Un grand feu crépitait dans la chemi-

287

née, une carafe de vin et deux coupes assorties attendaient sur une desserte.
Selon toute évidence, il s'agissait là du repaire d'un
séducteur professionnel.
Claire se releva vivement pour aller inspecter la
porte. Mais à la vue du lit ouvert, elle s'arrêta, pétrifiée
d'étonnement. Sur les draps bleus s'étalait en effet une
magnifique chemise de nuit, en tout point semblable à
celle qu'elle avait quittée moins d'une heure plus tôt.
Elle s'en saisit. A n'en pas douter, c'était bien la
sienne. Qui l'avait apportée? Qui avait eu l'audace de
pénétrer dans sa chambre?
La porte s'ouvrit, et Claire se retourna. Ian Lambert,
en culottes collantes et veste de velours violet, pénétra
dans la pièce, visiblement enchanté du spectacle qui
s'offrait à lui. Ses lèvres arboraient un sourire qui faisait peur.
— Ma chère petite lady, je vois que vous vous sentez chez vous dans ma chambre. Mettez-vous à l'aise,
je vous en prie. Cette jolie chemise doit vous aller à
ravir. Dépêchez-vous de la passer, s'il vous plaît.
Claire était prise au dépourvu. Elle ne se serait pas
étonnée de voir entrer des gardes venus l'arrêter pour
ses menus larcins. Ou bien encore un émissaire de
Foxworth, qui lui aurait donné ses instructions. Mais
Ian Lambert !
— Pourquoi m'a-t-on amenée ici?
Nonchalamment, Ian alla remplir les deux coupes et
lui en tendit une. Claire refusa d'un geste.
— Vous êtes là pour subir mes caprices, milady, lui
répondit-il, les yeux pleins d'une ironique convoitise.
Claire, aussitôt, se précipita vers la porte.
— Allez vous faire...

288

Rapide et souple comme un félin, Ian lui barrait déjà
le chemin. D'une main, il lui arracha la dague de sa
ceinture tandis que, de l'autre, il la frappait violemment à la tempe. Claire s'écrasa contre le mur, presque
assommée. Prise au dépourvu, elle n'avait pas vu le
coup venir. A genoux, elle tenta de recouvrer son
souffle. Des papillons de feu voltigeaient devant ses
>eux.
Sans se laisser émouvoir, son bourreau poussa le
verrou et s'appuya contre la porte, jouissant de sa
facile victoire.
— J'avais une telle envie de vous frapper, milady.
Merci de m'en avoir donné l'occasion.
— Pourquoi...
Hors de souffle, Claire dut s'ébrouer pour pouvoir
poursuivre :
— Pourquoi vous comportez-vous comme une
brute? Qu'avez-vous à espérer?
Il éclata d'un rire sonore, hystérique, un rire de
cément, avant de s'avancer vers elle pour éprouver le
plaisir de la voir se rétracter, comme si elle voulait rentrer sous terre.
— Vous m'avez fait part de votre répulsion à mon
égard, milady. Or aucune femme ne refuse jamais les...
faveurs de Ian Lambert. Aucune, vous entendez?
Votre insolence va vous coûter cher !
A tâtons, Claire saisit un gros vase de porcelaine
rosé sur le sol et le lui lança au visage. Ian esquiva, et
le vase alla éclater en mille morceaux contre un mur.
D'une main de fer, il la saisit par le bras pour la soulelever, comme un pantin.
— Je vais joindre l'utile à l'agréable, petite sotte.
Quand il saura quelles caresses je vous aurai prodiguées, Shane Driscoll deviendra fou de jalousie.

289

De nouveau, son rire hystérique retentit.
— Il vous tuera, murmura Claire.
— Tant pis pour lui s'il essaie !
Au risque de porter la folie de ce malade au
paroxysme, Claire osa le provoquer.
— Vous n'êtes pas de force à le vaincre les armes à
la main.
Il rit encore. Cette fois, il y avait de la malice dans
ses yeux.
— Pour le vaincre, l'épée me sera inutile. Je possède une arme secrète, bien plus terrible... Et maintenant...
Son visage déformé par le rire et la haine se tendit
soudain. Il blêmit.
— Et maintenant, passez cette chemise, milady.
— Certainement pas.
— Je vais vous donner un bon conseil. Quand Ian
Lambert donne un ordre à une femme, elle l'exécute
toujours, de gré ou de force.
Avec la dague, il déchira d'un coup les vêtements
dont Claire s'enveloppait. Eperdue, la jeune fille en
ramena les lambeaux contre elle.
— Ian Lambert a dit : mettez cette chemise !
Pour la seconde fois de la nuit, Shane faisait irruption dans la chambre du roi. Celui-ci, le dos calé contre
deux oreillers, bavardait avec son secrétaire, qui se
tenait respectueusement debout, à son chevet.
— Encore toi? Veux-tu qu'on t'installe un lit de
camp?
— Ne plaisante pas, Charles, l'heure est grave.
En proie à la plus vive agitation, Shane se mit à faire
les cent pas.

290

— Je ne parviens pas à retrouver Claire. Elle est
pourtant dans le château.
Shane ne crut pas utile de raconter à son cousin qu'il
tenait ce renseignement du jeune Pug en personne. Il
avait tiré sans ménagement de l'écurie, où le garnement se régalait d'un festin dont il n'était pas difficile
ce reconnaître l'origine.
— Charles, j'ai la certitude qu'on n'a utilisé le
sceau royal que pour m'écarter de ma chambre et pour
commetttre un enlèvement.
— Tu ne me soupçonnes pas, j'espère? Tu vois
bien qu'elle n'est pas dans mon lit. N'est-ce pas, Southerland ?
Ce dernier, contraint à longueur de journée de supporter les royales boutades, esquissa pour toute
réponse un sourire exténué.
— Allons, Shane, reprit Charles, raconte-moi tout.
Vous avez eu une petite querelle d'amoureux?
Shane serra les poings.
— Je veux savoir qui a accès à ton sceau privé.
— Personne, bien sûr. Il n'appartient qu'à moi.
Southerland toussa discrètement pour attirer l'attention.
— Votre Majesté, dit-il de sa voix presque inaudible, permettez-moi de partager les inquiétudes de
lord Ashton. De toute évidence, quelqu'un prépare un
mauvais coup. Il faut élucider la disparition de lady
Claire Leyton.
— Elle s'est peut-être trouvé un autre galant,
avança imprudemment le roi, qui se reprit aussitôt en
voyant Shane blêmir de rage. Eh bien, d'accord, puisque tu insistes, qu'on appelle la garde !
— Sire, cette enquête requiert un peu de... discrétion, suggéra Southerland.

291

— Alors, j'y vais, dit le roi, à qui le désarroi de son
cousin ne semblait pas déplaire. Il faut que je fasse
tout, dans cette maison ! Qu'on m'habille ! N'oubliez
pas mon épée, puisque Shane porte la sienne. Armezvous aussi, Southerland, cela vous donnera un aspect
plus redoutable !
Quelques minutes plus tard, les trois hommes sortaient de la chambre royale. Les gardes impassibles
virent s'éloigner l'étrange trio.
— Par où commencer? demanda Charles.
— Nous ferons ouvrir toutes les portes, s'il le faut,
dit Shane.
Southerland les suivait à quelques pas. Il ne lui
échappait pas combien cette équipée nocturne semblait
émoustiller le roi.
— Si seulement James était avec nous, au lieu de ce
vieux bonnet de nuit, dit en confidence celui-ci à son
voisin. Tout cela me rappelle le bon vieux temps !
Les mains tremblantes, rouge de honte, Claire passa
sa chemise de nuit, sous le regard concupiscent et
triomphant de Ian Lambert, qui s'appuyait au manteau
de la cheminée, un verre de porto à la main.
— Je bois à la santé de Shane Driscoll, milady !
lança-t-il. Voilà un homme qui sait choisir les femmes.
Disons que je... partage ses goûts. Et maintenant,
approchez !
Il vida son verre puis, d'un geste impérieux, fit signe
à la jeune fille de venir à lui.
En d'autres circonstances, Claire n'avait pas hésité à
risquer sa vie. Elle en faisait en définitive peu de cas,
comme tous ceux qui préfèrent le danger quotidien à la
misère. Mais cette fois, il s'agissait de son honneur.

292

Elle aurait préféré la flétrissure du fer rouge de la justice à celle que ce malade envisageait de lui infliger.
D'un regard aigu, elle scruta la pièce. Aucun objet n'y
pouvait servir d'arme. Sa dague était à la ceinture de
Ian. Elle devait la reprendre ! C'était sa seule chance de
salut.
Dans les rues de Londres, son costume de garçon
dépenaillé la mettait à l'abri des propositions indiscrètes. Néanmoins, elle avait souvent observé, pour
s'en moquer, de quelle façon les prostituées mettaient
en valeur leurs charmes pour provoquer les hommes.
Le moment était venu d'utiliser ses talents d'imitatrice.
Relevant la tête, elle s'avança en faisant rouler ses
hanches, légèrement cambrée, le regard enjôleur.
— Eh bien..., murmura Ian.
Déconcerté et ravi, les yeux exorbités, il ne trouvait
plus ses mots.
— Eh bien, vous ne me trouvez plus repoussant,
milady ?
— Bien sûr que non. J'avais dit cela pour vous
taquiner, pour attirer votre attention. J'ai toujours préféré les blonds, puisque vous voulez le savoir.
Tout près de lui, elle lui posa les mains sur le torse,
sans qu'il réagît, paralysé par des perspectives enchanteresses. Maintenant qu'il n'avait plus à la prendre de
force, il semblait désarmé, vulnérable.
— Vous êtes si fort, murmura-t-elle. Mais avant, il
me faut un peu de vin.
— A moi aussi. Buvons.
Il alla aussitôt remplir deux coupes, et en offrit une à
Claire, qui y trempa les lèvres, tous ses sens en alerte.
Ce dément, il fallait le faire parler.
— Vous ne voulez pas seulement humilier Shane
Driscoll, n'est-ce pas, Ian? Il y a autre chose derrière

293

tout cela. Dites-moi si je me trompe. Quel grand dessein anime votre action?
Gonflé d'importance, Ian sourit avec orgueil.
Comme toutes les brutes, il éprouvait le besoin de plastronner.
— Que recherchent les hommes, les vrais ? Le pouvoir, ma chère. Il permet de commander les armées, de
soumettre les peuples.
— Mais ce n'est pas en me séduisant que vous le
posséderez, milord. Je suis bien incapable de vous
offrir ce pouvoir que vous convoitez.
— En effet, dit Ian en adressant à Claire un sourire
plein de mépris, mais aussi de mystère. Cependant, je
connais celui qui va prendre le pouvoir, et le partager
avec moi comme il l'a promis.
« Paroles absurdes », songea Claire. Aucun roi ne
partagerait son pouvoir, et surtout pas avec un faible
d'esprit.
— Le fait de savoir que vous avez remplacé Shane
Driscoll dans mon cœur devrait donc faire plaisir à
quelqu'un?
— Pas exactement. Nous comptons seulement jeter
votre ancien amant dans une fureur meurtrière. Alors,
Shane sera à notre merci.
Ian vida son verre d'un coup et le posa sur une table.
C'est le moment qu'attendait Claire. Quand il se
retourna vers elle, il reçut dans les yeux tout le contenu
de celui qu'elle avait à peine touché. Aveuglé, il
poussa un cri de douleur et de rage.
Rapide comme l'éclair, la jeune fille récupéra sa
dague et bondit vers la porte pour en tiret le verrou.
Ian, malgré les larmes qui l'aveuglaient, la devança et
lui lança un coup de poing sur la bouche.
Mais il ne put la maîtriser. Claire se déroba, passa

294

sous son bras et courut se réfugier à l'autre extrémité
de la pièce, la dague prête. Ian avançait en titubant,
s"essuyant les yeux du revers des deux mains.
Claire se passa la langue sur les lèvres. Elles avaient
le goût du sang. En chemise de nuit, dans cette
chambre trop luxueuse, elle recouvrait soudain les attitudes de Forban. Les jambes souples, le corps en avant,
elle brandissait son arme mortelle, prête à frapper.
— Plus un pas, milord ! s'écria-t-elle. C'est moi qui
commande, ici ! Vous vous rappelez ce perdreau que
ma dague a percé en vol, à vingt mètres? D'ici, je ne
risque pas de vous rater, ignoble porc !
Ian, paralysé par la peur, n'était plus le même
homme. Il tremblait.
— Je ne voulais pas vous faire mal, balbutia-t-il
d'une voix misérable.
— Vous vouliez me violer comme une gueuse,
pauvre fou !
Il recula jusqu'au mur.
— Je croyais... On m'a dit...
— Qui vous a dit quoi ?
— Par pitié, je ne peux pas... Si je le dénonçais, je
signerais mon arrêt de mort.
— En ce moment, votre misérable existence ne vaut
rien. En plein cœur! Je vais vous frapper en plein
cœur ! Si vous avouez tout, je réfléchirai peut-être.
Ian, à travers ses larmes, ne voyait plus que le poignard que Claire s'apprêtait à lancer. Haletant, ivre de
terreur, il lui semblait que la pointe acérée de la dague
s'enfonçait déjà dans sa poitrine.
— Je vais tout vous dire...
Des coups violents ébranlèrent alors la porte, et on
entendit des clameurs, puis un bref silence. Le vantail
explosa dans un bruit de tonnerre. L'épée à la main,

295

Shane bondit dans la pièce, suivi de ses deux compagnons, qui avaient dégainé eux aussi. Le spectacle qui
les attendait les laissa sans voix.
— Claire, nous avons entendu crier, alors...
— C'est cet imbécile qui a crié quand il a pris du
vin plein les yeux.
Tous se tournèrent vers Ian qui s'accrochait au mur,
près d'eux, pantelant, le visage décomposé. Il tenta de
parler, à mots entrecoupés :
— Je ne suis pas... le responsable... C'est...
Du sang sortit de sa bouche. Une épée venait de lui
transpercer la poitrine.
— Non ! hurla Claire en se penchant sur le corps
qui s'affaissait.
Au désespoir, elle se tordait les mains.
— Il allait tout avouer! gémit-elle. Nous dire quel
criminel est l'auteur de cette machination.
Ian agonisait, les yeux grands ouverts, fixés sur son
assassin, Jared Southerland. Héros inattendu de cette
scène de mélodrame, le secrétaire du roi ne manifestait
aucune émotion. Il retira son épée de la poitrine du
malheureux, faisant jaillir un flot de sang de la blessure.
Ian eut encore la force de lever une main, comme
pour demander grâce. Ses lèvres s'agitèrent, il voulait
parler. Mais il ne put émettre qu'un râle avant de
s'écrouler définitivement, inondant le tapis de son
sang.
Les témoins de cette exécution restaient paralysés,
sans voix. Southerland essuya son épée à la veste de sa
victime, avant de la remettre au fourreau. — Que Votre Majesté me pardonne, susurra-t-il,
mais j'ai été trop sensible à la détresse de lady Claire.
J'ai voulu épargner à Votre Majesté le désagrément de
punir ce criminel comme il le méritait.

296

— Je vous reconnais bien là, Southerland : toujours
prêt à me rendre service, dit le roi en lui tapotant
l'épaule. Vous avez raison, j'allais le punir de la même
façon. Une telle agression, sous mon toit ! C'est insupportable! Venez tous dans ma chambre. Lady Claire
nous fera un récit détaillé de ses mésaventures. J'ai
hâte de l'entendre.
— Non, Charles, dit Shane, qui venait d'envelopper
Claire dans un manteau, elle vous racontera cela plus
tard. Tu ne vois pas qu'elle est épuisée? Je la ramène
chez moi.
Le roi ouvrit la bouche pour protester, et la ferma
aussitôt en voyant le regard résolu de Shane. D'expérience, il savait qu'il était inutile de discuter quand il
brillait ainsi.
— C ' e s t entendu, Shane, nous en reparlerons
demain matin.
Il sortit, suivi de son cousin qui serrait étroitement
Claire dans ses bras.
Southerland resta seul avec le cadavre. Avant de
quitter les lieux, il ramassa la dague que Claire avait
abandonnée sur le tapis.
— Laissez-nous seuls, Lisbeth, que personne ne
nous dérange.
— Mais lady Claire est blessée, il faut que je la
soigne ! protesta Lisbeth, qui brandissait un attirail de
linges et d'onguents assez fourni pour soigner tout un
régiment.
— Donnez-moi ça, je m'occupe de tout. Et maintenant, disparaissez !
Joignant le geste à la parole, Shane poussa Lisbeth
jusqu'à la porte. Il ne fut guère étonné d'y rencontrer
Humphrey, aussi raide et compassé qu'un garde royal.

