Le Sublime Et Le Pittoresque

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Monsieur Francis D. Klingender

Le sublime et le pittoresque
In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 75, novembre 1988. Sur l’art. pp. 2-13.

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Klingender Francis D. Le sublime et le pittoresque. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 75, novembre 1988. Sur
l’art. pp. 2-13.
doi : 10.3406/arss.1988.2864
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1988_num_75_1_2864

Zusammenfassung
Pas Erhabene und das Pittoreske.
In diesem Abschnitt aus Francis D. Klingender Kunst und industrielle Revolution werden die
asthetischen Theorien des Erhabenen, des Pittoresken und des Romantischen in Beziehung gesetzt zu
den verschiedenen Vorstellungen und Darstellungen industrieller Tätigkeit im England des 18. und 19.
Jahrhunderts (anhand von technischen Zeichnungen, naiver Ausdruck lokalen technologischen Stolzes
wie Werken anerkannter Künstler). Der Bezug auf die Ästhetik des Pittoresken, von William Gilpin und
Uvedale Price formuliert, ermöglicht den Künstlern und deren Auftraggebern die Darstellung industrieller
Tätigkeit, allerdings unter Auslassung der fînsteren Aspekte : Maschinen und Bergwerke sind als
dekorative Elemente zulässig, wenn sie das Alter des Verfalls zum Vorschein bringen. Am Beispiel von
Coalbrookdale, Brennpunkt der industriellen Revolution und zentrale Inspirationsquelle der Künstler,
wird sichtbar, in welcher Weise die Theorien des Erhabenen von Edmund Burke in einer von
industriellen "Schrecken" heimgesuchten romantischen Naturvorstellung am Werk sind. Sichtbar wird
schließlich auch in den veränderten Vorstellungen industrieller Arbeit, die fortan auf dem harmonischen
Bündnis von Vergangenheit und Gegenwart, Natur und Technik basieren, die Vermittlung des
Erhabenen in die Romantik.
Résumé
Le sublime et le pittoresque.
Dans ce texte, extrait de L'Art et la révolution industrielle, Francis D. Klingender met en rapport les
théories esthétiques du sublime, du pittoresque et du romantisme avec les diverses représentations de
l'activité industrielle en Angleterre au 18e et au 19e siècles, qu'il s'agisse de dessins techniques,
d'expressions naïves de la fierté technologique locale ou d'oeuvres d'artistes confirmés. La référence à
l'esthétique du pittoresque, formulée par William Gilpin et Uvedale Price, permet aux artistes et à leurs
commanditaires de représenter l'activité industrielle en en évacuant ses aspects les plus sinistres, les
machines et les mines étant admises comme éléments de décor, à condition qu'elles présentent tous
les signes du délabrement. A travers l'exemple de Coalbrookdale, foyer de la révolution industrielle et
source majeure d'inspiration pour les artistes, on voit comment les théories du sublime d'Edmund Burke
sont à l'oeuvre dans la représentation d'une nature romantique envahie par les "horreurs" industrielles.
Enfin, la transmission du sublime au romantisme apparaît dans la transformation des représentations
du travail industriel, désormais axées sur l'alliance harmonieuse entre le passé et le présent, entre la
nature et la technique.
Abstract
The Sublime and the Picturesque.
In this extract from Art and the Industrial Revolution, Francis D. Klingender relates the aesthetic theories
of the sublime, the picturesque and Romanticism, to the various representations of industrial activity in
18th and 19th century England, including technological designs, naive expressions of local pride in
technology, and the works of confirmed artists. Reference to the aesthetic of the picturesque,
formulated by William Gilpin and Uvedale Price, enabled artists and their patrons to represent industrial
activity while divesting it of its most sinister aspects : machines and mines were allowed in as elements
of decor so long as they presented all the signs of age and dilapidation. Through the example of
Coalbrookdale, a centre of the industrial revolution and a major source of inspiration for artists, it can be
seen how Edmund Burke's theories of the sublime are at work in the depiction of a romantic nature
invaded by industrial "horrors". Finally, the transmission of the sublime to Romanticism can be seen in
the transformation of images of industrial labour, which now hinge on the harmonious alliance between
past and present, nature and technology.
Resumen
Lo sublime y lo pintoresco.
En este texto, extraído de El Artey la Revolucíon Industrial, Francis D. Klingender pone en relacíon las
teorias estéticas de lo sublime, lo pintoresco y el romanticismo con las diferentes representaciones de
la actividad industrial en Inglaterra en los siglos XVTII y XIX, que se trate de diseños técnicos, de
expresiones inocentes del orgullo tecnológico local o de obras de artistas confirmados. La referencia a

la estética de lo pintoresco, formulada por William Gilpin y Uvedale Price, permite a los artistas y a sus
comanditarios representar la actividad industrial desalojando sus aspectos más siniestros ; las
máquinas y las minas son admitidas como elementos de decoración, a condición que presenten todos
los signos de la antiguedad del deterioramiento. A través del ejemplo de Coalbrookdale, centro de la
revolución industrial y mayor fuente de inspiración para los artistas, se ve como las teorías de lo
sublime de Edmund Burke están actuando en la representación de una naturaleza romántica invadida
por los "horrores" industriales. En fin, la transmisión de lo sublime al romanticismo aparece en la
transformación de las representaciones del trabajo industrial, en lo sucesivo orientadas hacia la alianza
armoniosa entre el pasado y el presente, entre la naturaleza y la técnica.

Burke considère que le sublime
produit la plus forte émotion que
l'esprit soit capable de ressentir. Il est
associé à l'infiniment grand, aux
ténèbres et à l'obscurité. «Dans la
nature, les images sombres, confuses et
incertaines ont le pouvoir de produire
dans l'imagination des passions plus
grandes que les images claires et
distinctes». Le vide, la pénombre, la
solitude et le silence évoquent le
sublime, comme le font l'éclat éblouis
sant,l'alternance brutale de lumière et
d'ombre, le bruit de vastes cataractes,
d'orages déchaînés, celui du tonnerre
ou de l'artillerie, les saveurs amères et
les «puanteurs intolérables». Le poète
sublime
du sublime par excellence est Milton.
«Les passions qui sont de l'ordre
de l'auto-conservation, écrit ailleurs
Burke, excitent la douleur et le sen
timent
du danger ; elles sont simple
mentdouloureuses quand leurs causes
nous affectent immédiatement ; elles
et le
sont délectables quand nous avons une
idée de la douleur ou du danger sans
être réellement placés dans de telles
circonstances... Tout ce qui excite
cette délectation, je l'appelle sublime».
Burke considère que le sen
timent
de la beauté est inférieur à
celui du sublime. Il est éveillé par des
choses qui sont petites et douces,
présentant de la variété dans leurs
éléments qui, de toute façon, ne
doivent pas être anguleux, mais
doivent se fondre entre eux, des choses
délicates aux couleurs claires et vives
sans être soutenues ni éclatantes. La
l'artiste face à la scène. Les mines de beauté
identifiée à la tendresse de
charbon se trouvent placées dans des l'amour.estPlusieurs
parmi les œuvres
landes reculées et désolées. Les carrières évoquées dans cette
seraient
sont représentées comme des cavernes complètement rejetées étude
par Burke en
à flanc de montagne. Les moulins à dehors du cercle des idées
agréables.
eau semblent en équilibre précaire Tout au plus elles éveilleraient
«la
sur les rives escarpées de torrents première et la plus simple çmotion...
tumultueux. Les forges se découpent de l'esprit humain», à savoir la curiosité,
à travers le flamboiement du fer en «la plus superficielle de toutes les
fusion sur le ciel nocturne. Tous ces affection^» L'idée selon laquelle
évoquent parfois le sentiment
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et l'explication, ou la
menaçant d'une puissance proliférante l'illustration
clarté et la transparence, ont de plein
ou incontrôlable. Ils prennent un air droit
des attributs esthétiques serait
cyclopéen. Face à de telles manifestat incompréhensible
pour Burke et pour
ions
de l'industrie, quelques artistes
plupart de ses contemporains. En
tournèrent le dos à la scène contem la
du talent de persuasion de Burke,
poraine dans son ensemble et recher dépit
le
sublime
le beau, même accom
chèrent le confort d'un passé arcadien pagnés du etsentiment
inférieur de la
ou firent une sorte de retraite mélanc curiosité, ne pourraient
pas suffire
olique.
longtemps à rendre compte de
Ces deux attitudes divergentes bien
les aspects de l'expérience esthé
furent mises en valeur par les procla tous
tique.
donc pas surprenant que
mations esthétiques d'Edmund Burke Gilpin Iletn'est
Price aient trouvé nécessaire
(1727-1797) et de Sir Uvedale Price d'ajouter une
autre dimension esthéti
(1747-1829). Burke publia son Enquête que,
le
pittoresque,
fiance de l'artiste en son sens de la philosophique sur l'origine de nos du romantisme (3). thème annonciateur
découverte se reflète dans l'harmonie idées du beau et du pittoresque
Gilpin est imprécis et utilise le
claire et brillante de ses dessins. Dans en 1757. Une seconde édition aug mot «pittoresque» dans plusieurs cas
mentée
parut
en
1759
et
il
y
eut
la période du sublime et du pittoresque,
et avec des sens différents, qui dépas
l'intérêt se déplace de la découverte encore douze éditions avant la mort de sentde loin la portée de sa définition
vers la contemplation, et vers la Burke. \JEssai sur le pittoresque de élémentaire selon laquelle «de tels
description poétique des émotions de Price parut pour la première fois en objets... sont des sujets propres à la
1794 ; une édition augmentée fut
(4). Il est possible cependant
publiée en 1796. C'était un essai de peinture»
de
reconstituer
à partir de son œuvre
en forme précise des théories sur une vaste explication
de ce qu'il pensait.
1— Les citations de Burke sont tirées mise
le
pittoresque
promulguées
par
l'infa
de l'édition critique de J. T. Boulton, tigable artiste et voyageur qu'était le Si le beau de Burke est net et poli, le
A Philosophical Enquiry into... the révérend William Gilpin (1724-1804). pittoresque de Gilpin est rude et
Sublime, Londres, Routledge, 1958, Les récits de ses voyages dans diverses
Les références aux pages ont été omises. régions de la Grande-Bretagne, illustrés
Gilpin, voir C . P . Barbier,
2— Ws Gilpin, Trois essais sur le beau d'aquarelles de sa main, parurent à 3 —Sur William
Gilpin, Oxford, Oxford
pittoresque, Londres, 1792, traduction partir de 1781. Un certain nombre de William
française, Paris, Éditions du moniteur, volumes furent publiés après sa mort University Press, 1963.
par ses exécuteurs testamentaires.
1982, p, 15,
4— W. Gilpin, op. cit.,p, 13,
.