297

La gouvernante aurait bien voulu protester encore,
mais un seul regard de son maître suffit à l'en dissuader.
Shane s'assura que la porte était bien fermée avant
de revenir à son lit, où Claire se tenait assise, encore
sous le choc, les bras croisés autour de ses genoux.
— Que faisiez-vous en chemise de nuit dans la
chambre de Lambert? lança Shane avec rage.
— Il m'a contrainte à la mettre. Il l'avait volée.
Quand on m'a enlevée, je portais des vêtements à
vous. Il les a déchirés avec ma dague.
— Il les a déchirés sans vous blesser?
— Oui.
Shane se souvint d'avoir vu dans la chambre de Ian
un tas de linge, parmi des débris de porcelaine. Soit. Sa
colère, néanmoins, était trop forte; il fallait qu'il
débonde son cœur.
— J'ai trouvé cette épingle de cravate dans votre
poche. Vous n'en portez pas vous-même, je suppose?
— Ce n'est... ce n'est qu'une bricole dont j'ai
délesté lord Wickersham, juste pour garder la main,
vous comprenez?
— Je vous comprends de mieux en mieux. Je suis
allé à l'écurie tout à l'heure. Votre protégé, ce petit
Pug, faisait bombance, il me semble.
— Il a eu si souvent faim ! Je n'ai pu supporter
l'idée d'assister à un banquet sans qu'il ait sa part de la
fête. J'aime partager, figurez-vous.
— Et qu'entendez-vous partager encore avec lui?
Les joyaux de la Couronne ?
Claire sursauta. Pug avait-il parlé à Shane de Foxworth et de ses projets? Non, c'était impossible.
— Je n'ai pris cette épingle de cravate que par précaution, pour le cas où vous oublieriez de me donner
tout l'or que vous m'avez promis, voilà tout.

298

Claire porta la main à la commissure de ses lèvres,
d'où le sang perlait. Il n'en fallut pas plus pour que
Shane, oublieux de ses griefs, se porte à son secours.
— Vous saignez un peu. Laissez-moi vous soigner.
— Ce n'est rien ! protesta-t-elle.
Elle frémit au contact des doigts de Shane sur sa
oue, pendant qu'il baignait la blessure avec un linge
humide.
— Ce n'est rien? répéta-t-il. Ce Ian Lambert, je
voulais le tuer ! Je me demande pourquoi Southerland a
prévenu mon geste. Il n'est pas aussi brutal, d'habitude.
— Moi, je regrette qu'on l'ait exécuté trop tôt, juste
au moment où il allait donner le nom du chef de toute
cette machination.
— C'est lui qui a tout manigancé. Depuis toujours,
me jalousait, comme son père jalousait le mien.
— Sans doute. Mais quelqu'un de plus puissant que
lui a voulu profiter de cette jalousie héréditaire pour
accomplir d'autres desseins. Il se joue à la Cour en ce
moment un jeu dangereux, Shane, un jeu mortel où Ian
n'était qu'un pion — comme moi-même.
Un complot ? Shane ne pouvait y croire. Eût-il existé
que Claire ne pouvait y jouer aucun rôle. Trop bouleversée par la nuit terrible qu'elle venait de vivre, elle
se faisait sans doute des idées. Il fallait l'en distraire.
— J'ai eu tellement peur, quand j'ai constaté votre
disparition. J'en suis devenu presque fou, au point
d'aller sortir le roi de son lit pour aller à votre
recherche.
Claire se sentait mieux, rassérénée, heureuse de tant
de sollicitude. Elle prit le visage de Shane dans ses
mains, plongea les yeux dans les siens.
— C'est vrai ? Vous avez osé affronter la colère du
roi?

299

— Il ne s'est pas mis en colère, reconnut Shane.
Mais pour vous, Claire, j'affronterais la mort, et toutes
les puissances de l'enfer.
Des larmes d'amour et de reconnaissance perlèrent
dans les grands yeux verts de la jeune fille. Shane la
prit dans ses bras et lui baisa tendrement la tempe.
— N'avez-vous pas compris ce que toute la Cour
sait bien depuis notre arrivée ? Je suis tombé sous votre
charme, Claire, ma vie ne dépend plus que de vous. Je
donnerais tout pour que vous m'aimiez, comme je
vous aime.

300

16.

Dépassée par la multiplicité des sentiments qui se
bousculaient dans son cœur, Claire ne trouvait pas de
mots pour les exprimer. Pour se faire comprendre de
Shane, elle n'eut pourtant qu'à lui offrir ses lèvres
entrouvertes. Il sut alors quel bonheur l'attendait.
Refrénant ses désirs pour en jouir davantage, Shane
effleura légèrement cette bouche avide de caresses. Ce
fut comme le froissement des ailes d'un papillon.
Naguère si soucieuse de son indépendance, indifférente aux hommes, Claire avait délibérément choisi
de vivre seule, et quelquefois solitaire, au sein même
du groupe turbulent dont elle partageait l'existence.
Tout était changé. A présent, elle brûlait d'appartenir,
corps et âme, à un homme.
Elle aimait.
Shane lui aussi se trouvait incapable d'expliquer les
mystères de la métamorphose qu'il venait de vivre.
Comme ses cousins, il n'avait jamais recherché les
femmes que pour le rapide plaisir d'une jouissance
superficielle. Comment faire comprendre à Claire que
le désir lancinant qu'il éprouvait — connaître avec elle
toutes les délices de la sensualité — s'accompagnait

301

d'une autre passion, toute pure, celle de la chérir, de la
protéger, de la sauver?
Déjà prête à tous les abandons, Claire s'émerveillait
à l'avance des sensations inconnues qui l'attendaient,
et dont elle ne connaissait que les prémices. Elle
s'émerveillait aussi, elle, pauvre fille de la rue, d'avoir
converti ce puissant personnage à une autre existence.
Shane, si jaloux de sa liberté, lui avait avoué son
amour, sa dépendance.
En s'embrassant avec fougue, tous deux dialoguaient bien plus éloquemment qu'ils ne l'auraient fait
avec des mots. Conscient de l'importance du moment,
Shane s'efforçait de le prolonger autant que possible.
Les mains sur les épaules de Claire, il l'écarta un
peu de lui, pour lire dans son regard.
— Au cours de ma vie sur mer, j'ai affronté bien
des dangers, Claire. Mais jamais je n'ai eu aussi peur
qu'aujourd'hui, entre vos bras. Vous comprenez, je ne
veux pas vous faire mal.
— C'est impossible, Shane. J'ai tellement confiance
en vous !
Shane reprit son souffle. Ainsi donc, Claire lui faisait confiance, elle ne croyait pas qu'il pût lui nuire. Il
se jura de ne jamais trahir cette confiance.
Plongeant avec volupté les mains dans la chevelure
cuivrée de Claire, Shane noya son regard dans la profondeur de ses yeux d'un vert liquide, qui semblait
phosphorescent dans la pénombre. Il pouvait lire à
livre ouvert dans cette âme si secrète, si orgueilleuse,
qui s'offrait.
Claire fut sensible à la modification qui s'opérait en
lui. Ce n'étaient plus des désirs brutaux de possession,
de domination, qui animaient sa passion. Il n'était plus
que douceur et tendresse.

302

Shane goûta de nouveau la fraîcheur de sa bouche, si
délicatement parfumée. Assoiffé d'autres saveurs, il
parcourut des lèvres et de la langue le cou de la jeune
fille, ses épaules, le creux de sa poitrine. Ses mains
effleurèrent le dos, les flancs, les reins de Claire avant
de monter vers ses seins, dont les pointes s'érigèrent.
Le visage enfoui entre eux, il fit glisser les manches
de la chemise de nuit, suivant son glissement tout au
long de la poitrine juvénile et souple, que la respiration
haletante de Claire animait d'une vie singulière. Tous
ses sens concouraient à la félicité de Shane : le goût de
cette peau fraîche et veloutée, son odeur tendre et
chaude, son contact enivrant, le spectacle de ses
formes délicates et galbées.
Il l'entendait gémir très doucement.
Brûlante du désir de sentir contre elle le corps nu de
celui qui allait être son amant, Claire lui arracha
presque sa chemise et caressa son torse musclé.
Comme il se relevait pour se débarrasser du reste de
ses vêtements, elle se dressa contre lui, afin de savourer encore le contact de sa peau contre son corps enfiévré.
Elle sentit ses jambes se dérober. Tous deux se laissèrent glisser, l'un contre l'autre, à genoux sur le tapis.
Les mains de Shane parcouraient sans répit le corps de
Claire — ses seins, sa taille, ses reins, sa chevelure.
Dans la chambre silencieuse, ils n'entendaient que
leurs souffles mêlés. Le clair de lune baignait leur
nudité heureuse, les braises du foyer mettaient des
lueurs vives dans leurs yeux qui brillaient.
Ils s'allongèrent sur le tapis.
Sous lui, Shane admirait le corps de Claire, si
souple, si ferme, si tendre ; des yeux, il chérissait son
ventre plat, ses longues cuisses fuselées. Il frémit
quand elle lui caressa les épaules, comme pour en
mesurer la puissance.

303

Une vague de chaleur l'envahit lorsqu'il se coucha
sur elle, tous ses muscles tendus pour ne pas lui faire
mal. Les mains plaquées au bas de ses reins, il lui baisa
la bouche, la gorge et la poitrine, sur laquelle s'attardèrent ses lèvres. Avec la langue, il décrivit sur ses
seins des cercles de plus en plus étroits, jusqu'à venir
en mordiller doucement les pointes.
Cambrée contre la bouche de Shane, comme pour
approfondir son plaisir, Claire pétrissait sa chevelure
en ondulant de tout son corps, cherchant à mieux
éprouver le contact de leurs peaux.
La bouche de Shane continua son exploration et,
bientôt, parcourut le ventre plat et ferme, le creux de
l'aine. Quand elle descendit plus bas encore, Claire
poussa un cri d'étonnement et de volupté. Jamais elle
n'avait imaginé pareille caresse. Sans qu'elle le voulût,
ses reins tressautèrent en rythme, augmentant sa
volupté. Elle tenta de se maîtriser, mais en vain. De
degré en degré, Shane la conduisait aux sommets de
l'extase.
— Claire, murmura-t-il d'une voix rauque, ditesmoi que vous me désirez.
— Je vous désire. Je vous aime, Shane. Aimezmoi !
A ce cri, il n'y put plus tenir. Les yeux dans les
siens, il se redressa et vint en elle avec une douceur
exigeante.
Claire lui griffa le dos en gémissant de plaisir et de
douleur. La douleur passagère n'était rien au prix des
joies profondes qu'elle ressentait.
D'instinct, elle accompagna le mouvement de
Shane, s'agrippant à lui comme une lutteuse consentante et ravie. L'ascension de la volupté lui donnait le
vertige...

304

Quand enfin elle atteignit le sommet, Claire lança un
long cri, aussitôt imitée par Shane, qui parvenait en
même temps qu'elle à la jouissance.
Dans les bras l'un de l'autre, toujours unis, Claire et
Shane ne voulaient pas bouger, de peur de rompre le
charme.
Le temps n'existait plus pour eux.
Parce qu'elle savait désormais ce que c'est que
l'amour, Claire avait envie de pleurer de bonheur.
Jamais elle n'avait ressenti en une seule nuit autant de
sentiments contradictoires. Le ravissement, le désespoir, la tendresse, la passion, la paix.
Car dans les bras de Shane, en cet instant, elle
connaissait la paix.
— Vous pleurez? demanda-t-il en lui caressant la
joue. Pardon. Je vous ai fait mal. En vous prenant
ainsi, sur le tapis, je me suis conduit comme un sauvage.
Shane tenta de se relever, mais Claire le maintint
fermement au sol.
— Non, Shane, vous ne m'avez pas fait mal. Je
pleure de joie. C'était si merveilleux. Je craignais tellement...
— Vous craigniez quoi, mon amour?
Mon amour. A ce mot, Claire versa d'autres larmes,
plus douces encore que les premières.
— Je croyais que l'amour procurait beaucoup de
souffrances et peu de joies. Je m'étais trompée, Shane.
L'amour est une chose merveilleuse. Entre vos bras, je
l'ai vécu comme un rêve.
Bouleversé par cet aveu, et cette reconnaissance,
Shane appuya sa joue contre celle de Claire.

305

— Quand on le fait avec la personne qui vous est la
plus chère, il n'y a rien de plus beau.
— Vous aviez déjà ressenti cette impression ?
—- Non, jamais. Je n'en avais qu'une connaissance
livresque, les poètes l'ont souvent décrite. Mais je sais
maintenant d'expérience qu'ils ne mentent pas, Claire.
Vous m'avez fait entrevoir le paradis.
— Quand je pense... que nous avons commencé par
nous battre, par nous haïr.
— Et férocement !
Avec le sourire, il la reprit dans ses bras. Leurs deux
corps se complétaient merveilleusement, ne faisaient
plus qu'un. Désormais, songea Shane, sa vie ne serait
plus vide. Chaque soir, c'est Claire qu'il verrait avant
de fermer les yeux, chaque matin, c'est elle qu'il retrouverait près de lui, à son réveil.
— Ce sont souvent les contraires qui s'attirent,
reprit-il. Nous ne nous sommes pas unis par hasard.
Nous connaissons tous deux nos travers, nos faiblesses, nos défauts, nos forces. Nous nous aimons en
connaissance de cause, Claire.
— Des faiblesses, des défauts ? Je ne m'en connais
pas, répondit la jeune femme avec superbe.
Elle parlait sérieusement. Shane éclata de rire.
— Aucun défaut, milady? Que pensez-vous de
votre convoitise pour le bien des autres?
— Ce n'est pas un défaut. Je ne vole pas les
pauvres, je débarrasse les riches de leur superflu.
J'excelle dans ma spécialité, puisqu'on ne m'a jamais
prise en flagrant délit.
— Dans le cas contraire, vous ne seriez pas une
bonne voleuse, si je comprends bien ?
Dans un grand désordre de mèches cuivrées, Claire
s'assit sur le sol.

306

— Si je m'étais fait prendre, je serais à la prison
pour femmes, milord, et vous dormiriez tout seul, dans
votre lit glacé.
— Je pourrais toujours vous trouver une remplaçante pour me réchauffer en attendant.
— Voyez le vilain menteur ! s'exclama Claire en lui
frappant l'épaule. Vous me parlez d'amour et vous
songez déjà à me tromper?
— Ne me condamnez pas à la légère ! Je pensais à
une bonne bouillotte, naturellement. Désormais, je
serais bien incapable... d'honorer une autre femme.
Vous m'avez dégoûté de toutes les autres, ma chérie.
— Tant mieux pour vous ! Car en amour, je suis
jalouse comme une tigresse. C'est là mon seul défaut.
Pour éviter son regard railleur mais admiratif, Claire
lui posa la main sur les yeux, pour les fermer, puis sur
les lèvres, pour les empêcher de sourire. Comme Shane
obéissait docilement, elle se félicita du pouvoir qu'elle
exerçait sur cet homme si solide et si puissant. Profitant de ce qu'il ne la regardait plus, elle put détailler
sans vergogne le relief de tous ses muscles, ses épaules
larges, ses pectoraux puissants, ses abdominaux apparents et noueux, ses cuisses fortes et souples.
Claire posa de nouveau la main sur les paupières de
Shane, pour s'assurer qu'il ne l'observait pas et, de
l'autre, elle parcourut légèrement, du bout des doigts,
la toison sombre qui ondulait au rythme de sa respiration. Elle lui caressa ensuite le ventre, puis les hanches,
puis...
— Arrêtez ! s'écria Shane en lui prenant la main
sans la déplacer. Vous ne voyez pas ce que vous
faites ?
— Si, je crois...
— Sorcière enchanteresse ! Vous me rendrez fou !

307

Shane souleva Claire et la coucha sur lui, comme
pour dissimuler les exigences de sa virilité et préserver
sa pudeur. Mais entre eux, il n'en était plus question.
— Le sol est bien dur, mais quel merveilleux coussin vous faites, murmura-t-elle en lui mordillant
l'oreille.
— Vous n'en aurez plus jamais d'autre, je vous le
promets. Nous...
Il n'en dit pas plus. De nouveau, ils montaient
ensemble vers les sommets.
Les pâles lueurs de l'aube commençaient de dissiper
les ténèbres. Dans le grand lit, Shane veillait sur le
sommeil de Claire, épuisée mais radieuse, plus belle et
plus jeune que jamais. Toute la nuit, ils s'étaient accablés de caresses, franchissant l'une après l'autre toutes
les étapes de la connaissance de l'être aimé.
Shane aurait voulu que cette nuit ne finît jamais.
Bientôt, il faudrait rejoindre les autres, supporter leur
curiosité, écouter leurs compliments.
Désormais, Claire était toute à lui ; ils allaient commencer ensemble une autre vie. Plus jamais elle
n'aurait à souffrir de la cruauté des hommes.
Cette nuit, il avait vu sur ses reins les traces des
coups que lui avait infligés dans son enfance le nommé
Osbert. Pour l'éloigner du milieu misérable et cruel
dans lequel s'était passée son adolescence, Shane envisageait déjà de l'emmener au loin, dans les colonies
accueillantes.
Claire s'éveillait.
De tout près, Shane vit son image se refléter dans les
grands yeux verts de sa bien-aimée, si lumineux. Elle
s'étira comme une jeune chatte, lui sourit et jeta ses
bras autour de son cou.