f rancis d. klingender

Le sublime et le pittoresque 3
sauvage. La symétrie, l'équilibre,
l'équerre doivent être évités. Il conseille
aux paysagistes de «transformer le
gazon en une pièce de terrain acc
identée,
de planter de rudes chênes à la
place d'arbustes d'agrément, de briser
la régularité des bords de l'allée, de lui
donner l'âpreté d'une grand-route, de
la marquer de traces de roues, de
disséminer quelques pierres et des
broussailles. En un mot, écrit-il, si vous
la rendez rude, vous la rendez aussi
pittoresque» (5).
L'introduction de personnages
dans un paysage exige certaines
précautions. «D'un point de vue moral,
écrit Gilpin, l'ouvrier industrieux a un
caractère plus plaisant que le paysan
qui flâne. Mais il en va tout autrement
sous un éclairage pittoresque. Les arts
de l'industrie sont rejetés. Et même le
désœuvrement... ajoute de la dignité à
un personnage. Ainsi il est permis
d'introduire le vacher paresseux qui
s'appuie sur son bâton ou le paysan qui
se prélasse sur un rocher dans les scènes
les plus grandioses comme sont permis
les personnages en drapés longs et
plissés, les bohémiens, les bandits et les
soldats, pourvu que ces derniers soient
toujours en uniformes soigneusement
dépenaillés» (6). Des rides de patriarche
5 -Ibid., p. 16/
6— W. Gilpin, Observations, relative
chiefly to Picturesque Beauty...
particularly the Mountains, and Lakes
of Cumberland, and Westmoreland,
1786, vol, 2,p. 44.

et une barbe folle sont préférables aux
tendres fossettes de la jeunesse. Au
coursier arabe, il substituerait «le
cheval de trait fourbu, la vache, la
chèvre ou l'âne» (7).
Selon Price, la scène pittoresque
doit exclure non seulement le champ
labouré et le travail agricole mais aussi
en général «tous les travaux de
l'homme». De toute façon, les «défor
mations» , qu'il définit comme quelque
chose qui ne se trouve pas à l'origine
dans le sujet représenté, comme le
flanc d'une douce colline verdoyante
défoncé par l'inondation, les carrières,
les gravie res et «de grands amas de
terreau ou de pierres», sont tran
sformées
en scènes pittoresques sous
l'influence émolliente du temps et du
climat (8). Comme éléments de décor,
Price admet non seulement les châteaux
et les palais mais aussi les taudis, les
chaumières, les moulins et les intérieurs
misérables de vieilles fermes et
d'étables. L'enchevêtrement complexe
des roues et des pièces mécaniques de
bois d'un moulin à eau, combiné avec
la mousse, les marques du climat et les
plantes qui poussent à travers les joints
des murs, tout cela donne au peintre
un édifice plein de charme, à condition
qu'il soit vieux et délabré (9).
De telles théories permettaient
à l'artiste et à ses commanditaires
7—W, Gilpin, Trois essais, op. cit.
8— Sir U. Price, An Essay on the
Picturesque, 1796, vol. 1, pp. 213-14.
9 -Ibid., pp. 66-67.

d'échapper aux aspects les plus sinistres
de l'industrie en feignant le délabre
ment.Les règles du pittoresque auto
risaient
l'intrusion de machines à
vapeur, de moulins à eau ou de mines
seulement si elles avaient un air de
décrépitude ou si elles paraissaient
anciennes ou en ruines, et donc
anodines. Par exemple, John Haskell,
artiste topographe (ce. 1789-1825) qui
manifestait un grand intérêt pour les
carrières, les fours à chaux et le travail
du charbon, pouvait justifier la fr
équence
de leur présence dans ses
peintures comme «difformités» pitto
resques au sens de Price ; il existe un
merveilleux exemple d'un carreau
de mine peint par Paul Sandby au
musée national du Pays de Galles de
Cardiff (ill. I).
Julius Caesar Ibbetson (17591817) (10), charmant artiste pittores
que
dont le style présente des affinités
avec celui de Thomas Rowlandson
(1756-1827), traite souvent des thèmes
industriels : par exemple Les entrepôts
de charbon à Landore, peint en 1792,
et appartenant aujourd'hui à la
collection Werner, qui montre un
chemin de fer primitif tracté par des
bœufs et Les forges de Cyfarthfa. En
1804, Stadler fit une aquarelle, d'après
une peinture de John Augustus
Atkinson (1775-cc. 1833), de l'arche
de Tanfïeld sur Beckley Burn. Construit
par Ralph Wood en 1725, avec une
travée de plus de cent pieds, c'était le
1 0— R. M, Clare, Julius Caesar Ibbetson,
1948, planche 46.

1. Paul Sandby, Carreau de mine, 1786 (?)'.

Illustration non autorisée à la diffusion

4 Francis D. Klingender

Illustration non autorisée à la diffusion

2. Peter le Cave, Fonderie de Gpscote, s.d.
plus grand viaduc ferroviaire du monde ;
il fut désaffecté en 1800, ce qui permit
à Atkinson de lui donner le statut de
monument classique. En dépit d'une
batterie de chaudières et d'une machine
de Watt, Peter le Cave (ce 1780-1810)
réussit à donner à la fonderie de
Goscote, près de Walsall, l'aspect du
délabrement médiéval (ill. 2).
«L'architecture gothique, dit
Price, est généralement considérée
comme plus pittoresque, bien que
moins belle, que l'architecture grecque
en vertu du principe selon lequel une
ruine est plus pittoresque qu'un édifice
neuf» (11). D'idées de ce genre naquit
le revival gothique, l'amour victorien
des ruines qui imprégna non seulement
les architectes et les paysagistes mais
aussi, à l'occasion, les ingénieurs.
Isambard Kingdom Brunei (18061859), qui conçut le Great Western
Railway, décida de ne pas terminer
une de ses bouches de tunnel, parce
que, dans son inachèvement, elle
ressemblait fort à un portail médiéval
en ruine. Pour accroître l'effet pitto
resque, il y fit grimper du lierre (12).
1 1 — U. Price, op. cit. , p . 63 ,
12-E. T. MacDermot, History of the
Great Western Railway, nouvelle éd,.
Londres, Ian Allen, 1964, vol. 1,
p . 56 ; J . C .Bourne, The Great Western

Railway, 1846, p. 54 et cliché «Tunnel
2 near Bristol». L'ouvrage de
C. Hussey, The Picturesque (1927), est
une étude magistrale sur le sujet.

Coalbrookdale et le sublime
La découverte conjointe de charbon et
de minerai de fer près de Coalbrookdale
dans le Shropshire fit de cette région
un foyer de développement de la révo
lution industrielle. C'est à cet endroit
qu'Abraham Darby résolut le problème
de la fusion du minerai en utilisant du
coke au lieu du charbon de bois. La
production de ses forges était achemi
néesur la Severn en péniche vers
Bristol et, de là, dans toute la GrandeBretagne et progressivement vers
l'Europe et le reste du monde.
Comme centre industriel, Coal
brookdale
exerçait aussi une attraction
presque irrésistible sur les artistes de
l'école anglaise de dessins de paysage
depuis ses débuts jusqu'à son apogée.
Cette situation était due au fait que
l'entreprise industrielle la plus moderne
et la plus impressionnante s'était
développée dans un paysage excep
tionnellement
romantique. Cela devint
le lieu exemplaire pour étudier les
nouvelles relations entre l'homme
et la nature créées par la grande
industrie.
Les premières vues de Coal
brookdale
publiées en 1758, un an
après la première édition de Burke,
étaient une paire de gravures au trait
de Francis Vivares (1709-1780) d'après
Thomas Smith de Derby (mort en
1767) et George Perry. Elles ont
pour titre : Une vue des travaux de
Coalbrookdale et de la campagne
avoisinante . Smith fut reconnu comme
un de»s premiers peintres de paysage

anglais (particulièrement pour le Peak,
le Yorkshire Dales et le Bristol Avon) ;
c'était le père du célèbre graveur John
Raphael Smith (1752-1812). Perry
était ingénieur.
Bien que dans la Vue des Hauts,
les usines qui sont au bas du vallon, à
l'endroit où il rejoint la Severn, soient
dans la pénombre, cela contribue
surtout à faire ressortir les bâtiments
et les jardins tracés au cordeau sur la
pente de la colline, éclairés par le soleil
à la manière topographique primitive.
La fumée qui s'élève des fours à coke
sur la rive du fleuve n'est pas encore
utilisée pour créer une atmosphère
d'obscurité sublime : elle a le même
aspect cotonneux que les bouquets
d'arbres sur la pente opposée. Le
Vallon, avec le chariot qui descend
une énorme pièce de fonte sur la route
sinueuse au premier plan, évoque une
véritable ruche humaine au cœur d'un
paysage souriant que les poètes de
l'époque aimaient à décrire en dist
iques héroïques. A ce moment,
Coalbrookdale semblait belle plutôt
que sublime.
Vers la fin du 18e siècle, le
mouvement des marchandises de
Coalbrookdale vers le Sud par la Severn
excédait les capacités d'un bac. Les
Darby décidèrent de construire un
pont à une seule travée en utilisant le
fer. Dessiné par Thomas Farnolls
Pritchard, un architecte de Shrewsbury,
et coulé aux forges de Madeley
d'Abraham Darby, il fut mis en service
en 1779 et devint rapidement une des
sept merveilles du monde. Une des vues

Le sublime et le pittoresque 5
les plus anciennes de ce pont semble
être une simple aquarelle sans préten
tion(ill. 3). Le pont enjambe symétr
iquement la surface du papier entre des
fortins maçonnés de chaque côté et
révèle une vue du fleuve avec, dans le
lointain, une péniche qui s'engage dans
une boucle. A voir le dessin précis et
rigoureux du pont en net contraste
avec le paysage de rivière, on pourrait
croire que l'artiste ait été un des
ingénieurs. De toute évidence, ce
dessin est à l'origine de la grossière
gravure sur bois du Cabinet des
estampes du British Museum ; celle-ci
fut imprimée par J. Edmunds de
Madeley avec une longue légende qui
commence ainsi : «Cette étonnante
structure fut coulée à Coalbrookdale
en l'an 1778 et érigée entre 1779 et
1780». La légende s'achève ainsi :
«Les paroisses de Madeley et de
Benthal sont les Atlas qui portent
l'énorme charge, un pied étant placé
dans la première, l'autre dans la
seconde ; ce pont y est maintenant
la preuve indiscutable de la compétence
de nos techniciens et de nos ouvriers».
L'aquarelle montre avec exactitude une
rosette ornementale en fer qui porte
un fleuron au centre de la travée. Dans
la gravure sur bois lui est substituée
une plaque imaginaire portant les
initiales entrelacées A. D. ; c'était sans
aucun doute un geste de flatterie
gratuite à l'égard d'Abraham Darby.
Le 4 juillet 1782, la Coal
brookdale
Company dédia à George III
une gravure au trait du pont par
William Ellis (1747-1810), d'après
Michael Angelo Rooker (1743-1801),
l'élève de Paul Sandby. Méticuleusement reproduit et brillamment éclairé,
le pont occupe toute la largeur du
dessin ; l'arche est exactement au
centre, laissant fugitivement entrevoir
les bâtiments industriels bien entre
tenus et des bateaux à mi-distance.
Des pentes boisées bordent le paysage
de chaque côté, comme les panneaux
des coulisses dans un décor du théâtre
Haymarket, dont Rooker était le
principal décorateur. Il s'agissait d'un
travail de commande, sans aucun doute
destiné à produire une impression
aussi favorable que possible et à
gommer les éléments les moins
attrayants de Coalbrookdale. De telles
intentions de propagande devaient
jouer un rôle croissant dans la relation
entre l'art et l'industrie.
Aussi tard qu'en 1823, Matthew
Dubourg (ce. 1786-1825) publia ce
qui était peut-être un autre travail
de commande, une aquatinte pour
la bibliothèque d'architecture de
J. Taylor, qui combinait une vue
romantique du pont avec des détails
reportés dans le style le plus pur du
dessin industriel. Dubourg était un
artiste payé à la tâche et un graveur
d'une grande habileté, qui semblait
capable de faire n'importe quoi. Il
exposa des miniatures à l'Académie
royale en 1786, 1797 et 1808 et grava
des paysages d'après le Lorrain.
Il illustra d'innombrables volumes
d'archéologie classique et d'architec
ture
gothique, mais trouva aussi le
temps de se consacrer à des travaux
qui avaient plus de rapports avec la
technique, ainsi l'aquatinte de l'emba
rquement au port Madoc en 1810, celle