308

— Bonjour, milord.
— Non, dit Shane en lui posant un doigt sur les
lèvres. Il n'y a plus de « milord » entre nous.
— Alors, bonjour, mon chéri.
— Voilà qui va mieux. Bonjour, ma chérie.
Avant de l'embrasser, Shane s'attarda à la contempler. Sa chevelure aux reflets infinis cascadait en
mèches désordonnées sur ses seins épanouis. Ses
grands yeux rappelaient les prairies de la verte Irlande.
Son teint crémeux avait la candeur du lis. Et sa voix
sensuelle éveillait des désirs encore inassouvis.
Après une telle nuit d'amour, comment pouvait-il
encore sentir renaître en lui une pareille concupiscence? C'était à croire qu'il ne pourrait jamais se rassasier d'elle, qu'une longue vie ne suffirait pas à
éteindre sa passion.
A cet instant, on frappa discrètement à la porte.
— Votre Seigneurie, fit la voix de Humphrey, le roi
désire prendre son petit déjeuner avec vous, avant les
courses.
— Alors quoi, on ne peut plus dormir tranquille
dans ce foutu palais? répondit Shane, excédé.
— Milord, dit Claire, vous semblez subir de mauvaises influences. Puis-je vous rappeler qu'un gentleman n'utilise jamais de vocables aussi vulgaires?
Les lèvres de Shane coururent de la paume à
l'épaule nue de Claire, qui sentit fondre toute sa
volonté.
— Il ne faut pas, Shane, le roi...
— Qu'il aille se faire voir, avec sa bière. A chacun
ses plaisirs.
Humphrey frappait de nouveau. Shane s'emporta.
— Humphrey ! Dites à Charles que je lui...
Claire lui fit un bâillon de ses lèvres et le prit dans
ses bras.

309

— ... que je lui suis très reconnaissant, compléta
Shane, mais que j'ai encore une petite corvée à
accomplir. Nous viendrons au plus tôt.
De l'autre côté de la porte, Humphrey restait à
l'écoute. Il se tourna vers sa femme, qui attendait derrière lui.
— Lisbeth, je vais t'annoncer une bonne nouvelle :
lord Ashton et lady Claire ne semblent pas s'ennuyer.

310

16.

Dans la vieille tour abandonnée, deux personnages
enveloppés de manteaux qui les garantissaient de la
fraîcheur du petit matin se faisaient face, installés sur
des sièges branlants. Bien qu'ils fussent seuls, ils parlaient à voix très basse.
— Alors, il est mort, c'est vrai?
— Oui. Quel imbécile ! Une pauvre garce l'a mis en
échec. Il a failli faire tout échouer, et bien pis encore.
— Qu'allons-nous faire?
— Il faut persévérer. Un général ne change pas de
stratégie au cours d'un combat. Tout est affaire de tactique, à présent.
— Mais la mort de Ian nous met en position difficile. Nous risquons d'être inquiétés.
— Non. Une fois le roi mort, il n'y aura qu'un
accusé.
— Qui donc ? Je vous vois sourire. Pourquoi ?
— J'ai appris bien des choses. En ce moment, mes
agents de renseignement sont à la recherche d'un
homme du peuple qui s'appelle Osbert. Cette Claire
Leyton n'est peut-être pas une vraie lady, à ce qu'il
semble.

311

Les deux complices partirent d'un même ricanement.
Après la mort de Ian Lambert, dont la dépouille
avait été emportée sans cérémonie vers sa dernière
demeure, tout le palais bruissait de rumeurs diverses.
D'après les ragots colportés par les domestiques,
lady Claire s'était trouvée seule, en chemise de nuit,
dans la chambre de Ian Lambert, et en sa compagnie.
Lord Ashton n'avait pas hésité à réveiller le roi en personne pour organiser les recherches. Les mauvaises
langues s'étonnaient cependant surtout — et avec
quelle secrète gourmandise — de ce que le coupable
n'avait pas été transpercé par l'épée de l'amant jaloux,
mais par celle de l'austère Jared Southerland, défenseur pointilleux de la morale. Cette action d'éclat faisait jaser les uns, provoquait l'admiration des autres.
Dans la grande salle à manger, chacun s'interrogeait
en outre sur le retard des deux héros du jour. On
n'attendait plus qu'eux. Feraient-ils bonne figure?
Shane Driscoll avait-il pardonné à sa maîtresse ? Voudrait-il la répudier pour tomber dans les bras toujours
ouverts de lady Mildred Cannon?
Et lady Claire ? Aurait-on le plaisir de la voir défigurée par le remords, ou simplement repentante? Seraitelle assez hardie pour ne rien laisser paraître de ses
aventures de la nuit, et pour siéger orgueilleusement au
côté du roi, comme si rien ne s'était passé?
Quand le couple tant attendu se présenta à la grande
porte, il se fit d'abord une sorte de clameur sourde,
puis un profond silence. Toutes les têtes se tournèrent
vers l'entrée, scrutant les traits des deux amants.
Shane sentit la main de Claire se crisper sur son
bras. Il la couvrit de la sienne.

312

— Ne craignez rien, mon amour, je suis avec vous,
~,urmura-t-il avec tendresse.
Au fond de la salle, le roi trépignait d'enthousiasme
- ur son estrade, tout à la joie de cette distraction inattendue.
— Shane ! Lady Claire ! Je vous attends ! Dépêchezvous !
Tous deux parcoururent la grande allée, le sourire
aux lèvres, et rejoignirent Charles.
Celui-ci observa avec quelle tendre sollicitude
Shane aidait Claire à s'asseoir, négligeant la présence
des laquais. Il fit un clin d'œil à son frère James.
— Vous avez bien dormi, milady?
— Parfaitement, Sire, merci.
— Je ne te pose pas la question, Shane, tu m'as l'air
aussi frais qu'un bouton de rose. N'est-ce pas, James?
Shane ne s'offensa ni de ces plaisanteries d'adolescents ni des grimaces éloquentes qu'échangeaient les
deux frères. Entre eux trois, elles étaient de tradition.
De toutes les façons, rien ne pouvait le toucher en ce
jour si exceptionnel. Il vivait sur un nuage.
— Lady Claire, demanda le roi, vous allez parier
sur quel cheval ?
— Sur aucun, Sire, plaise à Votre Majesté. Je suis
trop ignorante en ce domaine.
— Quel dommage ! James, as-tu trouvé un jockey
pour ton étalon ?
— Ce sera Pug, ma nouvelle recrue.
— Un simple lad, un gamin ! s'écria Charles, piqué
au vif. Tu veux l'opposer à mon maître écuyer, sir
Roberts ?
— Pug se fait fort de le battre.
Le roi éclata d'un rire tonitruant.
— Ce moustique oserait... Et tu lui fais confiance?

313

— Assez pour mettre cent souverains d'or sur sa
cravache !
— Tenu ! Tu peux me les donner tout de suite.
D'autres paris?
Shane se tourna vers Claire pour lui parler à mivoix. :
— Ce jeune gredin connaît-il l'équitation?
— Sincèrement, je ne sais pas. Sur le port, il n'avait
pas l'occasion de monter. Mais il est capable de tout.
— Charles, dit alors Shane, cent souverains sur la
victoire de James, de Pug, et de leur cheval, naturellement.
Le sourire du roi s'épanouit.
— Voilà qui devient intéressant. Messieurs, cria-t-il
à l'intention des autres convives, les paris sont
ouverts !
Il se fit un grand brouhaha dans la salle. Pendant que
chacun lançait son pari, Mildred observait Claire et
Shane. Avec une intuition toute féminine, elle comprit
que leurs rapports s'étaient entièrement modifiés
depuis la veille.
Un sourire cruel étira ses lèvres. Enfin, elle découvrait une faille dans la défense de celui qui repoussait
ses avances depuis si longtemps. Shane avait ouvert
son cœur à l'amour? Eh bien, cette faiblesse allait le
perdre.
Comme il est d'usage dans une cour royale, plus
personne ne se souciait du drame de la nuit. Sous un
soleil radieux, la foule se pressait tout au long de la
piste, autour de la tribune royale.
En culottes blanches, les hommes portaient des
tuniques brillamment colorées, écarlates, bleues ou

314

vertes, et de magnifiques cravates de dentelle. Les
cames faisaient assaut d'élégance, elles aussi. On
remarquait surtout les larges chapeaux, plus extravagants les uns que les autres, qui devaient leur épargner les morsures du soleil.
Pour sa part, Claire avait choisi de rester tête nue,
les boucles de sa chevelure descendant en longues
tresses jusqu'à ses reins. Sa robe de velours vert mettait en valeur les émeraudes des Driscoll.
Le duc d'York semblait assez mécontent.
— J'aurais plus de chance sur le terrain de Windsor, grommela-t-il.
— Et pourquoi, mon cher James? lui demanda
Shane.
— Ici, à Hampton Court, il y a trop de bosses et de
boue et l'herbe est trop haute. On pourrait y mettre des
vaches, à la rigueur, ou des chevaux de labour. Ta piste
ne vaut rien, Charles.
— Mon frère part vaincu d'avance, Shane, c'est
bon signe pour moi, dit le roi. Je vais le ruiner.
— Pas du tout! Tu gagnes trop souvent, mais je
compte bien me refaire. Attends un peu ! Je te signale
d'ailleurs que ta vieille rosse risque de se noyer elle
aussi dans ce bourbier.
— Ma « vieille rosse » n'a que cinq ans, et c'est le
plus bel étalon d'Angleterre! rétorqua Charles. Ne
perds pas ta salive, petit frère, et prépare ta bourse !
La tribune royale, richement décorée de tentures et
d'oriflammes, avait été dressée pendant la nuit. Outre
les hôtes de marque, tels le frère et le cousin du roi,
avec leurs compagnes, elle pouvait contenir une vingtaine de spectateurs debout, que le roi avait choisis
avec soin.
Les autres s'égaillèrent au bord de la piste. Certains,

315

plus jeunes ou plus aventureux, s'établirent sur une
colline proche, pour ne rien perdre du spectacle.
— Pug ! Voilà Pug ! s'écria soudain Claire, avec un
enthousiasme qui pouvait paraître exagéré.
— Vous semblez bien entichée de ce gamin,
milady, lui fit remarquer le roi avec un peu d'humeur.
Sir Roberts a une autre allure, reconnaissez-le.
Claire se mordit la lèvre. Sir Roberts se présentait en
tête, très grand, le port altier, tenant par la bride l'étalon royal. Il s'agissait d'un magnifique animal bai brun
qui dansait sur place, comme pour mieux se faire
admirer des connaisseurs.
Se redressant de toute sa petite taille, Pug avait lui
aussi fière allure dans sa livrée aux couleurs vert et or
du duc d'York. Il marchait à côté d'un bel étalon à la
robe fauve et luisante. Pour plus de sécurité, un solide
palefrenier tenait par la bride le cheval, que Pug
n'aurait sans doute pas pu maîtriser.
Quatre autres cavaliers se disposaient à participer à
la course. Pendant cette présentation, les paris allaient
bon train sur la pelouse. Les hommes examinaient le
port, l'allure, les attaches de chaque cheval, faisaient
des commentaires sur leurs pedigrees respectifs.
Cette présentation terminée, les six cavaliers vinrent
aligner leurs montures devant la tribune royale et, avec
un bel ensemble, ils se découvrirent et s'inclinèrent
devant le roi, Pug plus profondément que les autres.
Claire en croisant ses yeux lui envoya un baiser,
comme l'eût fait une grande sœur.
On se mit en selle. Sir Roberts portait les étriers bas,
comme pour faire valoir ses longues jambes et la cambrure de sa taille. Pug, au contraire, avait placé les
siens presque au ras de la selle. Tout le monde rit de

316

bon cœur quand on vit le palefrenier le hisser sans
effort sur le grand étalon et lui tendre sa cravache.
ainsi monté, les genoux relevés, le dos courbé sur
l'encolure, il ressemblait assez à une grenouille —
comme ne manqua pas de le remarquer Charles. James
resta impassible, en apparence insensible à cette
moquerie.
Les cavaliers allèrent se ranger côte à côte au niveau
d'un poteau qui portait les couleurs du roi. Lorsque
tout le monde fut en place, Claire se leva cérémonieusement, brandit un mouchoir blanc, et l'abaissa
pour donner le signal du départ.
D'un même élan, les six chevaux s'élancèrent au
galop.
Le circuit ne manquait pas de difficultés. Il fallait
passer sous des arbres aux longues branches assez
masses et sauter plusieurs obstacles, dont une haie, une
barrière et un monticule derrière lequel s'étendait un
large fossé plein d'eau.
Claire n'avait d'yeux que pour la casaque vert et or,
perdue dans le peloton. Sa main se crispait sur la
manche de son voisin.
— Shane, s'il tombe, les autres vont l'écraser.
— En principe, les chevaux évitent de piétiner les
hommes, et même les enfants ! Faites confiance à Pug,
Claire, il s'en tirera à son avantage.
Toujours groupé, le peloton disparut momentanément derrière un petit bois. Quand les chevaux reparurent, on vit que ceux du roi et de son frère étaient
distancés. La tribune royale retentit de quelques jurons
bien sentis.
On arrivait à l'obstacle de la rivière. Les deux chevaux les plus rapides, talonnés par leurs suivants, tentèrent de s'y dérober. Forcés de sauter à coups de

317

cravache, ils s'écroulèrent tous deux avec leurs cavaliers dans le fossé, les pattes emmêlées dressées vers le
ciel. Ceux qui les suivaient les heurtèrent dans leur trajectoire, trébuchèrent et s'enfuirent, abandonnant leurs
cavaliers désarçonnés dans la boue.
La confusion était indescriptible.
Dans quelques secondes, sir Roberts et Pug allaient
affronter l'obstacle. Claire ferma les yeux et enfouit
son visage contre le torse de Shane, qui la serra contre
lui.
— Je ne veux pas voir cela ! bredouilla-t-elle, épouvantée.
Shane vit Pug se coucher sur l'encolure pour alléger
encore l'arrière-train de l'étalon, qui effectua un bond
prodigieux et évita par miracle de frapper le garrot
d'un cheval qui se relevait pour s'enfuir. Sir Roberts,
en cavalier consommé, tira son cheval sous lui en basculant en avant à l'apogée de son saut, et fut assez heureux pour franchir l'obstacle au moment où le second
cheval accidenté s'affaissait.
— Ils sont passés ! murmura Shane à l'oreille de
Claire, qui releva la tête.
Qu'importait la victoire, pourvu que Pug fût sauf.
La course ne se jouait plus qu'entre deux concurrents. A coups de cravache, l'écuyer du roi contraignit
son étalon à rattraper celui du duc d'York, qui menait
de plusieurs longueurs. La foule déchaînée hurlait des
encouragements indistincts. Sir Roberts allait gagner,
de toute évidence. Sa force et son expérience garantissaient sa victoire.
La dernière ligne droite se courait en terrain très
lourd. Roberts cravachait de plus belle son cheval tandis que Pug, ramassé sur l'encolure du sien, le poussait
en avant en hurlant, les mains près du mors. Il

318

avait l'avantage du poids. Sur une bête aussi puissante,
il ne pesait rien. Dans les derniers mètres, sa monture
sembla s'envoler, et c'est au milieu des vivats que Pug
passa le poteau avec deux longueurs d'avance.
Pendant que sir Roberts arrêtait net son étalon en le
cabrant, celui de Pug emmena son cavalier, incapable
de le contrôler, dans un champ de luzerne. Il fallut
qu'un palefrenier aille récupérer le vainqueur, parmi
les rires et les cris.
James posa le bras sur les épaules de son frère.
— L'ivresse de la victoire... si tu savais, mon
pauvre Charles...
— Cela suffit, James, je n'ai pas le cœur à plaisanter! Southerland, vous compterez cent souverains à
mon frère et autant à mon cousin.
Le secrétaire opina sans manifester d'émotion.
— Il est dommage que je ne puisse pas vous
demander une revanche, grommela le roi. Ce soir, nous
allons nous ennuyer ferme !
— Votre Majesté pourrait organiser un bal masqué,
suggéra l'indispensable Southerland.
Charles applaudit à cette idée avec enthousiasme. Il
se tourna vers Claire, qui restait captivée par le spectacle de Pug ramené en triomphe.
— Milady, nous allons d'abord récompenser le
vainqueur.
Laissant là James et Shane, Charles emmena sans
façon Claire sur la pelouse, une bourse bien pleine à la
main.
— Ce soir, ma chère, vous aurez l'honneur d'assister au bal masqué. C'est toute une affaire, vous verrez.
Il vous faudra porter perruque et masque. Et les
masques ne tomberont qu'à minuit !
Claire sourit avec reconnaissance au roi. Quelle

319

journée exceptionnelle ! Pug avait gagné, le roi l'invitait au bal et Shane l'aimait.
Rien ne pouvait ternir une telle félicité.
Shane faisait les cent pas en attendant que Lisbeth
l'autorise à entrer dans sa chambre. On aurait tout vu !
C'était sa gouvernante qui décidait de tout, à présent,
avec la complicité de Claire. Toutes deux se faisaient
une fête de ce bal, qui pour lui n'était qu'une corvée,
puisqu'il devrait attendre qu'il eût pris fin pour profiter
de nouveau seul à seule de la présence de celle qu'il
aimait.
Celle qu'il aimait.
Shane interrompit ses allées et venues pour mieux se
faire à cette idée, pour mieux la savourer. Oui, il aimait
Claire, de tout son cœur, de toute son âme, et pour toujours. Bientôt, il l'emmènerait en Amérique pour vivre
avec elle toute une existence heureuse, loin de la fange
de Londres et des intrigues de la Cour. Rien ne ferait
obstacle à leur bonheur.
De l'autre côté de la porte, il l'entendait rire avec
Lisbeth et les femmes de chambre. Jamais il ne se lasserait d'entendre ce rire grave et frais, jamais il ne se
lasserait de voir briller dans les yeux de Claire les étincelles d'un plaisir partagé. Quelle chance lui avait donnée le destin en le mettant sur le chemin d'une créature
aussi exceptionnelle !
La porte s'ouvrit, enfin, et Lisbeth lui fit signe
d'entrer.
Claire portait une robe de satin cramoisi, largement
décolletée, qui soulignait sa poitrine haute et ferme.
Une ceinture rose ornée de brillants descendait en guirlande j u s q u ' à ses escarpins. Les manches de la

320

robe, bouffantes sur les bras, enserraient les poignets.
par Dieu sait quel miracle, sa chevelure disparaissait
sous une perruque blanche qui venait lui caresser les
épaulés.
Au moment où elle aperçut Shane, Claire se couvrit
le visage d'un masque de plumes blanches attaché à
une baguette dorée, longue et souple.
— Qui suis-je, milord?
Shane resta sans voix.
— Nous avons fait pour le mieux, dit modestement
Lisbeth, qui ne semblait cependant pas peu fière.
— Vous vous êtes dépassée, comme d'habitude,
Lisbeth. Merci.
La gouvernante comprit que sa présence n'était plus
désirée. Elle congédia les femmes de chambre et
referma discrètement la porte.
Shane sortit un écrin de sa poche.
— Voilà ce que vous porterez ce soir, ma chérie.
Claire ouvrit l'écrin. Il contenait un délicat filigrane
d'or, enrichi de diamants blancs.
— Shane, c'est trop beau.
— Rien n'est trop beau pour vous. Vous seule êtes
digne de le porter, Claire.
Elle mit d'abord les boucles d'oreilles, et Shane lui
passa le collier précieux autour du cou en lui baisant
épaule. Lorsqu'elle se contempla dans le grand miroir
ovale, Claire fut éblouie par la perfection de sa parure.
De tous les bijoux que Shane lui avait fait porter, cette
parure était à la fois la plus simple et la plus sompteuse.
— Je ressemble à une reine, dit-elle d'une voix
rêveuse.
— Non, ma chérie, pas à une reine, ce serait trop
peu. Vous êtes la femme que j'aime, cela vous met audessus de toutes les autres.

321

Il lui offrit son bras.
— Débarrassons-nous de ce bal au plus vite. J'ai
hâte de revenir dans notre chambre, pour vous donner
d'autres preuves de mon amour.
Le visage de Claire disparut sous son masque. Fort
opportunément, celui-ci lui permettait de dissimuler
son émotion.
Southerland ne s'était pas trompé. Comblés de fêtes,
de concerts, de mille distractions diverses, les hôtes du
roi avaient bien besoin, pour raviver leurs appétits
émoussés, des fastes et des mystères d'un bal masqué.
En principe, chacun devait dissimuler son identité
jusqu'à minuit. En attendant l'heure fatidique, le
passe-temps favori consistait justement à percer le
secret de chaque masque.
Bien qu'il se fût affublé d'un habit monastique surmonté d'une cagoule noire et pointue, dans le style de
l'Inquisition, chacun reconnut le roi dès les premières
minutes... Un moine à la démarche si fière, qui gesticulait avec autant d'arrogance, ce ne pouvait être que
lui! Il vint d'ailleurs très vite s'installer sur l'estrade
royale, pour mieux observer la foule bigarrée du bal.
Le duc d'York et Nell, sa compagne du moment,
avaient revêtu les costumes de théâtre de lady Macbeth
et de Hamlet. On les reconnut sans peine, ainsi d'ailleurs que Shane et Claire.
— Je vous reconnaîtrais partout, lui dit le roi. Vos
grands yeux verts vous trahissent.
En la voyant danser avec Shane, Charles eut un sourire de satisfaction. Sans qu'il ait eu à intervenir, la
machination qu'il avait mise au point pour retenir son

322

cousin à Londres se développait d'elle-même. Shane
était tombé dans son propre piège. Nul doute qu'il ne
reprendrait plus la mer, pour garder près de lui cette
fille superbe qui le tenait en son pouvoir. A l'idée
d'avoir remporté la victoire sans combattre, le roi
éclata tout seul d'un rire dont personne ne pouvait
deviner la cause.
Mildred Cannon arriva très en retard, sans masque,
au bras d'un gentilhomme très digne, assez âgé.
— Qui est-ce? demanda Claire, qui venait de
rejoindre Charles au bras de Shane.
— C'est lord John Cannon, son mari. Il vient d'arriver de Londres.
— Mais il est assez vieux pour être son père, Sire !
— Elle ne parle que de cela, dit le roi avec un peu
d'humeur. Mildred s'est mariée avec son oncle, grâce à
une dispense, et maintenant, elle ne cesse de se
plaindre que son mari est trop vieux. Elle a pourtant
été bien contente de l'épouser, quand il est devenu
veuf. Elle voulait le consoler — je ne sais pas si elle a
vraiment réussi.
— En fait de consolation, remarqua cyniquement
James, elle convoitait surtout son titre.
— Et sa fortune, ajouta Shane.
— Je ne sais pourquoi, dit Claire, il me semble
étrangement sympathique.
— Je vais vous le présenter, proposa Shane en lui
offrant son bras. C'est un de mes meilleurs amis, que
je respecte comme un père.
Toujours masquée, Claire se laissa conduire. Auprès
de lord Cannon, Shane reçut un accueil chaleureux.
— Shane, j'admire ce que tu as fait aux colonies,
affirma lord Cannon. L'Angleterre te doit beaucoup. Et
quelle santé ! Tu me sembles en pleine forme !

323

— Et toi ? Mildred nous a dit que tu étais souffrant.
Les yeux de John Cannon s'assombrirent, comme
obscurcis de lourdes préoccupations. Cette éclipse ne
dura cependant qu'un instant. Il recouvra sans effort
apparent toute sa bonne humeur.
— Le danger est passé, déclara-t-il. En fait, je me
suis senti mieux dès mon départ pour Hampton Court.
— Alors, rien de grave?
— Si, j'ai failli mourir. Mais n'en parlons plus.
— Puis-je te présenter Claire Leyton, qui brûle du
désir de te connaître ?
Le conseiller du roi s'inclina galamment.
En faisant la révérence, le masque bien en place
pour respecter les conventions du bal, Claire sentait
son inexplicable sympathie s'accroître. Le regard franc
de lord Cannon pétillait de bonté et d'intelligence.
Tout en lui suggérait la courtoisie, la bienveillance.
— Je n'attache aucune importance aux bavardages
de Cour, dit-il, mais il n'y est question que de vous,
milady. Personne n'aurait jamais cru qu'une femme
puisse rogner les ailes de Shane, cet oiseau de passage,
mais il semble que cet Hercule ait trouvé son Omphale.
Si elle ne saisit pas cette allusion mythologique,
Claire la prit, à juste titre, pour un compliment. Lord
Cannon lui saisit le bras d'un geste paternel.
— Je considère Shane comme mon fils depuis si
longtemps qu'il ne peut rien me refuser. Trouvons un
petit coin tranquille où nous pourrons converser à loisir. Vous allez me raconter en quelles circonstances
vous avez rencontré ce forban.
Claire tressaillit à ce mot.
— Forban!
Comme en écho multiplié, une voix rauque et puissante, venue de son passé, l'interpellait à présent du

324

fond de la salle, couvrant les rumeurs de la foule et les
violons des musiciens.
Epouvantée, Claire se tourna, comme l'ensemble
des invités, vers la double porte d'entrée. Un étrange
personnage s'y dressait, qu'on aurait pu croire déguisé
en homme du peuple.
Mais ses oripeaux étaient bien à lui, Claire le savait.
Sous son masque, ses falbalas, les diamants de Shane,
elle se sentit dépouillée, renvoyée à son existence
misérable. Celui qu'elle ne connaissait que trop bien
tendait vers elle un doigt vengeur.
L'orchestre s'était tu, les danseurs s'étaient immobilisés, un silence de mort régnait dans la salle. La voix
brutale du nouveau venu le brisa :
— La fille qui se fait appeler lady Claire Leyton
n'est qu'une menteuse et un escroc. Quand sa pauvre
mère est morte, cette fille ingrate a quitté la maison
pour diriger une bande de voyous et d'assassins, sur le
port de Londres. C'est la pire de tous, la police la
recherche. Dans les bas-fonds, on l'appelle Forban !
Une rumeur d'étonnement parcourut la foule, tout
excitée par cet intermède imprévu.
— Faites disparaître cette vermine ! cria Shane.
Claire lui saisit la main.
— Non, c'est inutile, milord. Ceux qui veulent ma
perte ont découvert mon secret. Tout est fini.
De l'estrade où il trônait, Charles l'interpella :
— Lady Claire, connaissez-vous ce manant?
L'intrus, toujours hurlant, devança la réponse de
Claire :
— On m'appelle Osbert, Votre Majesté, je suis le
beau-père de cette misérable. Je viens la chercher pour
lui donner la leçon qu'elle mérite!

325

21.

— Faites approcher ce personnage étrange, dit le
roi. Mais surveillez-le bien.
Sur un signe de Jared Southerland, quatre gardes
armés encadrèrent le nommé Osbert, un gaillard de
forte taille qui ne semblait pas mécontent d'attirer
l'attention générale. Ils l'accompagnèrent jusqu'à
l ' e s t r a d e royale, devant laquelle ils le contraignirent à
se mettre à genoux.
— Lady Claire, veuillez venir vers moi, reprit le roi
avec beaucoup de douceur.
Shane présenta son bras à Claire, mais elle le
repoussa vivement.
— Vous n'avez rien à faire là-dedans, murmurat-elle. Il ne faut pas que votre nom soit traîné dans la
boue.
— Je ne vous abandonnerai jamais, répondit-il.
C'est moi qui vous ai compromise en vous faisant
venir à Hampton Court. Ne l'oubliez pas, ma chérie.
Rien ne peut plus nous séparer.
— Non, Shane, cette affaire vous dépasse. Vous ne
connaissez pas Osbert ; il est capable de vous déconsicérer.

327

Elle tenta de se libérer, mais Shane garda sa main et
l'escorta jusqu'au pied de l'estrade.
— Milady, sur un seul mot de vous, ce misérable
sera fouetté à mort, déclara Charles. Dites-moi seulement qu'il a menti.
Claire contempla avec dégoût cet être vil qu'elle
haïssait de toutes ses forces. Il battait sa mère, il l'avait
battue, il avait dilapidé les modestes biens de leur
foyer. Quand sa mère était morte, elle avait dû s'enfuir
pour échapper aux assiduités de plus en plus pressantes
et brutales de ce monstre. C'est à cause de lui qu'elle
s'était retrouvée à la rue, parmi la pègre de Londres, à
l'aube de son adolescence.
Le cœur battant, Claire éprouvait une sorte de vertige. Le sort de ce criminel était entre ses mains. Il suffisait d'un mot pour qu'elle accomplît sa vengeance.
Personne à la Cour ne mettrait sa parole en doute.
L'intrusion et la punition de ce misérable seraient
considérées comme un divertissement inattendu par les
hôtes du roi, et par le roi lui-même.
Pourquoi reculer devant un mensonge, alors que
depuis plusieurs années elle ne cessait de mentir?
L'existence dorée qu'elle menait à Hampton Court
n'était-elle pas qu'un mensonge permanent? Un mensonge de plus ou de moins ne devait pas lui faire peur.
Shane lui pressa la main, alors, et ce témoignage de
tendresse détermina la décision de Claire. Non, depuis
qu'elle s'était donnée à lui, elle n'avait plus le droit de
mentir. Il ne fallait pas que l'amour qu'elle éprouvait
pour Shane Driscoll, un homme de droiture et d'honneur, fût souillé par un mensonge indigne de lui.
Claire releva la tête et fixa le roi dans les yeux.
— Votre Majesté, Osbert dit la vérité. Il est effectivement mon beau-père.

328

Une clameur sourde s'éleva de la foule. Tout le
monde se bousculait pour voir de plus près cette scène
incroyable, tous les danseurs se pressaient autour du
couple pour mieux jouir du spectacle de la déchéance
de Claire et de la honte de Shane.
Des cris hostiles fusèrent.
— Silence ! ordonna Charles.
Le vacarme s'atténua. Dans la tempête de sentiments contradictoires qui l'agitait, Shane était surtout
dominé par l'admiration. Que d'orgueil, que de défi
dans l'attitude de celle qu'il aimait ! Comme elle savait
faire face à l'adversité! Jamais il ne l'avait autant
admirée ni trouvée aussi belle.
Le roi, quant à lui, semblait fort mal à l'aise.
— Mais ces accusations de... de vol, reprit-il. Elles
sont fausses, naturellement?
— Elles sont exactes, Majesté. Pour survivre, j'ai
été contrainte de commettre des cambriolages et des
vols à main armée. Comme vous l'a dit Osbert, je suis
le chef de bande qu'on appelle Forban.
Malgré la présence du roi, le désordre devint extraordinaire. A Londres, Forban était un personnage de
légende, à qui on imputait tous les méfaits. Parmi les
gentilshommes qui se hissaient sur la pointe des pieds
pour mieux voir, plus d'un avait dû abandonner sa
course et ses bijoux à une bande de jeunes voyous,
épée de Forban l'invincible contre son cœur. Les cris
de surprise se muèrent en hurlements de rage et de
haine.
Derrière la foule, Mildred glapissait, pour l'exciter
et la pousser à l'irréparable.
— Justice ! Justice ! Elle mérite la mort ! Qu'on la
rende !
Comme animée par cette harpie, la compagnie reprit

329

ces exigences funestes. Complètement désemparée, la
bouche ouverte, paralysée, Claire ne réagissait plus. Le
cercle se resserrait, il fallait agir vite pour éviter un
véritable lynchage.
Tenant toujours Claire par la main, Shane l'entraîna
d'un bond sur l'estrade, où ils contournèrent la table
pour se précipiter vers un passage voûté qui commandait un escalier de pierre, sans se soucier des hurlements que suscitait leur fuite.
Au moment où Shane poussait Claire devant lui, un
coup de matraque venu de l'ombre l'atteignit à la tête.
Il tomba à genoux.
— Courez, sauvez-vous ! eut-il la force de crier
avant de sombrer dans les ténèbres de l'évanouissement.
Au lieu de lui obéir, Claire se pencha sur lui.
Aussitôt, une grande cape noire l'enveloppa, des
bras puissants l'enserrèrent, et son agresseur l'emporta
en courant, avec une facilité déconcertante, grimpant
quatre à quatre les marches de l'escalier, parcourant un
couloir, puis un passage étroit, d'autres escaliers, pendant que la rumeur venue d'en bas diminuait, diminuait encore, puis devenait inaudible.
Une porte grinça. On jeta brutalement Claire sur un
sol dallé et, avant qu'elle ait pu se débarrasser du manteau qui l'entourait, elle entendit le lourd vantail se
refermer avec un bruit sourd.
Cette fois, constata-t-elle, elle ne se trouvait pas
enfermée dans le luxueux appartement d'un débauché,
mais dans une véritable prison, une pièce ronde et obscure. Aussitôt, elle courut à l'unique fenêtre, que fermaient de forts barreaux de fer. Tout en bas, on apercevait la façade des écuries. Dans la nuit noire, quelques
étoiles brillaient. Le silence était absolu.

330

Quand il reprit connaissance, Shane gisait sur son
lit. Lisbeth, penchée sur lui, lui baignait l'arrière de la
tête. Dans un vertige, il aperçut Humphrey, puis le duc
d'York, qui l'aidait à s'asseoir.
— Comme dit Charles, un crâne de bois ne se casse
jamais, remarqua James. Cette fois, tu as bien failli te
tuer en tombant dans l'escalier.
— Je ne suis pas tombé seul, répondit Shane en
s'ébrouant pour reprendre une vision plus nette des
choses. On m'a assommé avec une matraque. Et
Claire? Tu l'as mise à l'abri?
— J'allais justement te poser la même question.
— Alors, tu ne sais pas où elle se trouve?
— Non. Il semble qu'elle ait réussi à s'enfuir. On a
abandonné les recherches.
Tout à fait lucide maintenant, Shane frotta la bosse
qui lui cuisait.
— Elle ne s'est pas échappée. On l'a enlevée, j'en
ai la certitude, James. Il y a bien des mystères dans les
corridors de Hampton Court.
James grimaça un sourire railleur.
— Alors, disons que les fantômes du château ont
pris soin d'elle. Même si je n'y crois guère.
Shane se leva en titubant et dut s'appuyer à Humphrey pour ne pas tomber. Son visage était blême.
— Moi non plus. Ce n'est pas un fantôme qui m'a
cogné le crâne, James, mais un homme de chair et de
sang. Un homme qui connaissait le secret de Claire,
qui a causé ce scandale horrible et qui l'a enlevée. Sa
vie est en danger. Allons vite demander l'aide du roi.