du pont suspendu du Capitaine Sam
Brown près de Berwick-on-Tweed
(1823), des illustrations pour la
«description des ponts suspendus en
fer maintenant érigés sur le détroit de
Menai... et sur la rivière Conway»
(1824) de T. G. Cummings, et selon
Bénézit, une vue du quai en fer à
Brighton la même année.
En contraste avec les comptes
rendus délibérément artificiels d'ar
tistes comme Rooker et Dubourg,
l'impression réelle que Coalbrookdale
faisait sur le visiteur est bien résumée
dans une notation d'Arthur Young
pendant son voyage dans le Shropshire
de l'été 1776, 18 mois après la publica
tion
des gravures de Thomas Smith et
quatre ans avant la vue léchée et
aimable de Rooker. Le pont en fer
n'était pas encore construit et il dut
traverser la Severn en bac pour voir
«les fourneaux, les forges, avec leurs
vastes souffleries dont le grondement
rendait tout l'édifice horriblement
sublime». Il exprimait la dissonance
entre le paysage sylvestre et le paysage
industriel dans les termes de l'opposi
tion
burkéenne entre le beau et le
sublime : «Coalbrookdale lui-même est
un endroit très romantique, écrivait-il,
c'est un vallon qui serpente entre deux
imposantes collines aux ondulations
variées, dont les bois épais forment un
magnifique couvert ; le paysage est
vraiment trop beau pour être en
harmonie avec la variété d'horreurs
que l'art de l'homme a répandues en
contrebas : le bruit des forges, des
moulins à eau, leur vaste machinerie,
les flammes qui jaillissent des fourneaux
lorsque s'embrase le charbon, la fumée
des fours à chaux, tout cela est sublime,
et pourrait très bien s'unir avec les
rochers escarpés et dénudés comme
ceux de Saint Vincent à Bristol» (13).
Les sentiments de Young trou
vent une magnifique illustration dans
une série de six gravures au trait de la
Severn près de Madeley, réalisées
d'après des peintures à l'huile aujour
d'hui disparues de George Robertson
(1724-1788) (14), publiées par
Boydells le 1er février 1788. Ici, le
fleuve exprime réellement le climat
13— A. Young, Annals of Agriculture,
and other useful Arts, 1785, vol. 4,
pp. 166-168.

émotionnel de Burke et de Salvator
Rosa, dont Robertson a probablement
étudié le travail durant sa jeunesse,
quand il passa quelque temps en Italie
avec William Beckford de Somerley,
cousin de Beckford de Fonthill et,
comme lui, riche planteur des Antilles.
Après leur tour d'Italie, ils visitèrent la
Jamaïque vers 1770. Robertson y
peignit de nombreuses vues, dont six
furent gravées et publiées par les
Boydells en 1778. Il retourna en
Angleterre pour s'établir comme peint
rede paysage et professeur de dessin,
et s'associa au mouvement d'inventaire
des monuments médiévaux de GrandeBretagne. Son œuvre publié comprend
des vues de Londres et du château de
Windsor.
A Coalbrookdale, Robertson
fut aussi conscient que Young du con
traste entre la beauté romantique de
la vallée et «les horreurs subi "mes que
l'art avait répandues en contrebas».
A la différence de Rooker, il ne se
souciait pas de faire un compte rendu
pictural détaché du pont dans la pleine
lumière du jour. Au contraire, il semble
avoir divisé sa série de Coalbrookdale
en deux groupes de trois, l'un consacré
aux beautés, l'autre aux horreurs du
Vallon. La principale image du premier
groupe (ill. 4) dramatise le pont en
1 insérant dans le paysage avoisinant :
les «pentes imposantes et les bois épais
qui forment un magnifique couvert»
dominent. L'arche elle-même est
repoussée du centre de la compostion
vers la droite, dans l'axe du bastion
rocheux au-dessus et des cavaliers sur
la rive en contrebas, et est silhouettée
sur le feuillage. Seule, la construction
maçonnée de la butte gauche est
éclairée par le soleil. Avec le rocher
très lumineux au-dessus, la construction
grossière sur la rive droite, le fond
sombre, la rivière et les pentes ombrag
ées, l'ensemble révèle la beauté
romantique de l'endroit.
Pour montrer les horreurs du
Vallon, Robertson nous fait d'abord
descendre la rivière jusqu'à la célèbre
fonderie de canons de John Wilkinson
14— Sur G. Robertson, voir J. Moore,
Fresh Light on some Watercolour
Painters of the British School, Walpole
Society, 1917, vol. 5, pp. 54-59.

3. Le pont métallique de Coalbrookdale , vers 1779.

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6 Francis D. Klingender

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apocalyptique de l'industrie qui fera,
à partir de ce moment, de fréquentes
apparitions, dans des contextes
d'ailleurs souvent improbables. Cette
vision culmine avec les illustrations de
la Bible et du Paradis perdu de John
Martin, dans lesquelles il exprime
d'une manière déguisée les émotions
ressenties devant la scène industrielle
contemporaine. Les titres complets de
toutes ces séries et de leurs graveurs
sont les suivants :

James Fittler, 1758-1835
Une vue du pont de fer, prise de la
berge du fleuve Severn à Madeley près
de Coalbrookdale, dans le comté de
Salop.
Une vue de la colline de Lincoln, avec
le pont de fer au loin, prise de la berge
du fleuve Severn.
Francis Chesham, 1749-1806
4. George Robertson, Vue du pont métallique de Coalbrookdale , 1788.
Une vue du pont de fer à Coalbrookd
ale,
dans le Shropshire, prise du pied
de la colline Lincoln.
et l'alésoir à Broseley. Là, les pentes sol. Un levier cyclopéen dresse son Une vue de l'ouverture du puits de mine
autrefois verdoyantes sont pleines des bras puissant au centre du dessin, ce près de Broseley dans le Shropshire.
fumées qui s'élèvent des fourneaux et qui rend, par contraste, cette scène
de la salle des machines, masquant le infernale encore plus sublime. L'obser William Lowry, 1762-1824
ciel. La vallée résonne du grondement vateur devine un paysage serein à Une fonderie de canons et un alésoir
des vastes souffleries qui semblait si l'extérieur et une lune argentée, comme pris du côté de Madeley sur le fleuve
horriblement sublime à Arthur Young. dans les tableaux de Joseph Wright. Severn, dans le Shropshire.
Dans une vue d'une fonderie la nuit La troisième imaged' «horreur» montre Intérieur d'une fonderie à Broseley,
(ill. 5), quelques personnages, penchés l'ouverture d'un puits de mine de Shropshire.
sur leur travail, font apparaître le charbon, avec l'énorme roue tractée
lugubre atelier encore plus vaste qu'il par un cheval, à la lisière d'un bois
ne l'est. La scène est seulement éclairée dessiné dans le style romantique de Fittler et Chesham étaient des graveurs
dans le fond par l'éclat aveuglant du Rosa. Ces trois images et les gravures aux activités disparates et semblaient
métal en fusion qui est versé du four exécutées d'après elles sont les pre capables de faire n'importe quoi. Lowry
neau dans des sillons de sable sur le mières
représentations d'une vision était un homme plus distingué qui
5. George Robertson, Vue d'une fonderie à Broseley , 1788.

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Le sublime et le pittoresque 7
s'était spécialisé dans les sujets de
mécanique et d'architecture. Savant
autant qu'artiste, il inventa des intruments pour le dessin et joua un rôle
considérable dans l'invention de la
gravure sur acier et fut élu Fellow of
the Royal Society en 1812. Pendant
20 ans il se consacra à la préparation
de planches pour la Cyclopaedia de
Rees. Il contribua aussi au Dictionnaire
technologique universel de George
Crabb, au Magazine philosophique et
à d'autres publications du même
genre. Il grava des planches pour les
Plans de l'église de Batalha de James
Murphy et le Dictionnaire d'architec
ture
de Peter Nicholson.
Environ trois ans avant la
publication des gravures pour
Nicholson, l'ami d'Erasmus Darwin,
Anna Seward (1747-1809), «le cygne
de Lieh field», s'intéressa aussi à
Coalbrookdale dans un poème écrit
vers 1785 :