331

Les deux cousins trouvèrent Charles méditant sombrement dans sa chambre, une chope de bière à la
main, les yeux perdus dans les flammes du foyer. D'un
geste las, il les invita à s'asseoir.
— Voilà ce que j'ai décidé, annonça-t-il d'une voix
accablée. Pour préserver ta réputation et l'honneur de
notre famille, Southerland va rédiger un édit royal à
l'intention de la Cour. Cette déclaration précisera que
cette garce a abusé de ta bonne foi, qu'elle a réussi à se
faire passer pour une lady afin de te séduire et de
s'introduire à la Cour...
— Mais j'étais au courant de tout, Charles! C'est
moi qui...
Les sourcils froncés, le regard mauvais, le roi leva la
main pour intimer le silence à son cousin.
— Je n'ai pas fini, Shane. Dans un autre édit, public
celui-là, nous allons déclarer ce... Forban ennemi du
trône et du peuple, avec une récompense de cinq cents
souverains à celui qui la remettra à la justice.
Alors que Shane esquissait un geste, James le retint
sur son siège.
— Je sais que cette prime est un peu élevée. Seulement, je tiens à ce que cette fille soit retrouvée, et que
justice soit faite. Qu'elle vole, soit, mais qu'elle ridiculise ma personne, c'est insupportable. Elle mérite la
mort.
Pendant que Southerland apportait une nouvelle
chope à son maître, Shane respira profondément pour
recouvrer tout son sang-froid. Il fallait absolument
convaincre Charles de l'aider encore, pour la deuxième
nuit consécutive. Cette fois, l'amour-propre du roi
avait été blessé, et l'affaire serait plus difficile.
— Ecoute-moi bien, Charles, tout est ma faute,
c'est moi qu'il faut punir.

332

Buté, son cousin ne regardait plus que les flammes.
— J'ai voulu te jouer un tour, reprit Shane. C'est
moi qui ai forcé cette malheureuse à se faire passer
pour ma maîtresse, pour que tu me laisses tranquille.
C'est par ma faute qu'elle court un danger mortel.
Comme piqué par un aiguillon, ivre d'une fureur
subite, Charles se leva d'un bond et se planta devant
son cousin.
— Mais tu es fou ! Southerland, James, regardez-le,
il est fou ! Tu oses parler des dangers que court cette
criminelle alors que c'est moi, ton roi, qui suis le plus
menacé ! Et par ta faute !
— Menacé de quoi ?
— Mais de mort, naturellement ! Southerland me l'a
fait comprendre : tu as mis la vie de ton roi en péril en
introduisant dans mon palais une professionnelle du
crime, une de ces filles prêtes à tous les meurtres pour
un peu d'or !
Shane dut se retenir pour ne pas exploser à son tour.
Il devait rester calme. Il se leva lentement.
— Claire Leyton est une voleuse, sans doute, mais
elle n'a jamais tué personne, j'en suis garant.
Les deux hommes s'affrontèrent du regard. Subjugué, Charles baissa le sien le premier.
— Ecoute, dit-il en posant la main sur le bras de
Shane dans un geste d'apaisement, je te pardonne tes
mensonges, parce que cette drôlesse a réussi à te faire
perdre la raison. En fait, elle nous avait tous enjôlés, il
faut le reconnaître. Mais je te préviens. Si tu persistes à
défendre cette comédienne, tu seras déclaré ennemi du
royaume, toi aussi.
— Charles ! intervint James en s'interposant. Rappelle-toi que notre cousin est le plus sûr soutien du
trône. Au banquet de demain, tu devais le récompenser
d'un nouveau titre et d'un nouveau comté.

333

— Je sais. Mais si un roi peut donner, il peut
reprendre. Shane, si tu ne te soumets pas, je t'enlève
tes titres et tes domaines et je te bannis du royaume.
Choisis !
— En ce moment, répondit Shane en se dirigeant
vers la porte, je n'ai que faire de titres et de domaines !
Je vais retrouver la femme que j'aime, Charles. Sans
elle, je ne suis rien.
— Alors, tu as signé ta propre condamnation, soupira le souverain en s'écroulant dans son fauteuil.
Southerland vint aussitôt lui offrir à boire.
Toujours prisonnière de la vieille tour, assise sur le
sol, Claire se pelotonnait dans le manteau qui avait
servi à son enlèvement. Dans le ciel noir les étoiles
scintillaient, comme pour l'inviter à jouir avec elles de
l'ivresse de la liberté.
Soudain, elle entendit des pas et des murmures, provenant de l'escalier, puis une clé tourna dans la serrure. Claire se releva, prête à faire face, et marcha bravement vers la porte. Celle-ci s'ouvrit d'un coup.
D'abord éblouie par l'éclat d'une torche, elle distingua
deux personnages enveloppés de noir. Le premier portait la torche, le second referma le vantail.
Quand ses yeux se furent habitués à la clarté, elle
reconnut celui qui engageait la torche dans l'anneau
fixé au mur.
— Vous ! murmura-t-elle, abasourdie, les yeux
écarquillés de stupéfaction.
Pour une fois, l'homme que Claire venait d'identifier souriait assez joyeusement. Il se tourna vers l'autre
silhouette, qui lui tendait un petit panier. Cette fois, la
prisonnière fut incapable de se contrôler et laissa
échapper un cri.

334

Ses deux visiteurs n'étaient autres que Jared Southerland et Mildred Cannon.
— Voici votre dîner, Forban, murmura le secrétaire
du roi en posant le panier sur une table de bois. Quel
dommage que Foxworth n'ait pas deviné de quoi vous
êtes vraiment capable. Sous ma direction, vous auriez
fait une carrière plus brillante... et plus longue !
— Foxworth? Vous le connaissez?
Au ricanement grinçant de Southerland se mêla le
rire ironique et acide de Mildred. Tous deux semblaient au comble de l'excitation.
— Sans moi, il ne serait rien, répondit-il avec
orgueil. C'est moi, Jared Southerland, qui lui donne
ses ordres. Sans le savoir, Forban, vous avez travaillé
pour moi. En ce moment même, vous êtes un pion
essentiel sur l'échiquier dont je suis le roi noir. Or les
noirs gagnent toujours ! Dommage qu'il me faille vous
sacrifier. Si cela peut vous consoler, c'est de ma main
que vous mourrez tout à l'heure.
— Sous quel prétexte?
Southerland ricana encore, une lueur de triomphe
dans les yeux.
— Vous ne voudriez pas que je laisse impunis les
assassinats de mon roi bien-aimé et de son légitime
successeur, le duc d'York? Comme c'est vous qui
allez les tuer, vous aurez droit à une justice expéditive.
— Les tuer ? Moi ?
— Vous. L'épouvantable Forban va commettre son
dernier forfait... Quand je vous aurai exécutée, la
nation tout entière chantera mes louanges. Il me tarde
de devenir un héros !
Les yeux du misérable brillaient d'un éclat diabolique. Décidément, songea Claire, Ian Lambert n'était
pas le seul dément de la Cour. La jeune femme songea

335

aussi qu'en cet instant, Shane la cherchait sans doute.
Pour gagner du temps, il fallait faire parler ce fou
furieux.
— Mais vous êtes si dévoué au roi, milord... Vous
l'aimez, non?
— Je le hais. Parce qu'il est né Stuart, on a placé
sur le trône un débile, un incapable. Si je ne l'avais pas
tenu en main, jour après jour, après notre retour d'exil,
l'Angleterre serait aujourd'hui en ruine. La force,
l'intelligence, c'est moi qui les détiens. Le pouvoir,
c'est à moi de le prendre. Ce que Cromwell n'a pu
mener à bien, c'est moi qui l'achèverai. Je vais fonder
une nouvelle dynastie !
Exalté par son ambition, tout gonflé d'orgueil, Southerland semblait grandir, se dilater en parlant. Réduit
au silence et à l'effacement depuis des années, il s'épanouissait au mirage de ses chimères.
— Charles et James ne sont pas les seuls Stuart
vivants, milord, objecta Claire. S'ils disparaissent,
Shane Driscoll peut prétendre au trône.
Southerland émit une sorte de sifflement sourd,
comme le font certaines vipères.
— Rassurez-vous, ma chère, j'ai tout prévu. Shane
sera dénoncé comme receleur de tous les trésors volés
à la Cour — Foxworth s'emploie d'ailleurs à les rassembler en ce moment même pour les cacher dans...
mais peu importe ! Quand on apprendra que votre
amant était aussi votre complice, il disparaîtra ignominieusement.
Claire frissonna, épouvantée par l'intelligence
redoutable et cruelle de ce fanatique.
— Et vous, milady, demanda-t-elle en se tournant
vers Mildred, pour échapper à la fascination de Southerland, quel rôle jouez-vous dans cette conspiration ?

336

Ce fut le secrétaire qui répondit. Son regard prenait
un autre éclat, celui de la concupiscence satisfaite :
— De Mildred, je ferai ma reine, dit-il pompeusement.
Du geste d'un propriétaire qui caresse l'encolure
d'un cheval, il effleura sans vergogne le cou et la
gorge de lady Cannon, dont le visage restait tendu.
Décidément, cette femme était prête à tous les sacrifices pour assouvir son ambition.
— Je veux cette parure, dit Mildred d'une voix
sourde.
Les sourcils de Southerland se froncèrent.
— Quand vous serez ma reine, vous aurez toutes les
parures du monde, ma chérie
— Je la veux tout de suite.
Les yeux de Mildred s'étaient faits durs. Southerland tendit la main à Claire. Pour éviter toute voie de
fait, celle-ci se défit lentement du filigrane d'or et des
boucles d'oreilles, orgueil de la collection Driscoll.
— Vous voyez que je ne vous refuse rien, milady,
reprit Southerland. Néanmoins, vous ne devrez porter
ces babioles qu'après la mort de Shane. Allons, le roi
m'attend... il doit avoir soif, le cher homme! Bon
appétit, Forban !
Quelques instants plus tard, le vantail se fermait sur
le couple infernal.
Incapable de trouver le repos, Pug regardait le ciel et
la partie la plus ancienne du château à travers l'étroite
lucarne de sa stalle, debout dans la paille. Les bruits les
plus étranges couraient parmi la domesticité. Une criminelle célèbre avait usé de ses charmes pour s'introduire près du cousin du roi, et du roi lui-même. Pour

337

les uns, elle avait été pendue. D'autres la décrivaient
parcourant les corridors, la dague et l'épée à la main,
assoiffée de carnage. D'autres encore juraient qu'on
l'avait vue, couverte de chaînes, enfermée dans un
cachot souterrain.
Pug en avait les larmes aux yeux. Non, c'était
impossible! Celle qu'il considérait comme une mère,
comme une sœur, ne pouvait pas l'abandonner ainsi à
sa solitude. Que deviendrait-il, sans celle qui l'avait si
souvent tiré des pires embûches?
Le moment était venu de payer sa dette, dût-il en
mourir.
« O ù es-tu, Claire? Est-ce qu'ils t'ont battue?
Enchaînée ? Tu es seule ? Tu as froid ? » se demandait-il, désespéré de son impuissance. _
Une fenêtre ogivale, au dernier étage de la vieille
tour abandonnée, se découpa soudain dans l'obscurité.
La lumière d'une torche bougea, puis resta immobile.
On l'avait fixée. Que signifiait cette lueur, à minuit,
dans ce lieu solitaire?
Quelques instants plus tard, Pug courait en silence
sur la pelouse. Il n'avait pas de projet précis, mais il
aurait parié tout l'or gagné la veille aux courses que la
torche mystérieuse éclairait une geôle. Celle de Claire.
Dans la chambre haute de la tour, Claire faisait les
cent pas, ivre de colère impuissante et de désespoir. Un
horrible complot se tramait, les trois cousins allaient
mourir, et elle ne pouvait rien faire pour eux.
Qu'allait-il advenir de Shane? Pourquoi ne venait-il
pas à son secours? L'avait-on enfermé, lui aussi? Il
était fort et courageux, certes, mais que pouvait-il
contre une conspiration?

338

Pour se consoler, Claire se dit qu'elle aurait eu la
joie de lui appartenir avant de disparaître. L'idée que
cette nuit fût la dernière qu'elle eût à vivre ne la dérangeait guère. Mais mourir sans sauver son amant?
Quelle épouvantable perspective !
La torche apportée par Southerland se mit à fumer.
Elle allait s'éteindre. Se refusant à attendre dans le
noir, Claire jeta sur le sol le panier auquel elle n'avait
pas touché et se mit en devoir de briser la table de bois
en mille morceaux. L'action apaisait un peu ses tortures morales. Quand elle eut déposé dans la cheminée
les fragments de bois, Claire y jeta la torche qui se
consumait. Le bois se mit bientôt à flamber, éclairant
la pièce de lueurs dansantes.
La grande cape noire passée sur sa robe cramoisie,
Claire s'approcha du feu, si perdue dans ses pensées
qu'elle n'entendit pas le grattement étrange qui troublait le silence de la nuit.
— Claire!
La prisonnière sursauta violemment et courut vers la
fenêtre. Pug s'accrochait aux barreaux, le visage tiré
par l'effort.
— Pug! comment m'as-tu trouvée?
— J'ai vu la lumière, c'était pas naturel. Y a partout
des fissures dans les pierres du mur, et j'ai grimpé. Dis
donc, on faisait des gros barreaux dans l'temps, on
peut pas les tordre. Prends patience, j'vais d'mander un
coup de main à Foxworth.
— Surtout pas ! Foxworth est complice de ceux qui
m'ont enfermée ici.
— Foxworth?
— J'en suis certaine.
— Alors, c'est fichu. Je n'connais qu'lui dans l'secteur.

339

— Pug, nous avons un autre allié. Je vais t'expliquer...
Quelques instants plus tard, le cœur battant, Claire
tendait l'oreille. Depuis un moment, elle n'entendait
plus le souffle de Pug, qui opérait sa descente le long
du vieux mur. Et s'il tombait? Parviendrait-il à entrer
dans le château par les cuisines? Shane serait-il dans
sa chambre?
Son destin, ainsi que celui des Stuart, ne tenait qu'à
un fil.
Epuisé de fatigue, découragé, hagard, Shane laissa
lord John Cannon le raccompagner jusqu'à son appartement. Ils venaient de parcourir en vain toute l'aile
habitée de Hampton Court, sans trouver d'indice de la
présence de Claire. Les rares domestiques rencontrés
n'avaient rien vu, rien entendu.
— Humphrey, apportez-nous à boire, dit Shane en
se laissant aller sur un siège.
— Tout de suite, milord. Euh... j'ai enfermé dans
ma chambre un jeune garçon qui veut absolument rencontrer Votre Seigneurie. Je n'ai pas pu savoir l'objet
d'une visite aussi inopportune. Ce gamin porte la
livrée de monsieur le duc d'York, mais en quel état !
Pug ! Ce ne pouvait être que Pug ! Soudain ragaillardi, Shane se leva d'un bond.
— Amenez-le-moi tout de suite, Humphrey ! Nous
boirons après.
Dans sa livrée froissée et poussiéreuse, le visage
tendu et fier, Pug ressemblait à un soldat en miniature,
au sortir d'une bataille durement gagnée. Il attendit
pour ouvrir la bouche que le majordome se fût retiré.
La présence de lord Cannon semblait le gêner.

340

— J'peux parler devant lui? demanda-t-il.
— Bien sûr, Pug.
— Bon, fit le gamin, j'ai des nouvelles de Forban...
d'lady Claire, j'veux dire. Ça va mal, elle en prison
tout là-haut.
— Comment le sais-tu? s'exclama Shane en le saisissant par les épaules.
— J'l'ai vue, j'lui ai parlé. Elle m'a dit de plus
obéir à Foxworth, mais à vous seulement.
— Foxworth ? Le chef de la bande ? Il est à Hampton Court ?
— Bien sûr. Il est arrivé avant vous.
Le visage de Shane se durcit.
— Claire était au courant? Elle lui a demandé de
l'aide?
— Bien sûr que non. On avait perdu l'contact avec
elle. Nous tous, on attendait l'ordre pour cambrioler
tranquillement.
Shane regarda le garçon dans les yeux. A l'évidence,
il ne mentait pas. Claire n'était pas complice de ce qui
se préparait.
— Où est-elle, Pug ?
— Dans la vieille tour, au dernier étage.
D'un froncement des sourcils, John Cannon manifesta son scepticisme.
— Tu as pu lui parler quand même?
— J'ai grimpé le mur sur trente mètres au moins.
Regardez mes mains.
Il ouvrit ses poings et montra ses paumes, déchirées
et sanglantes.
— Est-ce qu'elle est blessée? demanda Shane. S'ils
l'ont blessée...
Ses yeux lancèrent des éclairs. En un instant, Pug
comprit que ce gentilhomme tenait autant à Claire qu'il
le faisait lui-même.