La macabre Wolverhampton qui rallume les feux qui couvent,
et Sheffield enveloppée de fumée, blême,
entre des hauteurs qui condensent les sombres volutes
en crachins noirâtres et incessants. Les collines avoisinantes
ouvrent leurs veines profondes et alimentent des flammes caverneuses,
tandis qu'à sa sœur du couchant, Ketley cède
le lourd métal qu'elle tire de son sein
désolé et livide. Pas de formes aériennes
sur la lande aride de Sheffield ou sur la bruyère de Ketley
pour tresser des couronnes de fleurs ou pour tenir
en souriant le sceptre de coquillages (16).
Réprimandant le génie du heu
pour s'être laissé corrompre par Plutus,
Anna Seward prend le parti des
nymphes et des naïades renvoyées de
Coalbrookdale par les cyclopes et se
lamente de la transformation des vallées
tempéennes en un Erèbe ténébreux.
Cependant, les machines et les forges
installées à Coalbrookdale suscitaient
aussi chez Anna Seward un sentiment
de grandeur et de puissance. Les ateliers

entreprises industrielles avaient aussi
leurs attraits. Par exemple, le pont en
fer sur la Wear à Sunderland, construit
en 1796, suscitait presque autant
d'attention que celui de Coalbrookdale.
Il existe une aquatinte en noir et blanc
de J. Raffield d'après Robert Clarke,
qui montre le pont en construction,
sous le titre : Vue est du pont en fer
sur la rivière Wear... avant que le
cintrage ne soit démonté. Le dessin de
Clarke, avec l'effet d'éclairage solaire
à l'ancienne et le souci méticuleux du
Scène de grâce superflue, floraison gaspillée ;
détail
qu'un artiste un peu plus au fait
O, Colebrook violée ! En une heure,
de
la
mode
aurait probablement évité
défavorable à la beauté et au chant,
en 1796, est une expression naïve de
le génie de tes ombrages, corrompu par Plutus,
l'orgueil local due à un dessinateur de
s'endort paisiblement, au milieu de tes allées herbeuses, de tes vallons boisés,
province, ou peut-être à un ingénieur.
de tes tertres et de tes sources bouillonnantes, de tes rochers, de tes ruisseaux !
Deux ans après, Clarke et Raffield
tandis que des hordes fuligineuses envahissent
dédièrent une estampe, complément
les scènes douces, romantiques, consacrées ;
aire
de la précédente, du pont achevé
repaire de la nymphe des bois qui, en des temps aujourd'hui évanouis,
à
la
Société
pour l'encouragement des
parcourait des bosquets non frayés,
arts,
des
produits
manufacturés et du
quand les naïades aux poignets de perle,
Dans cette illustration, la
tressant leurs nattes blondes, se reposaient sur ton flot cristallin, ombreux et doux. commerce.
maçonnerie éclairée par le soleil
contraste avec le ciel sombre, balayé
Maintenant nous voyons
par la tempête. Aussi tard qu'en
leur règne frais, parfumé et paisible,
1807, Robert Surtees (1779-1834) eut
usurpé par les cyclopes ; entends le brouhaha
l'idée d'inclure une version dramatisée
de leurs barges bondées ! entends le cri strident
du pont de Sunderland dans Histoire
de leurs lourdes machines qui emplit les vallons effarouchés.
et Antiquités... de Durham, autrement
On ne compte plus les foyers qui, sur toutes les collines
consacré au passé ; l'illustration fut
obscurcissent de leur épaisse fumée
gravée par George Cooke (1781-1834)
le soleil d'été ; des colonnes sulfureuses
d'après un dessin d'Edward Blore
recouvrent de linceuls la robe sylvestre
(1789-1879). Cooke publia plus tard
de tes fiers rochers, polluent tes brises
un volume de gravures de la construc
et souillent tes eaux claires comme le verre. Vois, en troupes,
tion
du nouveau pont de Londres.
les artificiers du crépuscule aux gorges d'airain
L'inauguration du nouveau
qui grouillent sur tes falaises et hurlent dans tes vallons,
pont de Sunderland inspira la product
escarpés et sauvages, mal faits pour ce genre d'invités (15).
ionde nombreux bols, cruches et
chopes commémoratifs, décorés au
d'une décalcomanie du pont.
Pour Anna Seward, les indust obscurs et les fourneaux fumants moyen
Cette
mode
semblait avoir
riesinstallées en bas de Coalbrookdale produisaient l'état que Burke louait commencé parplaisante
chope représentant
violaient manifestement la beauté dans la description de la mort de le pont en fer une
à Coalbrookdale d'un
pastorale. Pourtant une longue section Milton où «tout est sombre, incertain, côté et l'abbaye de Buildwas de l'autre.
de son poème, qui comprend aussi une confus, effroyable et sublime au plus Coalbrookdale et son pont apparais
description métrique du travail de haut degré». On pourrait croire que les saientaussi à l'occasion à travers de
la machine à vapeur, est consacrée fumées sulfureuses dont Anna Seward délicats dessins à la main sur de la
à une description enthousiaste de se plaignait contribuaient à la sublimité porcelaine, qui étaient peut-être dus
Birmingham, «la Londres grandissante de la scène. Burke n'énumère-t-il pas au talent de William Billingsley.
du royaume de Mercia», et le centre parmi les causes de cette émotion les L'habitude de célébrer d'importantes
florissant des sciences et de l'industrie. «amertumes excessives et les puant entreprises industrielles par l'émission
«Pendant que les villes voisines gâchent eurs intolérables» ? L'attitude d'Anna
de ce type subsista
le temps qui fuit sans se soucier de Seward est essentiellement ambival d'objets-souvenirs
à l'âge du chemin de fer et n'a d'ailleurs
l'art ni du savoir, ni du sourire de ente: c'est un mélange d'horreur et de pas
complètement disparu de nos jours.
chaque muse», Birmingham s'étend de joie. Sa représentation du développe
En plus des ponts de Coalbrookd
mois en mois. Les «haies, les fourrés, ment
industriel est essentiellement ale
et
Sunderland, d'autres grands
les arbres retournés, déracinés», sont différente de celle qui sera exprimée travaux desuscités
par la révolution des
changés en «édifices de mortier, en un demi-siècle plus tard par Charles transports inspirèrent
artistes de
longues rues, en places majestueuses». Dickens et Emile Zola, entre autres l'époque. L'aqueduc de les
Barton
(ill. 6),
Anna Seward se réjouit de cette écrivains.
qui
faisait
traverser
la
rivière
Irwell
au
expansion, mais se lamente du fait que
canal
de
Bridgewater,
inspira
de
nomBirmingham ne tire pas les ressources
de «ses entrepôts bruyants, massifs
et grisâtres» d'autres endroits que Images de l'industrie
15 -A. Seward, The Poetical Works,
des «vais sinueux du Coalbrook
W. Scott (éd.), Edimbourg, 1810,
sylvestre». D'autres villes ont été Bien que Coalbrookdale exerçât une Sir
vol.
2, pp. 3 14-3 15.
fascination
particulière
sur
tous
ceux
moins destructrices de beauté.
«Regardez, proclame-t-elle :
qui l'approchaient, d'autres grandes \6-Ibid., p. 218.

8 Francis D. Klingender

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6. L'aqueduc de Barton, 1794.
breux artistes et graveurs. Le grand
aqueduc de Marple qui permettait au
canal de Peak Forest de franchir la
Goyt dans le Cheshire, ouvert en 1794,
inspira une aquatinte gravée en 1803
par Francis Jukes (1746-1812), d'après
le dessin d'un artiste; de Liverpool,
Joseph Parry (1744-1826). Il montre
une embarcation de plaisance bondée
tirée par deux chevaux ; cela rappelle
qu'à cette époque il y avait sur les
canaux des lignes pour passagers régu
lières et rentables. L'aqueduc massif
de Telford à Chirk, près de Llangollen,
est un thème choisi par de nombreux
artistes, parmi lesquels Cotman. Une
de ses belles aquarelles, qui se trouve
au Victoria and Albert Museum,
montre à quel point son sens classique
du dessin fut stimulé par la simplicité
massive de ce grand travail d'ingé
nieur (17).
Parmi les activités industrielles,
les mines de cuivre du mont Parys sur
l'île d'Anglesey, ouvertes en 1768,
semblent avoir exercé un effet puissant
sur tous les artistes qui les visitèrent.
Un exemple caractéristique est l'aquar
ellepittoresque d'Ibbetson, faite à la
fin de 1778 ou au début de 1779, qui
se trouve maintenant au musée national
du Pays de Galles (ill. 7). François
Louis Thomas Francia (1772-1839) fit
une étude plus dramatique et plus
sublime de la même scène. Cette
dernière influença pleinement une
vue de la mine de Dannemora en
Suède, aquatinte de Joseph Constantine
Stadler (ce. 1780-1812) d'après un
dessin de Sir Robert Ker Porter
(1777-1842) pour les Esquisses de
voyage en Russie et en Suède de ce
dernier, publiées en 1809. Le caractère
non fortuit de cette ressemblance est
suggéré par le fait que Francia et Porter
avaient tous les deux appartenu à une
société de jeunes peintres, fondée en
1799 et connue sous le nomdesFreVei.
Francia en était le secrétaire, et parmi
17 -S. D. Kitson, The Life of John Sell
Cotman, Londres, Faber and Faber,
1939, p. 48.