341

— Forban, personne peut la briser. Mais y faut
qu'elle sorte. Elle a des renseignements pour vous,
c'est très pressé. « Danger de mort », qu'elle a dit.
Shane ceignit rapidement son épée.
— John, je vous demande de m'attendre ici. Merci,
Pug, ton aide m'a été précieuse.
Le jeune protégé de Claire s'insurgea.
— Vous délivrerez pas Claire tout seul, m'sieur.
J'viens avec vous!
Shane haussa les épaules. Après tout, ce gamin avait
sans doute affronté pendant sa courte vie plus de dangers que la plupart des gentilshommes de la Cour.
Pug sur ses talons, il partit à l'assaut de la tour.
Le roi et son frère seraient sans doute bientôt ivres
morts.
Dans l'intention d'apaiser le courroux de Charles à
l'égard de leur cousin, James avait insisté pour rester
sur place en buvant de la bière. Quand Southerland
s'était absenté sous prétexte d'inspecter la garde, il
avait chargé un laquais à sa dévotion de remplir continuellement les chopes. A son retour, le roi commençait
à s'attendrir. Pour regagner le terrain perdu, son secrétaire dut mettre toute sa force de persuasion à rappeler
à Charles les horribles méfaits de la prétendue lady
Claire.
A force de boire, James se laissait lui aussi influencer par les arguments captieux que Southerland ressassait.
— Cette fille, bafouilla-t-il, c'est elle qui l'a ensorcelé.
— Elle nous a tous en... tous mis dans sa poche,
renchérit Charles.

342

— Tu vas quand même laisser ses titres à... à
Shane?
— Le roi... c'est moi, bredouilla Charles en levant
difficilement une main qui n'avait plus rien d'autoritaire. Il les gardera... si je veux.
Impassible et discret, Southerland pensait aux documents revêtus du sceau royal qui l'attendaient dans son
bureau. Aux termes de ces édits, tous les titres et tous
les domaines des Driscoll étaient transférés sur son
nom, à son profit. Quand il y ajouterait ceux de ces
deux ivrognes, il serait l'homme le plus riche et le plus
puissant d'Angleterre — et peut-être du monde.
James commença à dodeliner de la tête.
— J'arrive plus à bouger, grommela-t-il. Appelez
mes gens.
Avec un sourire hypocrite, Southerland trouva le
moment opportun pour intervenir. Cet imbécile tombait dans le piège.
— Il serait plus raisonnable que monsieur le duc
prenne un peu de repos dans l'antichambre du roi.
Comme les deux frères ne réagissaient pas, Southerland fit signe à son laquais, qui apporta en un temps
record un lit de camp.
Charles vida son verre et réussit à se lever en titubant.
— Tu vois, monsieur le... James, Southerland pense
à tout. C'est un ami ! Sou... Jared, comment pourrionsnous vivre sans vous?

343

21.

En apercevant de la lumière dans la salle des gardes,
au bas de la vieille tour, Shane comprit que Pug avait
vu juste. Il se passait d'étranges choses dans cette partie du château construite par les premiers Tudor, et
désormais abandonnée.
Il s'avança en silence dans l'ombre pour avoir une
vue d'ensemble de la grande pièce circulaire. Non loin
de lui, au pied de l'escalier étroit qui commandait tous
les étages, deux sentinelles étaient en faction.
Shane opéra une rapide retraite pour prévenir Pug.
— Il y a deux gardes, lui murmura-t-il à l'oreille. Je
vais tâcher de distraire leur attention pour les désarmer.
— Laissez. J'm'en occupe.
Avant que Shane ait pu le retenir, Pug s'avançait
dans la salle basse en sifflotant un air joyeux.
— Halte ! cria une voix rauque.
Du coin du corridor, Shane entendit le crissement
rapide des épées qu'on dégainait, et vit que Pug tirait
les mains de ses poches pour lever les bras en l'air.
— Vous pouvez m'aider, les gars? demanda-t-il
d'une voix de tout petit garçon, plus aiguë encore que
celle qui lui était habituelle. J'suis perdu.

345

En voyant à qui ils avaient affaire, les deux soldats
éclatèrent d'un gros rire.
— Tu cherches quoi, gamin?
— Les cuisines, m'sieur. Il paraît qu'cette nuit on
distribue des restes, et j'ai la dalle.
— Les cuisines? Tu leur tournes le dos, p'tite tête.
A mon commandement, demi-tour à droite, droite !
Comme ils s'esclaffaient bruyamment, les deux
gardes n'entendirent pas Shane s'approcher, l'épée à la
main. Le combat fut de courte durée. Pendant que
Shane assommait d'un coup de pommeau à la nuque
celui qui lui tournait le dos, Pug se glissa derrière le
second et l'étreignit par la taille en lui piquant l'estomac de la pointe de son stylet. Il suffit à Shane de
menacer l'infortuné soldat pour que celui-ci lâche son
épée. Encore fallait-il le mettre hors d'état de donner
l'alerte...
— Laissez-moi faire, milord, j'ai l'habitude, dit Pug
avec l'autorité que confère la compétence.
Sous l'œil étonné et admiratif de Shane, les deux
gardes se trouvèrent en quelques minutes ficelés et
entravés avec les éléments de leur uniforme, puis proprement bâillonnés, un lambeau de chemise enfoncé
dans le gosier.
Comme par routine, Pug ne se fit pas faute de fouiller les poches des soldats ainsi saucissonnés.
— Grosse clé, grosse porte ! lança-t-il en brandissant une clé. J'parie qu'c'est la bonne !
Tous deux escaladèrent en courant l'étroit escalier.
La clé ouvrait effectivement la porte énorme du dernier
étage. Shane la repoussa d'un coup de pied et, à sa
grande déception, entra dans une pièce vide. Dans
l'âtre, des braises achevaient de se consumer.
Son illusion fut cependant de courte durée. Un sif-

346

flement de l'air l'avertit d'un danger imminent. D'instinct, il plongea en avant, pour éviter le choc du coup
que voulait assener Claire, armée d'un pied de table.
— Shane ! s'écria-t-elle en jetant cette arme improvisée sur le sol. J'avais peur qu'on vienne me chercher
pour me pendre.
Ils s'étreignirent en silence, sous le regard bienveillant de Pug.
— Faut s'dépêcher d'sortir, Forban! conseilla ce
dernier d'une voix gouailleuse. On a besoin d'air.
— Oui, reprit Shane, nous devons quitter au plus
vite le château. Votre tête est mise à prix, Claire, mais
on ne le sait pas encore à l'extérieur.
— Il n'est pas question de fuir! déclara la jeune
femme d'une voix ferme. Il faut prévenir le roi.
— Mais de quoi ?
— Mon enlèvement n'est que le prélude à un
complot contre les Stuart, Shane. Le roi et son frère
doivent être assassinés cette nuit.
— Mais c'est impossible !
En peu de mots, Claire rapporta les confidences que
lui avait faites Southerland, ainsi que l'attitude de Mildred. Shane en fut épouvanté.
— Nous n'avons pas un instant à perdre. Pug, tu as
tout compris ? Alors, cours vite dire à lord Cannon de
venir chez le roi avec des gardes.
Pug dévalait déjà les marches. Shane prit Claire par
la main.
— Pourvu que nous n'arrivions pas trop tard!
Mildred contemplait avec orgueil son complice, qui
siégeait avec le plus grand naturel devant la table de
travail du roi, compulsant des documents de dernière

347

minute. Dans peu de temps, tous deux régneraient sur
l'Angleterre.
Cet orgueil n'allait pas sans arriere-pensees. Southerland n'était plus si jeune, après tout...
Respectant le silence qu'il observait, Mildred méditait sur son passé. Ruiné par une vie de débauche, son
père l'avait confiée très jeune à sa sœur, la première
épouse de lord Cannon. D'instinct, la jeune fille s'était
opposée à sa tante. Elle la haïssait. Elle haïssait son
élégance, son caractère ouvert et accueillant, ainsi que
l'amour qu'elle pouvait lire dans les yeux de son oncle
chaque fois qu'il regardait sa femme.
Mais le destin, si hostile jusque-là, s'était enfin
montré favorable à la parente pauvre. Encore jeune, la
première femme de John était morte en mettant au
monde son premier enfant. Dès cet instant, Mildred
avait pu mesurer le pouvoir qu'elle exerçait sur les
hommes. John Cannon, en l'épousant grâce à une dispense, avait été sa première victime. Depuis, elle ne les
comptait plus. Ainsi, malgré la répulsion physique que
lui inspirait Southerland, elle se félicitait de l'avoir
admis dans le cercle de ses amants — parce qu'il
incarnait le pouvoir réel, et que leurs deux ambitions se
conjuguaient. Comme elle venait de loin, la future
reine d'Angleterre !
Introduit par le laquais personnel de Southerland,
Foxworth fit son entrée et salua gravement.
— Le beau-père ne nous sert plus à rien, dit Southerland sans autre préambule.
— Osbert est déjà mort et enterré, Votre Seigneurie,
répondit Foxworth avec un sourire servile et cruel.
— Bien. Vous avez mis tout l'or dans le navire de
lord Ashton?
— Les bijoux aussi, milord.

348

Une lueur de malice dans l'œil, Southerland eut un
lugubre ricanement.
— Quand on va découvrir tout ce butin dans ses
cales, il va en faire une tête, ce Driscoll ! Toute la Cour
et tous les bourgeois ne manqueront pas de réclamer sa
mort, et on leur donnera satisfaction. Les Stuart
s'éteindront avec lui, Foxworth.
— Mais alors Votre Seigneurie n'aura plus besoin
de mes services, constata avec amertume le bandit.
— Erreur, Foxworth, erreur ! Vous commanderez
mon armée de l'ombre, pour détrousser les imbéciles.
Et cette fois, votre commanditaire ne sera autre que le
roi. Votre carrière n'est pas achevée, rassurez-vous. Je
ne vous retiens pas.
Non sans talent, Southerland imita le geste de la
main si familier à Charles, quand il voulait congédier
un importun. Il sourit à la porte que Foxworth venait
de fermer derrière lui.
— Je ne comprends pas pourquoi vous avez voulu
mettre tous ces joyaux dans le navire, remarqua Mildred d'une voix aigre. Quand on les retrouvera, il faudra les rendre.
— Il faut bien que les victimes les reconnaissent, si
nous voulons exciter leur colère. Songez que toute la
collection Driscoll sera bientôt confisquée en votre
faveur, ma chère. Mais trêve de paroles. L'heure est à
l'action.
De sa veste, Southerland sortit la dague que Claire
avait oubliée dans la chambre de Ian Lambert, le jour
de sa mort. Marquée des initiales de sa propriétaire,
cette arme allait constituer une preuve irréfutable.
— Je vous accompagne, dit Mildred.
— Vous y tenez? Vous n'aurez pas peur du sang?,
Du sang, elle en avait déjà tellement vu versé, sans

349

scrupule ni remords... Mildred posa la main sur le bras
de Southerland et lui donna sur la joue un baiser
rapide.
— Si vous hésitez, c'est moi qui leur percerai le
cœur.
Claire courait au côté de Shane, les poumons en feu.
Les couloirs déserts du palais semblaient s'étendre à
l'infini. Le silence nocturne retentissait du bruit de leur
galopade. Dans leurs bobèches, les bougies commençaient de s'éteindre. Peut-être arriveraient-ils trop tard,
et seraient alors accusés par Southerland d'un double
meurtre ?
A la porte du roi, deux gardes étaient en sentinelle,
l'épée nue. D'un geste, Shane invita Claire à rester
dans l'ombre et s'avança vers eux, en pleine lumière.
— Qui va là?
— Shane Driscoll. Je dois parler à Sa Majesté le
roi.
— Sa Majesté repose. Votre Seigneurie ne pourra
être reçue qu'après son réveil, milord.
Le regard des deux soldats avait quelque chose de
suspicieux. De toute évidence, ils avaient entendu parler des déboires récents de Shane et ne se souciaient
pas de s'attirer les foudres de leur maître.
— Ce que j'ai à lui dire ne souffre aucun délai.
Le second garde intervint.
— Le secrétaire privé de Sa Majesté nous a laissé la
consigne de ne pas déranger le roi de la nuit, milord.
La situation était bloquée. Pour faire diversion,
Claire sortit de l'ombre et s'avança hardiment vers le
petit groupe, jetant la confusion parmi les gardes.
— C'est elle qu'on recherche ! s'écria aussitôt l'un

350

d'eux en quittant son poste pour se précipiter vers
Claire. A moi la prime !
Il n'en fallait pas plus à Shane. Son épée jaillit du
fourreau et, d'un coup de taille, il fit voler en l'air celle
de la seconde sentinelle. Pendant ce temps, Claire,
malgré sa belle robe cramoisie, roulait sous les jambes
de son adversaire et lui décochait au passage un coup
de pied dévastateur.
Sous la surveillance de Shane, elle entrava les deux
gardes avec la dextérité dont venait de faire preuve
Pug. De toute évidence, tous deux avaient été à même
école.
Quand ce fut fini, Shane, le cœur battant, poussa la
porte des appartements royaux. Dans la première
pièce, qui empestait la bière, James ronflait paisiblement, la bouche ouverte. Shane, rassuré sur le sort de
son cousin, eut une pensée attendrie. Ce n'était pas la
première fois qu'il voyait James dans cet état...
Traversant rapidement la pièce, il pénétra sans frapper dans la chambre du roi.
Un spectacle extraordinaire l'y attendait.
Le roi dormait sur le dos. Au-dessus de son cœur,
Southerland brandissait dramatiquement une dague
tandis que Mildred Cannon, les yeux exorbités par
l'attente, se tenait derrière lui, la main sur son épaule,
comme pour encourager le meurtrier. A l'entrée de
Shane, tous deux tournèrent la tête.
Southerland eut une brève hésitation, puis releva le
bras pour frapper.
A ce moment précis, Claire émit un cri strident,
inhumain, qui sur le port servait d'appel de détresse à
ses complices. Le dormeur sursauta violemment et
roula sur le côté droit. La dague s'enfonça dans le
matelas de plume, à quelques centimètres de son dos.

351

— Qui ose réveiller le roi? grommela Charles au
milieu d'une pluie de duvets d'oie. Doux Jésus ! Mais
ils se battent...
A grands coups de taille, Shane acculait le félon, qui
avait dégainé mais ne pouvait rien contre la force et la
fureur de son adversaire. Claire s'avança jusqu'au lit
du roi, auprès duquel Mildred semblait paralysée.
— Mais ce Jared a voulu me tuer, murmura
Charles. Il a voulu me tuer !
James entra alors dans la pièce, ensommeillé, pieds
nus, revêtu en tout et pour tout d'un édredon de -soie.
Dès qu'il vit les deux combattants aux prises, il voulut
s'interposer.
— Shane ! Comment oses-tu frapper le secrétaire du
roi?
— Tu n'as rien compris ? lui cria Shane en posant la
pointe de son épée sur la gorge de Southerland. Lâche
ton arme, traître, ou tu es mort !
— Es-tu devenu fou? grommela James.
Il saisit le poignet de Shane. Trop heureux de ce
secours inattendu, Southerland bondit comme un tigre
sur Claire et s'en fit un rempart, le fil de son épée posé
sur le cou de la jeune femme.
— Désarmez-vous, Driscoll, ou je l'égorgé !
— Rendez-vous, Southerland ! Vous ne pouvez
vous échapper.
— Je suis allé trop loin pour pouvoir reculer, j'irai,
jusqu'au bout! hurla le dément.
Avec une sorte de joie sadique et désespérée, il fit
perler sur la gorge de Claire quelques gouttes de sang.
Shane laissa tomber son épée sur le sol, fasciné par
cette blessure. Au supplice, il ressentait dans sa propre
chair la douleur et l'angoisse de Claire.
Le duc d'York, abasourdi, commençait à comprendre

352

son erreur. Il se tourna vers son frère. Celui-ci,
complètement dégrisé, restait assis, tout pâle, au bord
de son lit dévasté.
— Peux-tu m'expliquer ce qui se passe?
— Il se passe, James, que Shane et sa compagne
risquent leur vie pour sauver la nôtre.
— En effet, acquiesça Shane, qui restait immobile,
les poings serrés. Southerland a expliqué à Claire pourquoi il voulait vous assassiner tous les deux.
— Dites-moi pourquoi, Southerland, demanda
Charles d'une voix presque implorante.
Le misérable resta muet, l'épée sur le cou de Claire,
les yeux fixés sur ceux de Shane.
— Il voulait tuer Claire, elle aussi, et lui imputer le
double meurtre, révéla celui-ci. Après cela, il avait
l'intention de se faire proclamer Lord Protecteur du
royaume, comme son modèle, Olivier Cromwell.
Le roi se leva d'un bond.
— Cromwell ? Ce criminel qui a piétiné le cadavre
de mon père pour prendre le pouvoir? Southerland,
comment un sujet aussi fidèle que vous a-t-il pu
fomenter un tel attentat?
— Je ne suis fidèle qu'à l'Angleterre ! cria Southerland sans détourner son regard. Je hais les Stuart. Sans
vous...
Shane n'écoutait rien de la diatribe qui s'échappait
des lèvres du dément. Il parlait, donc son attention
allait se relâcher. Au risque de sa vie, Shane devait
intervenir pour sauver celle de Claire.
— L'Angleterre te hait, crapule ! hurla-t-il en plongeant vers Claire, qu'il écarta vivement avant de percuter le torse de Southerland.
Les deux hommes s'écroulèrent ensemble jusque sur
le balcon. Southerland, qui n'avait pas lâché son épée,

353

parvint à frapper du pommeau Shane à la tempe. A
demi assommé, celui-ci roula sur le sol. Avec un cri de
rage et de triomphe, Southerland se redressa, prêt à le
transpercer, mais Shane le cueillit d'une ruade et le
projeta par-dessus le balcon. On entendit un cri d'agonie, puis le choc mat du corps qui s'écrasait dans la
cour d'honneur, trois étages plus bas.
Pendant que Shane prenait dans ses bras Claire,
toute tremblante, Mildred courut en titubant jusqu'au
balcon, pour contempler le cadavre désarticulé de son
complice. Les yeux égarés, elle se retourna vers
l'assistance hostile et muette.
— Jared m'avait promis de me faire reine, balbutiat-elle d'une voix hystérique.
Passé son premier ahurissement, le roi recouvra
l'usage de la parole :
— Quand je pense que Southerland me reprochait
de trop aimer les femmes ! Mes félicitations, milady,
vous avez su séduire le plus intransigeant des bigots.
Permettez-moi pourtant de vous rappeler que vous êtes
déjà mariée à mon plus précieux conseiller.
— Mariée à ce vieillard ! Je m'en soucie comme
d'une guigne !
Cette réplique n'avait pas échappé à lord Cannon,
qui venait de pénétrer dans la chambre du roi à la tête
d'une dizaine de gardes armés. Le visage blême, les
traits tirés, il contempla son épouse avec une sorte de
désespoir.
Pendant ce temps, les gardes avaient constaté le
désordre qui régnait dans la pièce et reconnu Claire.
Deux d'entre eux s'avancèrent vers elle pour l'arrêter.
— Arrière! leur ordonna Charles. Cette dame est
sous ma protection.
— Mais c'est une ennemie du royaume, Sire. Vous

354

avez mis sa tête à prix, observa le plus hardi des soldats.
— Disons que je me suis trompé. Elle vient de risquer sa vie pour sauver la mienne. Allez tous attendre
dans l'antichambre, le danger est passé.
John Cannon n'avait pas quitté Mildred des yeux.
Prostrée, la tête basse pour la première fois de sa vie,
l'orgueilleuse lady ne pouvait soutenir son regard.
— J'ai toujours su, déclara-t-il d'une voix blanche,
que ma seconde épouse était trop faible pour ne pas
être dévorée d'ambition. Néanmoins, ce n'est que
récemment que j'ai appris quels moyens elle utilisait
pour assouvir cette passion. Si j'ai été malade, c'est
qu'elle m'empoisonnait à l'aide d'un prétendu médicament.
Il y eut dans l'assistance une rumeur d'étonnement
et d'effroi. Fouaillée par cette accusation, Mildred eut
la force de se redresser pour la rejeter.
— C'est un mensonge, un ragot de domestiques!
Elles me détestent toutes ! D'ailleurs, aucune ne m'a
pardonné d'avoir remplacé votre première épouse.
— Détrompez-vous, rétorqua lord Cannon d'un air
sombre, vous n'avez jamais remplacé dans mon cœur
cette pauvre Rosemonde.
— Rosemonde? s'écria alors Claire. C'est le prénom que ma mère murmurait sur son lit de mort...
Depuis son entrée dans la chambre du roi, lord Cannon n'avait regardé personne que sa femme, fasciné
qu'il était par l'immensité de ses crimes. Il détourna
les yeux vers Claire, dont la déclaration le surprenait.
On le vit alors blêmir, trembler, reculer en titubant
juqu'au mur où il trouva un appui. Son épée lui était
tombée des mains. Il semblait à la dernière extrémité.

355

Claire se précipita aussitôt et saisit les mains glacées
du vieil homme.
— Shane, apportez un siège, lord Cannon se trouve
mal. Vous souffrez, milord?
D'un geste, John Cannon écarta ceux qui venaient à
son secours. Il n'avait plus d'yeux que pour Claire.
— Hier soir, au bal masqué, je vous ai à peine
entrevue, milady, dit-il d'une voix entrecoupée. Vous
portiez une perruque blanche et un masque de plumes,
je n'ai pu discerner vos traits. Mais en cet instant, vous
m'apparaissez comme un fantôme du passé...
Il dut se taire, oppressé par une émotion qu'il ne
pouvait contrôler. Soumise à l'attention générale,
Claire se trouvait pour sa part fort embarrassée.
— Quel fantôme? Je ne vous comprends pas,
milord.
— Ne voyez-vous pas, vous autres ? reprit lord Cannon. Voici le portrait même de Rosemonde : ces
grands yeux verts, cette chevelure aux reflets cuivrés...
Par pitié, mon enfant, dites-moi qui vous êtes en réalité
et quelles sont vos origines.
— Vous le savez déjà, milord, je m'appelle Claire
Leyton. Le prénom de ma mère était Glynnith, celui de
mon père, que j'ai très peu connu, William.
— Pensez-vous... pensez-vous que vous ayez pu
être recueillie, que ces gens ne soient pas vos véritables parents?
— Sur son lit de mort, ma mère m'a raconté une
étrange histoire, milord, mais elle n'avait sans doute
plus toute sa tête.
— Racontez-moi cette histoire, je vous en supplie.
Tout émue par l'anxiété de cet homme qui semblait
si bon, Claire lui obéit :
— Elle m'a confié que ma vraie mère s'appelait

356

Rosemonde, qu'elle était morte en me donnant la vie et
que notre cousine Clarissa, la sage-femme, m'avait
amenée à la maison.
— Seigneur Dieu, c'est elle ! s'écria John Cannon.
Votre Majesté, vous rendez-vous compte? La sagefemme qui assistait ma pauvre épouse s'appelait Clarissa. Quand j'ai demandé à voir l'enfant, on m'a dit
que cette même sage-femme l'avait emporté pour
m'éviter un spectacle pénible.
— Qui vous a dit cela? demanda Charles.
Lord Cannon jeta sur Mildred un regard accusateur.
— Pourquoi m'avez-vous menti, Mildred?
Au lieu de répondre, celle-ci jeta à Claire un regard
plein de haine.
— Je comprends maintenant pourquoi je vous ai
toujours détestée, petite mijaurée. Vous ressemblez
trop à votre mère, que je détestais plus encore.
— Ma mère? Vous la connaissiez? s'étonna Claire,
qui ne parvenait pas à comprendre.
Paradoxalement ragaillardie par la catastrophe qui
s'abattait sur elle, Mildred défia son mari du regard.
Plus rien ne la retenait, désormais.
— Comment aurais-je pu supporter de vivre au côté
d'un enfant qui sans cesse vous aurait rappelé votre
chère Rosemonde? Elle aurait dû mourir en naissant.
Mais elle a survécu. Et Clarissa devait la jeter aux
loups de la forêt, sur mon ordre. J'espère que cette
maudite sage-femme brûle en enfer, pour m'avoir
désobéi !
— Qu'elle soit bénie au contraire, dit lord Cannon,
puisque grâce à sa désobéissance ma fille m'est rendue.
Abasourdie, Claire commençait enfin à saisir
l'incroyable vérité. Elle vit John Cannon ramasser son
épée.

357

I
— Vous méritez un châtiment exemplaire, Mildred,
pour tout ce que vous m'avez fait endurer. Et surtout
pour les souffrances auxquelles vous avez exposé ma
fille, après avoir voulu sa mort.
Alors qu'il levait son épée, Shane s'interposa et vint
le prendre affectueusement par les épaules.
— Non, John, pas de justice expéditive dans la
chambre du roi. C'est à lui de disposer de cette criminelle.
— Je ne demande grâce à personne! s'écria Mildred en venant curieusement s'asseoir au bord du
grand lit.
Le visage rougi par l'émotion, les yeux brillants de
fièvre, haletante, elle semblait en pleine crise de
démence.
Mais pendant que les autres la regardaient avec une
horreur mêlée de pitié, sa main cachée cherchait dans
le matelas la dague qu'y avait abandonnée Southerland. Lorsqu'elle en eut saisi la poignée, elle cacha
l'arme dans les plis de sa robe et se releva soudain,
errant comme au hasard dans la pièce, devant l'assistance médusée.
Sans méfiance, Claire vit s'approcher la pauvre
folle. L'instant d'après, elle était prise à la gorge, la
dague contre son cœur.
— Shane Driscoll, hurla Mildred, je vais venger la
mort de Southerland. Et toi, John, tu vas perdre ta fille
une seconde fois !
Désespéré, Shane se trouvait trop loin pour intervenir. L'issue fatale était imminente. Claire leva les
deux bras pour se dégager. En vain.
La dague resta un instant suspendue en l'air. Et soudain, Mildred sembla se tétaniser, la bouche ouverte,
les yeux révulsés, avant de s ' é c r o u l e r lente-

358

ment en avant. De son dos dépassait le manche mince
d'un stylet, dont la lame était invisible.
Tous les yeux se tournèrent vers la porte, où Pug se
tenait, tremblant, les larmes aux yeux.
— Excusez-moi, c ' e s t mon premier crime,
expliqua-t-il de sa voix enfantine. Mais j'peux pas supporter qu'on menace Claire.
— Bravo, mon garçon ! lui lança le roi. Si j'étais
aussi adroit que toi, j'en aurais fait autant.
— C'est Claire qui m'a appris, répondit modestement Pug en se précipitant dans les bras de sa protectrice.
John Cannon vint les embrasser tous deux dans une
même étreinte.

359

21.

Quelques heures plus tard, au moment du réveil de
ceux qui avaient eu le loisir de dormir normalement,
toute la Cour était en ébullition. Les rumeurs les plus
extravagantes couraient des cuisines aux boudoirs les
plus huppés : Southerland s'était suicidé par défenestration, un bandit l'avait poignardé, les soldats de la
garde royale l'avaient massacré par erreur, il était mort
dans son lit. Quant à lady Mildred Cannon, elle s'était
pendue, elle avait succombé à une crise cardiaque, une
arête de poisson l'avait étouffée, elle s'était noyée dans
son bain.
Tous ceux qui avaient le privilège de prendre leur
petit déjeuner en présence du roi bouillaient d'impatience. Après le scandale de la veille, ferait-il bonne
f i g u r e ? Qui remplacerait son fidèle secrétaire?
Qu'advenait-il de la mystérieuse lady Claire, si belle et
si troublante, qui avait fait des aveux si extraordinaires ?
Chacun se perdait en conjectures et les langues
allaient bon train.
Quand Charles vint prendre place à table, accompagné de son frère, tout le monde se leva, dans un silence
de mort. Tandis que James s'asseyait avec désinvol-

361

ture, le roi resta debout, le visage grave et tendu. D'un
signe, il invita l'assistance à s'asseoir. Chacun comprit
qu'il allait faire une déclaration :
— Messieurs les lords et vous, nobles dames, je
dois vous faire part de deux décès qui vous attristeront
autant que moi. Jared Southerland, mon compagnon et
mon ami, s'est éteint pieusement cette nuit, en notre
présence. D'autre part, lady Mildred Cannon a succombé à une fièvre foudroyante, pendant son sommeil.
Telle est la vérité. Honni soit qui mal y pense !
Une rumeur s'éleva, que Charles apaisa d'un geste.
— D'autre part, reprit-il, il appert que lady Claire
Leyton ne nous a fait hier soir des déclarations étonnantes que pour éviter à son misérable accusateur le
châtiment suprême, dans un pur esprit de charité chrétienne. Lady Claire n'est autre que la fille de lord John
Cannon, née d'un premier lit, ce que nous savions
depuis toujours. Que cela soit dit.
Des exclamations diverses et confuses s'élevèrent
dans la salle.
Charles se laissa tomber dans son fauteuil et vida
d'un trait une grande chope de bière.
— Tu penses qu'ils vont me croire? demanda-t-il
en se penchant vers son frère.
— Bon sang ne saurait mentir, répondit nonchalamment James. Une parole de roi vaut bien une parole
d'honneur !
Shane s'était jeté tout habillé sur son lit désormais
solitaire. Dans quelle situation embarrassante ne
s'était-il pas mis? Claire n'était plus une fille du
peuple rencontrée par hasard, qu'il avait pu modeler à
sa guise, tel un moderne Pygmalion. En tout cas, il ne

362

s'étonnait plus qu'elle eût manifesté autant de dons
pour incarner une lady : elle était née noble, et ses qualités n'attendaient que l'occasion de s'épanouir.
A l'égard de son vieil ami, la situation était des plus
délicates et plus qu'embarrassante. La fille que lord
John Cannon venait de retrouver avait subi, de la part
de celui qu'il considérait jusqu'alors comme son fils,
le pire outrage qui puisse entacher la réputation d'une
femme bien née. Déjà bouleversé par ces retrouvailles
et par les événements de la nuit, comment le père de
Claire allait-il supporter la révélation de cette atteinte à
l'honneur? Quel récit la jeune fille avait-elle pu faire à
son père de l'existence qu'elle menait auprès de celui
qui la contraignait depuis plus d'un mois à jouer le rôle
humiliant de maîtresse qu'on exhibe? Une chose était
sûre : la passion qui l'unissait à Claire ne s'éteindrait
jamais.
A l'étage supérieur, Claire venait de s'endormir,
épuisée, sous les yeux de son père.
Bouleversé d'émotions contradictoires, celui-ci la
veillait, les yeux pleins de larmes, le cœur dilaté de
bonheur. En elle, il voyait revivre sa jeune femme qu'il
avait si tendrement aimée. Mais si Rosemonde était
sans défense devant les cruautés de la vie, quelle
vigueur, quelle détermination chez sa fille! Que de
fraîcheur aussi, que d'innocence ! Un bon génie semblait l'avoir préservée du mal, au milieu de l'enfer où
elle avait vécu. Contrainte par la nécessité à faire d'une
bande de voleurs sa seconde famille, elle serait maintenant à l'abri de tout besoin et de toute tentation, maîtresse de sa fortune et de ses biens.
Et Shane Driscoll? Claire n'avait rien caché de leur

363

rencontre, de leur marché, de leur passion même et de
ses aboutissements. Shane était-il sincère? Allait-il
s'exiler de nouveau aux colonies?
Quelle serait son attitude? Si John Cannon admirait
trop Driscoll pour douter de sa droiture, il connaissait
aussi sa passion pour l'aventure et la mer, ses seules
maîtresses.
John Cannon soupira. Bien des épreuves l'attendaient encore. Mais le destin venait de lui rendre sa
fille. Il pourrait mourir content.
Dans un coin de la pièce, le jeune Pug dormait d'un
profond sommeil, le poing mystérieusement caché
sous sa veste.
Shane avait fini par sombrer dans un sommeil agité
que peuplaient les rêves et les cauchemars les plus
fous. La matinée était déjà fort avancée quand il en fut
tiré par les échos d'une altercation qui se déroulait
dans son antichambre.
— Mon maître dort, monsieur, vous ne le réveillerez pas, disait la voix noble de Humphrey.
— Quand je l'aurai réveillé, il ne dormira plus !
A ses accents tonitruants et à sa logique particulière,
Shane reconnut Richard. Courbatu, les yeux pleins de
sommeil, il alla ouvrir la porte.
— Vous voyez ! s'exclamèrent ensemble les deux
acteurs de la dispute.
— Humphrey, dit Shane, demandez q u ' o n
m'apporte beaucoup de thé très fort. Richard, tu
devrais être à bord du navire, il me semble.
— Le navire ! Parlons-en, de ton navire. Il s'y passe
des choses peu ordinaires, sur le Forban ! Figure-toi...

364

— Assieds-toi et reprends ton souffle. Voilà. Maintenant, je t'écoute.
— Eh bien, figure-toi qu'au moment où ma chaloupe accostait à tribord, vers le large, on a vu un drôle
de type, tout en noir, qui descendait l'échelle de coupée. Il était presque à son canot. Mon quartier-maître
l'a interpellé, et comme l'autre ne répondait pas, il a
déplacé le canot avec sa gaffe. Fine manœuvre !
L'homme au manteau noir, au bout de l'échelle, a
voulu censément sauter dans son canot, mais il a coulé
à pic.
— Vous ne l'avez pas secouru?
— A pic, te dis-je ! Et on a vite compris pourquoi.
Comme la marée est basse, la quille du Forban racle le
fond. On le voyait, ce type, qui ne remontait pas. J'ai
dit à deux matelots de plonger pour lui passer une
élingue sous les bras, et on l'a hissé avec un palan sur
le pont. Et alors on a compris.
Content de son effet, Richard se tut.
— Compris quoi?
— Devine.
— Richard, trêve de devinettes. J'ai d'autres soucis.
Parle !
— Eh bien, ce bonhomme était tout cousu d'or —
ou plutôt, il avait de l'or plein les poches, et Dieu sait
qu'il en avait, des poches ! Trente ou quarante kilos en
pièces et en lingots. Du coup, j'ai donné un souverain à
chaque matelot, deux au quartier-maître, pour qu'ils se
taisent. Le reste, je l'ai enfermé dans la sainte-barbe,
puisque j'en ai la clé. Comme ça, la sentinelle ne garde
plus seulement de la poudre à canon !
Richard éclata de rire, fort content de cette plaisanterie.
— Et l'homme?