Lithographie par George Sharf (17881860), un pionnier du procédé qui
devait se spécialiser dans des travaux
d'intérêt géologique, ce dessin présente
une vision dramatique d'un de ces
avant-postes du combat contre la
nature. Rendues dérisoires par la taille
des rochers, les machines et les activités
à ciel ouvert semblent en équilibre
précaire au-dessus de l'océan sous
lequel les galeries de mines se fraient
prudemment un chemin. W. Crane de
Chester ouvrit son Paysage pittoresque
du nord du Pays de Galles (1842)
par une lithographie dramatique des
grandes carrières d'ardoise de Penrhyn.
Les mines de charbon représen
tent
un autre aspect de la scène proto
industrielle
qui a fait constamment
l'objet d'illustrations. La vue de la
bouche d'un puits de mine avec une
machine tractée par un cheval pour
remonter le minerai par Paul Sandby a
déjà été mentionnée (ill. 1). Une grande
peinture à l'huile d'un artiste inconnu,

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7. Julius Caesar Ibbetson, Les mines de cuivre du mont Parys sur l'île d'Anglesea,
vers 1780-1790.
ses membres on comptait aussi Thomas qui se trouve maintenant à la galerie
Girtin (1775-1802). Les dessins Walker de Liverpool, illustre d'une
d'Ibbetson et de Francia pourraient manière saisissante le pompage de la
servir d'illustration à un passage de vapeur et l'entraînement de l'engre
Wordsworth extrait de «Promenade nageen haut d'un puits de mine de
charbon (ill. 9). Contrastant avec
du soir», composé £n 1787-1789 :
J'aime observer les convois qui dévalent les carrières
les paniers des coursiers nains, les hommes, les chariots ;
Voilà que toute la ruche s'affaire,
tandis que le vacarme retentit en écho !
Certains (entendez le cliquetis de leurs burins)
sont à la peine, petits pygmées dans le golfe profond ;
Certains, qu'on aperçoit menus entre les escarpements
Traversent de bout en bout le madrier sans voir ;
et les cailloux dans les hottes légères
résonnent (18)
Non moins dramatiques sont l'image de la ruche active que l'extrac
les représentations des mines d'étain et tion
à ciel ouvert de rétain ou du
de cuivre de Cornouailles ou celles des cuivre avait suggérée à Wordsworth,
carrières d'ardoise du nord du Pays de
Galles. Joseph Farrington (1747-1821)
publia une gravure des mines d'étain 18— W. Wordsworth, édition de
de Curlaze en 1813. I. Tonkin de Sélincourt, vol. l,pp, 16-18, nouvelle
Penzance dessina la mine de Bottalack, édition, Oxford, Oxford University
près de Saint-Just, en 1822 (ill. 8). Press, 1969.

Le sublime et le pittoresque 9

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8. I. Tonkin de Penzance, Vue de la mine de Bot tala ck en Cornouailles, 1822.
9. Carreau de mine, vers 1820.

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10 Francis D. Klingender
les nombreuses vues primitives des
mines de charbon évoquent souvent
une ambiance d'une obsédante sol
itude. Elles rappellent la description
des mines de charbon de Cannok
Chase, «situées en lisière d'une vieille
forêt, peuplée de cerfs nombreux»,
que Thomas Holcroft (1745-1809),
l'auteur dramatique radical, évoqua
quand il dicta ses souvenirs d'enfance
sur son lit de mort. Holcroft se remé
morait sa vie des années 1750 quand
il suivait son père, à l'âge de neuf ans,
sur les routes du Nord de l'Angleterre,
pour faire le négoce des tissus, des
boucles et des boutons, des cuillers
d'étain et des poteries : «VersLichfield,
sur la droite, se trouvent la lande et la
ville de Cannock ; attenant à la lande,
sur la gauche, il y avait des puits de
mine situés sur un sol argileux particu
lièrement lourd. Désireux de se servir
de ses ânes, mais ne souhaitant pas y
aller lui-même, mon père m'envoyait
souvent à ces puits de mine chercher
un âne chargé pour le conduire à
travers la lande jusqu'à Rugeley et
trouver un client pour mon charbon.
Le produit était si bon marché et si
proche que les profits étaient forc
ément faibles mais c'était déjà quelque
chose. Si le temps avait été beau, la
tâche n'aurait pas été aussi difficile
et mon étonnement aurait été moins
grand. Mais j'ai le souvenir précis des
ornières profondes, des bêtes, ânes
aussi bien que chevaux, incapables de
mouvoir leurs pattes dans l'argile ;
j'ai aussi le souvenir des chariots et
des fourgons qui s'y embourbaient
vite... Quand une âme secourable se
trouvait dans le voisinage, je pouvais
m'estimer heureux ; mais quand
j'étais contraint de courir de puits
en puits pour demander à l'homme
qui faisait tourner la roue de me

venir en aide, j'avais peu de chance
d'être entendu. Je n'obtenais souvent
pour réponse qu'un juron hargneux
et qu'un refus ; jusqu'à ce qu'un
événement imprévu m'apportât un
soulagement, mon âne, qui gémissait
de souffrance, était obligé de rester sur
place. L'exemple le plus remarquable
de ce genre d'infortune mérite peut-être
d'être narré. Un jour mon âne était
passé sans encombre à travers les
ornières et les routes défoncées et avait
commencé de gravir une colline que
nous devions franchir pour atteindre
Rugeley. Le vent était très violent ; en
bas, je ne me serais jamais douté de sa
force. Mon appréhension commença à
augmenter dans la montée. Quand
nous arrivâmes au sommet, le vent
soufflait en rafales trop fortes pour
que l'animal pût résister : il tomba.
De ma vie je n'avais été aussi déses
péré» (19).
Un peintre d'origine alsacienne,
qui s'était installé en Angleterre en
177 1 , devait exercer une large influence
sur la génération montante des artistes
de la fin du siècle. C'était Philip James
de Loutherbourg (1740-1812) (20).
Né à Strasbourg, il était le fils d'un
peintre de miniatures qui avait émigré
à Paris quand il était encore enfant.
Son premier professeur fut Francesco
Casanova (1727-1802), dont les scènes
de bataille, les scènes de chasse, les
marines et les paysages furent très
admirés en France. Au début,
Loutherbourg suivit le style et les
thèmes de son maître, s'inspirant
parfois de la manière de Nicholas
Berchem (1620-1683). Il devint raem19- Memoirs of the late Thomas
Holcroft, 18 16, vol. 1, pp. 46-50.