365

— Tout ce qu'il y a de plus noyé. Je l'ai fait porter
à l'écurie, par discrétion, et alors là, surprise ! Un palefrenier m'a dit son nom. Il en faisait une tête, ce
gamin !
— Alors, ce nom?
— Foxworth, je crois.
Shane sursauta et pâlit un peu. Ainsi, le mauvais
ange de Claire ne survivait-il pas à Jared et à Mildred,
ses complices. Une pensée soudaine le traversa.
— Mais d'où sortait-il tout cet or, ce Foxworth?
Le visage de Richard se rembrunit.
— Je sais que tu es seul maître à bord après Dieu,
mon vieux Shane, mais j'avoue que tes cachotteries
m'ont fait de la peine. De plus, tu as failli nous
envoyer par le fond.
— Couler le navire ? Tu rêves ! Et de quelles
cachotteries parles-tu?
— Voici, répondit Richard, qui ne plaisantait plus.
Moi aussi je me suis demandé d'où venait tout cet or.
Avant de revenir à terre, j'ai fouillé la cale. Tout au
fond, sous des bâches, j'ai vu les coffres pleins d'or, et
même celui qui contient tous les bijoux.
Il se tut un instant. Shane, quant à lui, restait muet
d'ébahissement.
— Je suppose que tu voulais les emporter aux colonies, reprit Richard. Tu aurais pu me demander mon
avis. J'avais déjà remarqué que Le Forban était un peu
bas sur l'eau, mais de là à imaginer...
— Les crapules ! s'écria Shane. Je comprends leur
plan à présent! Richard, je vais d'abord tout t'expliquer. Ensuite, je te dirai ce que nous allons faire...

366

Trois heures plus tard, Shane Driscoll et lord Cannon se promenaient dans le grand parc, à l'abri des
oreilles indiscrètes. Tous deux avaient vidé leur cœur
et s'en trouvaient heureux.
— Puisque je suis censé porter le deuil de Mildred,
disait le père de Claire, la cérémonie du mariage
pourra se faire très simplement, dans la chapelle privée
de Cannon Castle. Le plus tôt sera le mieux, naturellement.
— Naturellement, reprit Shane, qui avait en tête
d'autres préoccupations que les conventions morales.
— Je quitterai Hampton Court avec ma fille dès ce
soir. J'ai hâte de lui faire visiter ses domaines, notre
résidence de Londres, et surtout de lui montrer les souvenirs de sa pauvre mère, que j'ai pieusement conservés.
— J'attends vos ordres, John. Dès que vous trouverez le moment opportun, je vous rejoindrai à Cannon
Castle. Comme vous l'avez dit : le plus tôt sera le
mieux.
Avec un sourire entendu, son vieil ami lui donna une
bourrade dans le dos.
— Si nous rentrions au château? Je dois surveiller
les derniers préparatifs de notre départ.
Comme ils faisaient demi-tour, ils virent venir à eux
une ravissante apparition. Vêtue d'une robe très
simple, les cheveux sagement tirés, Claire ne portait
aucun bijou. Tout près de son père et de Shane, elle
exécuta une révérence qui enchanta le cœur de Lisbeth,
à l'affût derrière une fenêtre du premier étage.
John Cannon embrassa sa fille sur la joue tandis que
Shane lui baisait cérémonieusement la main.
— Lord Ashton, dit Claire en baissant les yeux avec
modestie, le bruit court que vous vous apprêtez à restituer à leurs légitimes propriétaires tous les bijoux

367

que votre second a si opportunément retrouvés dans
une cache secrète. Pouvez-vous y ajouter ceci ?
Avec un sourire innocent, Claire mit dans la main de
Shane l'épingle de cravate du jeune lord Wickersham.
— ... et que notre frère repose en paix, conclut
l'évêque.
— Amen, répondit l'assistance, soulagée que la
cérémonie fût enfin terminée.
Charles redescendit la nef, le duc d'York près de lui,
un pas en arrière, entre deux rangs de gardes. Sur leur
passage, les hommes s'inclinaient, les femmes faisaient la révérence.
Les deux frères se retrouvèrent enfin seuls dans les
appartements privés du roi.
— Ce Southerland ! s'écria Charles en jetant son
chapeau à plumes sur un fauteuil. Non seulement il
tente de m'assassiner, mais encore il me gâche une
belle matinée de printemps, avec son enterrement.
Qu'il aille au diable! Il n'est même plus là pour
m'apporter de la bière !
— Un laquais devrait suffire, dit James en tirant un
cordon. En tout cas, je retiens Shane ! Pendant que
nous nous abîmons en dévotions, ce sacripant va se
marier à la campagne. Quelle honte ! Il nous devait
bien un banquet, il me semble. En plus, notre cousin
me fait perdre mon pari. Maintenant qu'il a trouvé
l'élue de son cœur, il va renoncer aux courses lointaines. Je te dois mille souverains, mon cher frère,
puisque notre conspiration a échoué.
— Quelle conspiration?
— Cela n'a plus d'importance... Néanmoins, sache
que j'avais prévenu Shane de ton projet de le marier à

368

la plus belle fille d'Angleterre, pour le retenir à la
Cour. En fait, il l'a trouvée tout seul et s'est jeté de luimême dans le piège.
— Tu l'avais prévenu? Mais c'est de la tricherie!
— Si on ne peut plus tricher entre frères... De toutes
les façons, tu as gagné, une fois de plus, et malgré moi
Shane ne reprendra plus la mer, puisqu'il se marie.
Sirotant la bière qu'on venait de lui apporter,
Charles réfléchissait, les sourcils froncés. Ainsi, on
avait tenté de le flouer. Cela méritait vengeance.
Son visage se détendit soudain et, d'un trait, il vida
son verre.
— Je parie qu'il reprendra la mer dans les quinze
jours, James.
— Pari stupide, puisqu'il se marie!
— Tu as peur de te ruiner?
— Tu veux m'enrichir?
— Mille souverains sur son départ !
— Tenu! Mille souverains qu'il ne quitte pas lady
Claire !
Comme l'auraient fait deux bourgeois, Charles et
James se tapèrent dans la main.
A Cannon Castle, Claire et Shane vivaient une paisible lune de miel, se livrant la nuit à tous les délires de
la passion, et visitant le jour les contrées environnantes. Shane admirait avec quel naturel sa femme
assumait son rôle.
Lord Cannon partageait cette admiration : la vie sordide qu'avait menée sa fille jusque-là ne laissait
aucune séquelle, à son grand soulagement. Il pouvait
se croire revenu dix-huit ans en arrière, quand Rosemonde faisait régner sa grâce dans le château. Peu à

369

peu, il initiait Claire à l'histoire de sa famille, et
s'émerveillait de voir avec quel amour elle écoutait ses
leçons.
Par un bel après-midi d'été, il prenait le frais sur une
terrasse, avec Shane. Pug, tout près d'eux, s'efforçait
de dresser un jeune chien.
— Sans ma fille, après toutes les épreuves que j'ai
subies, je ne vivrais plus. Sa présence seule me donne
le goût d'ajouter au nombre de mes années, Shane.
— Claire ne vous quittera plus jamais, John, je vous
en donne ma parole. J'ai tant de respect pour les souffrances que vous avez endurées, et tant de remords
pour ma conduite indigne à son égard...
— Si vous ne l'aviez pas contrainte à jouer ce rôle
de prétendue lady, je ne l'aurais jamais retrouvée, pensez-y, remarqua John Cannon en posant la main sur le
bras de Shane.
— On a d'la visite! s'écria Pug.
Trois cavaliers s'avançaient en effet au trot dans
l'allée principale du parc. Ils portaient l'uniforme
rouge de la garde royale. Quand ils atteignirent le perron, l'un d'entre eux mit prestement pied à terre et
s'avança, son chapeau empanaché à la main.
— Lord Cannon, lord Ashton, voici un message de
Sa Majesté, annonça-t-il en tendant un rouleau marqué
du sceau royal.
John prit connaissance du document et le donna à
Shane.
— Nous sommes convoqués au grand conseil du
roi. Dès demain, nous rentrerons à Londres. Je me
demande ce que Charles peut avoir en tête.

370

Quand les trompettes sonnèrent, tous les lords du
grand conseil se levèrent. En habit d'apparat, le sceptre
à la main, Charles vint prendre place sur le trône des
rois d'Angleterre. Un valet d'armes portait sur un
coussin sa couronne. Le roi salua gravement l'assistance, qui s'inclina, puis se rassit. Le duc d'York
occupait quant à lui un siège de bois à haut dossier, à
côté de son frère.
— Nobles seigneurs, dit Charles, je vous ai convoqués pour prendre votre avis sur le développement de
nos colonies en Amérique. Le sujet est d'importance.
Avant tout, je veux vous faire part d'une décision qui
n'appartient qu'à moi. Levez-vous, mon cousin, lord
Ashton.
Shane se leva, fort mal à l'aise.
— Lord Ashton, reprit le roi, vous avez récemment
rendu de signalés services à la royauté. D'autre part,
vous avez participé à la création de notre colonie de
Caroline, qui porte mon nom, et à la conquête sur les
Hollandais de New York, qui porte désormais celui de
mon frère bien-aimé. En conséquence, je vous nomme
gouverneur de mes colonies d'Amérique. Vous m'y
représenterez. Ma volonté est que vous leviez l'ancre
dans les deux jours. Maintenant, voyons quels moyens
nous allons mettre en œuvre...
Shane s'était assis, sans plus rien écouter des propos
de Charles. Tout son bonheur s'effondrait. Il échangea
un regard avec James, qui lui aussi semblait bien malheureux.
C'est qu'il venait de perdre mille souverains...

371

/

Epilogue

Inattendue en cette saison, une forte brise de nordest emmenait le Forban vers la lointaine Caroline,
comme si les éléments eux-mêmes se conjuraient pour
écarter l'un de l'autre Claire et Shane. A côté du timonier, celui-ci surveillait la route, prêt à ordonner la
manœuvre aux gabiers de veille.
Dans le ciel dégagé, la pleine lune brillait de tout
son éclat, voilant les étoiles. On venait de passer le cap
Lizard, au sud de l'Angleterre. Cette même lune éclairait les jardins de Cannon Castle, où Claire s'était sans
doute réfugiée pour pleurer son malheur.
Shane se remémora les trois jours difficiles qu'il
venait de vivre.
Quatre jours plus tôt, la décision royale avait jeté la
consternation chez le jeune couple. Aussitôt délivrés
des ennuis du banquet, conclusion inévitable de toutes
les activités de Charles, Shane et son beau-père
s'étaient précipités à la résidence londonienne des
Cannon, pour délibérer de la conduite à tenir. Claire
allait-elle quitter ce père qu'elle venait de retrouver
pour accompagner son mari dans une navigation hasardeuse? En l'abandonnant, elle risquait de ne jamais le

373

revoir. Mais quand Shane reviendrait-il d'Amérique, et
pour combien de temps? Chargé d'une mission officielle, il ne serait plus libre de sillonner les mers à sa
guise. Si passionnément unis l'un à l'autre, devaient-ils
accepter d ' i n t e r r o m p r e une vie de bonheur et
d'amour?
Tourné vers la côte déjà lointaine, Shane voyait danser devant ses yeux le visage, le corps de Claire; il
entendait son rire, et ses pleurs.
Il avait dû prendre lui-même la décision qui lui brisait le cœur.
— Claire, j'ai donné ma parole à John de ne jamais
vous enlever à lui, avait-il déclaré. Songez au martyre
qu'il a vécu. Vous devez vous habituer l'un à l'autre,
vous rassasier de l'amour filial et de l'amour paternel
dont le destin vous a si cruellement sevrés tous deux.
Nous devons nous séparer maintenant, mon amour.
Dans quelques heures je serai à bord du Forban et je
n'en descendrai plus, pour nous éviter d'autres souffrances. Il le faut, Claire. Songez qu'il suffit d'un autre
caprice de Charles pour que nous soyons réunis. Je
pourrai vous appeler en Caroline si vous avez le malheur de rester seule... Disons-nous adieu dès maintenant, avant que ma volonté me trahisse.
Bouleversé par les larmes de Claire, Shane était
passé rapidement chez lui pour confier sa maison à
Humphrey et Lisbeth et prendre ses dispositions de
départ. Après quoi, il avait gagné son bord pour n'en
plus descendre avant que l'ancre ne fût levée, chargeant Richard d'assurer la liaison avec la terre ferme,
puisque le Forban était à l'ancre dans l'estuaire de la
Tamise.
Depuis, il ne se souvenait pas d'avoir dormi, la tête
en feu, le corps meurtri, souffrant d'une frustration

374

insupportable. Comment allait-il vivre cet exil ? Quelle
basse vengeance avait exercée son cousin le roi !
Comme tous les êtres faibles, le monarque ne supportait pas la moquerie. La petite comédie dont Shane
avait naguère imaginé l'intrigue se terminait en drame.
Le vent mollissait. Shane fit alors signe au quartiermaître, qui siffla des ordres. Les gabiers coururent
dans les haubans pour a f f a l e r la grand-voile,
jusqu'alors à demi carguée. Ce spectacle, qui le passionnait jadis, lui était maintenant indifférent, comme
l'indifféraient les flots agités de l'océan.
La grand-voile se gonfla, et le navire reprit de la
vitesse. Le bruissement de l'eau qui s'ouvrait sous la
frégate et le sifflement du vent dans les vergues et les
cordages soulignaient le silence de la nuit.
Ce silence fut soudain rompu par le bruit d'une
altercation et un fracas de casseroles. Sur l'escalier de
la dunette surgit un minuscule moussaillon, armé d'une
poêle. Accroupi, il attendait son adversaire, sans doute
pour l'assommer. Celui-ci se manifesta en la personne
d'un cuisinier furieux et hurlant, qui brandissait une
lardoire.
Shane s'avança jusqu'à la balustrade ouvragée.
— La dunette est réservée aux officiers, leur
rappela-t-il d ' u n ton peu amène. Disparaissez,
canailles, ou vous finirez le voyage aux fers, à fond de
cale !
— Faites excuse, monsieur, dit le cuisinier, mais
j'ai trouvé un passager clandestin dans la cambuse. Il
mangeait tous les biscuits, ce rat !
— J'en ai pris que deux, patapouf! cria une voix
aiguë de petit garçon.
Shane sursauta. Cette voix, c'était celle de Pug...

375

Le timonier, impassible en apparence, avait peine à
garder son cap, dérangé qu'il était par la scène extraordinaire qui se déroulait à ses côtés. Alors qu'un passager clandestin pas comme les autres venait d'être
découvert, il vit une femme merveilleusement belle
gravir l'escalier de la dunette, pour aller se jeter dans
les bras du commandant, qui l'étreignait avec passion,
tandis qu'un gamin se penchait sur la boussole...
Il y avait de quoi perdre le nord !
— Allez faire un tour, Simmons, dit Shane. Je
prends la barre. Vous reviendrez plus tard.
— A vos ordres, monsieur, dit le timonier en se
découvrant.
Il se laissa glisser sur la rampe de l'escalier et disparut.
— Claire, balbutia Shane. Comment se fait-il...
Comment avez-vous pu...
— Disons que j'ai bénéficié de certaines complicités, avoua Claire en riant.
— Ce Richard ! Il me le paiera ! Et votre père ?
— Mon père a béni mon départ, rassurez-vous, mon
chéri.
— Vous l'avez abandonné?
— Provisoirement. Dans quelques mois, il prendra
place sur le navire-amiral de la flotte, qui doit vous
rejoindre aux colonies. Vous n'étiez pas au courant?
— Non, mais...
— Si vous saviez quelle vie mon père a menée à
notre pauvre cousin Charles... Je peux l'appeler ainsi,
n'est-ce pas?
— Certainement, mais John...
— Eh bien, avec un peu de chance, il arrivera à
temps pour voir naître son petit-fils.

376

— Son...
Shane lâcha la roue du gouvernail, qui se mit à tourner vertigineusement. Le Forban, jusqu'alors incliné à
bâbord, se redressa au vent.
— Vous voulez dire...
— Bien sûr, mon amour. John Driscoll sera le premier Américain de votre lignée. Vous n'en êtes pas
fâché, je l'espère?
Shane redressa la barre. Le bras autour de la taille de
Claire, il contempla l'horizon. Par-delà les flots de
l'océan, la Caroline enchanteresse l'attendait. Mais elle
n'exerçait plus sur lui le même charme.
Son Amérique à lui, sa femme la portait en son sein.

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