10. Usines métallurgiques, Coalbrookdale , 1805, d'après de Loutherbourg.

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bre de l'Académie de Paris et peintre
à la Cour trois ans avant de venir
s'installer à Londres en 1771, muni
d'une lettre de recommandation pour
Garrick. Entre 1773 et 1785, il ne se
contenta pas de dessiner des décors de
théâtre pour Garrick et Richard
Brinsley Sheridan mais contribua aussi
puissamment à l'essor de l'art du dessin
de décor et des machineries de scène.
Son premier travail pour la scène
attesté est la reconstitution d'un palais
en flammes dans Un conte de Noël de
Garrick, qui fut représenté à Drury
Lane juste après noël 1773. Par la suite
il se rendit célèbre pour ses effets
ingénieux suggérant le feu, le soleil,
le clair de lune et les éruptions volcani
ques.Il apparaît comme le premier à
avoir introduit le paysage en rideau,
en janvier 1779, pour Les merveilles
du Derbyshire, à partir d'esquisses
d'après nature. Il fut aussi le premier à
utiliser des cintres et autres mécanismes
de scène pour créer une perspective
artificielle. Il introduisit aussi le
«pittoresque du son» — le tonnerre, le
canon, le clapotis heurté des vagues,
le crépitement de la grêle et de la pluie
et les sifflements du vent. Ses dessins
pour le Critique de Sheridan, repré
senté pour la première fois le 9 octobre
1779, suscitèrent des éloges unanimes,
particulièrement pour la présentation
élaborée de la destruction de l'Armada
à la fin de la pièce. «La scène se change
en mer» , note l'indication de scène de
Sheridan, «les flottes s'engagent, la
musique joue Britons strike home, la
flotte espagnole est détruite par des
navires-incendiaires, etc., la flotte
anglaise avance, la musique joue Rule
Britannia. La procession de toutes les
rivières anglaises avec leurs affluents et
leurs emblèmes, etc., commence avec
Water Music de Haendel» (21). La
dernière production de Loutherbourg
à Drury Lane fut «Ornai, ou la reinemère des îles Sandwich» de O'Keefe,
un spectacle musical présenté le 20
décembre 1785, dont l'action se situait
dans le Pacifique Sud et culminait
avec l'apothéose du Capitaine Cook.
Loutherbourg se fonda sur une série
de dessins faits par John Webber
pendant le dernier voyage du Capitaine
Cook.
20— Sur Loutherbourg, voir W, T.
Whitley, Artists and their Friends in
England 1700-1797, 1928 ; W, J.
Lawrence, Philippe Jacques de
Loutherbourg, The Magazine of Art,
1895, pp. 172-177. Sur l'œuvre
scénique, voir : D. MacMülan, Drury
Lane Calendar 1747-1776, Oxford,
AClarendon
History Press,
of English
1938 Drama,
; A. Nicoll,
16601900, Cambridge, Cambridge University
Press,
G.
Southern
1 96 2-1
W. 961952-1959,
Stone,
5 , Illinois
p art IV,
Thepassim
vol.
University
London
3,. passim
Stage,
Press,;
21 -R. Crompton Rhodes (éd.), The
Plays and Poems of Richard Brinsley
Sheridan, Londres, Blackwell, 1928,
vol, 2, p. 240, Dans le corps de la
pièce, Sheridan affirme que le pouvoir
miraculeux de Loutherbourg est uni
versel ement
reconnu , voir p . 2 1 1 .

Le sublime et le pittoresque 11
Le même sens du mouvement,
du groupement dramatique, et de
l'atmosphère émotionnelle atteinte par
Loutherbourg sur les scènes de théâtre
se retrouve aussi dans les tableaux qu'il
peignit à cette époque, qui furent très
souvent reproduits en aquatinte. Son
succès, attesté par son élection comme
membre associé de la Royal Academy
en 1780 puis membre de la Royal
Academy l'année suivante, n'a rien
de surprenant. Il avait acquis une
maîtrise de la présentation dramatique
lors de sa formation baroque sur le
continent, tout à fait à l'opposé de la
sérénité classique de l'école paysagiste
anglaise encore dominante ; cette
maîtrise était exactement ce qui
correspondait aux attentes de la
génération montante d'artistes à la
recherche d'un style d'expression
plus dynamique et plus émotionnel.
Loutherbourg pouvait passer avec
aisance du sublime au pittoresque
et il semble avoir été sensible aux
influences qui avaient conduit Gilpin
à adopter le principe du «jour idéal»
que Milton avait utilisé dans VAllegro
et // penseroso pour étudier la couleur
aux différents moments de la journée.
L'effet de Gilpin sur le dévelop
pement de la peinture romantique
peut à peine être exagéré ; il développa
ses idées dans plusieurs passages de
son poème Sur la pein ture de paysage ,
publié en 1792. En voici un exemple :

effet l'extension, sous une forme de Chelsea à Poplar, avec au-delà les
dramatique, des vues stéréosco piques collines de Hampstead, Highgate et
pour enfants au divertissement pour Harrow. Au deuxième plan, le port de
adultes. «En ajoutant progressivement Londres était plein de bateaux. «Le
le mouvement pour préciser la ressem tout était découpé dans du cartonblance», écrivait-il en faisant la publi pâte». Pour reconstituer l'aspect d'une
cité du spectacle qu'il avait appelé lande au premier plan, on avait utilisé
VEidophusikon, il espérait qu'on des petits morceaux de liège pour
pourrait monter de manière très vivante rendre l'impression pittoresque d'une
et suggestive «les scènes captivantes sablière, couverte de petites mousses
que la Nature inépuisable présente à et de lichens ; l'effet était captivant et
notre regard à divers moments et dans l'illusion presque parfaite. Au lever de
diverses parties du globe» (24). rideau, la scène était enveloppée d'une
Plusieurs années plus tard, en 1823, lueur mystérieuse, caractéristique du
YEidophusikon fut décrit avec force moment qui précède le lever du jour ;
détails par l'enthousiaste Ephraim l'effet était si réussi que le spectateur
Hardcastle, pseudonyme du portrait pouvait humer en imagination le
isteW. H. Pyne (25). Selon Pyne, souffle tendre de l'aurore. Une faible
«le peintre avait une telle maîtrise des lumière apparaissait à l'horizon ; la
effets et du dispositif scientifique que scène prenait alors une teinte gris
les scènes représentées donnaient l'ill vaporeux ; on voyait miroiter une
usion d'être réelles, de sorte que l'espace couleur safran, pareille aux variétés de
paraissait avoir une profondeur de jaune qui teintent les nuages cotonneux
plusieurs miles...». Les scènes étaient qui moutonnent dans la brume matin
éclairées du dessus par de puissantes ale. Le tableau s'éclairait par degrés,
«Argands», des lampes à huile à mèche le soleil apparaissait, dorant le sommet
annulaire et à cheminée de verre d'un des arbres et les saillies des édifices,
type toujours familier. Loutherbourg donnant de l'éclat aux girouettes des
les avait trouvées en Europe continent coupoles. Toute la scène s'illuminait
ale,
car elles n'étaient pas connues de l'éclat splendide d'une belle journée.
en Angleterre, jusqu'au moment où Suivaient alors les scènes : midi,
Boulton et Watt les utilisèrent trois ans crépuscule, coucher de soleil et clair
plus tard en 1784. Il monta des plaques de lune, représentant divers endroits
de verre coloré sur la face des lampes. romantiques de la Méditerranée et
En manipulant ces verres, seuls ou en séparées par des interludes durant
combinaison, il était capable de pro- lesquels madame Arne chantait des
airs de Michael Arne, de Jean -Chrétien
Bach et du docteur Burney. Le spectac
Examine ensuite d'un œil attentif la voûte
le
s'achevait sur «la scène finale, un
éthérée : remarque la forme et la couleur
orage sur la mer avec naufrage». Lors
des nuages flottants ; vois-les, renfermant
des saisons suivantes, on y ajouta des
le changement perpétuel depuis la tendre couleur du matin
scènes pastorales anglaises, les chutes
jusqu'au dernier rayon du soir enflammé,
du Niagara, le relief de Gibraltar et,
varier la scène au-dessus d'eux
chose qui a plus d'importance pour le
par des ombres aussi changeantes que leurs formes.
développement futur du romantisme,
Observe aussi les rayons du soleil
«Satan déployant ses troupes sur la
trempés par la rosée du matin
rive du lac Fiery avec l'érection du
jeter sous chaque partie saillante
palais du Pandemonium». Dans ce
une ombre forte, tandis qu'éclairées par les reflets
tableau, des légions de démons se
des rayons à peine tempérés d'un midi étouffant,
lèvent à l'injonction de leur maître
les ombres du soir tombent d'une manière moins opaque (22).
tandis qu'un volcan entre en éruption
au milieu du tonnerre et des éclairs.
En fait Gilpin anticipait la duire des effets de «sublimité réjouis
Finalement, Loutherbourg ven
théorie romantique de la couleur que sante» ou d'horreur. Huit ans plus dit YEidophusikon
qui brûla au début
Baudelaire devait exprimer plus tard tard, dans les Amours des plantes, du siècle suivant. Il trouva un prolon
magnifiquement, dans la troisième Erasmus Darwin suggéra que les gement dans un divertissement plus
section de son essai sur le Salon de Argands fussent utilisées pour produire populaire, le Panorama. Ce fut un des
1846, dans les Curiosités esthétiques : une «musique lumineuse» en animant ancêtres directs du cinéma (26). Que
«Cette grande symphonie du jour, qui à l'aide des touches d'un clavecin des ce
fût dans YEidophusikon ou dans ses
est l'éternelle variation de la symphonie verres colorés contre une source lumi peintures,
le sens de l'effet dramatique
d'hier, cette succession de mélodies, neuse.
Loutherbourg donna vie et
à Loutherbourg n'était pas
où la variété sort toujours de l'infini, mouvement à ses scènes par toutes propre
à l'expression du sublime dans
cet hymne compliqué s'appelle la sortes d'effets mécaniques et optiques, limité
la
nature,
mais s'étendait aussi au
couleur» (23).
y compris par des nuages peints de traitement des êtres humains et de
C'est cette symphonie que couleurs semi-translucides sur des leurs travaux. Ses paysages sont des
Loutherbourg avait déjà essayé de bandes de toile montées sur des cadres scènes de genre avec des fonds
reproduire dès 1781 dans l'exposition et actionnées lentement de haut en paysages : l'atmosphère de l'ensemble
d'images en mouvement avec effet de bas et en diagonale avec un éclairage est généralement déterminée par
son, une idée sur laquelle il avait arrière.
quelque forme d'activité humaine.
La première représentation de Ainsi l'attrait dramatique des nouvelles
travaillé pendant 20 ans. C'était en
YEidophusikon eut lieu le 26 février industries exerça sur le peintre une
1781 avec une scène intitulée «Aurora fascination particulière. Ses sujets
les effets de l'aube, avec une vue de publiés relatifs à l'industrie incluent
22— W. Gilpin, Trois essais, Poème sur ou
Londres
depuis Greenwich Park». une Vue d'une mine de plomb dans
la peinture de paysage, op. cit., p, 90, Toute la ville
de Londres apparaissait, le Cumberland (1787) et La mine
Sur Gilpin, voir Nature, representing
d'ardoise (1800). line pouvait manquer
the Effect for a Morning, a Noontide,
and an evening Sun, 1810 ; J,H. Clark,
Practical Illustration of Gilpin's Day, 24 -Cité par W. T, Whitley, op. cit.,
1824.
vol. 2, p. 352.
26— Olive Cook étudie Loutherbourg
23—C. Baudelaire, Oeuvres complètes, 25 -E. Hardcastle (ie, W. H. Pyne), comme précurseur du cinéma dans
Paris, Gautier-Le Dan tec, 1918-1943, Wine and Walnuts, 1823, chap. 2, Movement in Two Dimensions,
pp. 281-304,
Curiosités esthétiques, vol. 5, p, 87,
Londres, Hutchins on, 1963, pp. 28-31 ,

12 Francis D. Klingender

Illustration non autorisée à la diffusion

Le terme «romantique» est
souvent utilisé par les historiens de la
littérature ou de l'art pour identifier
quelque qualité particulière. Pourtant,
toutes les tentatives de définition
univoque ont échoué, car ce terme
recouvre de multiples expressions d'une
époque aux réalisations très variées.
D'après la thèse de Christopher Hussey
selon laquelle le romantisme apparaît
«quand un art se détourne de la raison
au profit de l'imagination..., le mouve
mentromantique apparaît comme un
éveil de la sensation... Ainsi, l'inter
règne pittoresque entre l'art classique
et l'art romantique fut nécessaire pour
rendre l'imagination capable de cons
tituer l'habitude de sentir à travers le
regard» (27). Dans ce sens, on peut
dire que la peinture romantique dérive
d'une redéfinition du pittoresque
élaborée par Richard Payne Knight
(1750-1824) en 1805. Il soutenait que
le terme devait envelopper l'idée «du
mélange et de la fusion des objets entre
eux dans une atmosphère de légèreté

Le sublime et le pittoresque 13
dans toute son étendue» (29), le
contour des cheminées et des fourneaux
semble suspendu en l'air, en silhouette
sur la lumière chauffée à blanc du
métal en fusion. Une mince volute de
fumée brunâtre s'élève à travers le bleu
pâle des nuages bas, et le jaune orangé
éclatant du lever de soleil. Les bât
iments
d'usine eux-mêmes sont des
taches sombres au-dessus des eaux
mortes d'un réservoir de fourneau qui
reflète faiblement la lumière du
fourneau et celle du soleil. A droite,
on distingue des personnages qui vont
vers la fabrique, et les deux groupes
d'arbres de chaque côté sont un écho
affaibli de la tradition théâtrale
baroque. Dans ces deux dessins,
Cotman parvient, sans qu'on y trouve
vraiment la trace de l'artifice de
Loutherbourg, à évoquer l'émotion
suscitée par la scène. Finalement,
Joseph M. W. Turner (1775-1851) (30)
fit une peinture d'un four à chaux à
Coalbrookdale. Le contraste entre
le dessin de Turner et celui de
Loutherbourg est frappant. Les deux
dessins sont violemment éclairés ; tous
deux montrent le fleuve et une route
29 -S. D.Kits on, op. cit., p. 41.
30— Sur Turner, voir J. Lindsay,
J. M. W. Turner - a Critical Biography ,
Londres, Cory, Adams & MacKay,
1966.

avec des hommes et des chevaux. Mais
dans le dessin de Loutherbourg tout
est en mouvement : le cheval à l'effort,
l'homme qui le mène, et la fumée qui
tournoie sont pris dans le motif en
spirale de sa composition. Dans la
peinture de Turner règne au contraire
une paix profonde. C'est la nuit ;
éclairés par la lumière des fours, les
chevaux sont au repos. Les fours
eux-mêmes sont dissimulés par un
remblai sombre en plan moyen,
mais leur présence est trahie par le
rougeoiement qui se reflète sur le
feuillage des arbres derrière eux.
Mais la représentation de la
révolution industrielle comme une
alliance bénéfique du passé et du
présent, de contemplation idyllique et
de réussite industrielle, trouve peutêtre sa meilleure illustration dans une
aquarelle de Newcastle on Tyne par
Turner (ill. 12) qui se trouve main
tenant au British Museum (legs Turner).
L'attitude de Turner par rapport aux
paysages industriels dans des images
de ce genre est définie dans un passage
du journal de Ford Madox Brown
(5 juillet 1856) ; il écrivait à propos
de sa visite au site de la ferme de
Cromwell à Saint- Y ves : «Le fleuve,
avec le vieux pont pittoresque... se
combine avec l'église et une grande
cheminée d'usine, pour former une
scène pareille à celles que Turner a
souvent peintes, pour sa propre

satisfaction et celle des autres, en
mêlant l'ancienne et la nouvelle
Angleterre» (3 1). A cet égard, l'attitude
de Turner comme celle des impressionn
istes
français, qui partageaient cette
vision, était opposée à la conception
de l'art qui prévalait dans l'Angleterre
victorienne. «M. Camille Pissarro, qui a
de très ardents admirateurs, écrivait
P. G. Hamerton dans le Portfolio en
1891, m'est pourtant très étranger...
Il me semble qu'il admet des lignes
et des masses qu'un goût plus strict
altérerait ou éviterait, et qu'il inclut
des objets qu'un artiste plus scrupuleux
rejetterait... et qu'il présente si peu
d'objections à l'intrusion d'objets
hideux que, dans une des ses peintures,
le clocher d'une cathédrale dans le
lointain est presque oblitéré par une
haute cheminée d'où sort de la fumée,
alors que d'autres cheminées sont
proches de la cathédrale, comme
dans une photographie. Par ce souci
de précision inutile, M. Pissarro
perd un des grands avantages de la
peinture» (32).
31 -F. Madox Hueffer, Ford Madox
Brown, 1896, pp, 127-128.
3 2 —Cité par J . Rewald, Camille Pissarro.
Letters to his Son, Londres, Kegan
Paul, 1944, p. 151.

12. Joseph M. W. Turner, Newcastle on Tyne, 1823.

Illustration non autorisée à la diffusion

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