SAlem Marx-Materialisme Antique

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Jean Salem Marx et l’atomisme ancien : la Dissertation de 1841
« S’il est vrai qu’aujourd’hui les conclusions de Marx ne pourraient guère être acceptées dans le détail, sa thèse est d’un très réel intérêt pour qui étudie l’épicurisme... et quiconque étudie l’épicurisme, à la lire, en retirera quelques idées fort éclairantes » 1 : ce jugement de Cyril Bailey, formulé voici soixante ans, conserve à notre sens justesse et actualité. Puissions-nous lui ajouter du crédit, en tâchant de restituer le plan général de l’ouvrage, puis en y étudiant par après deux thèmes particuliers qui sont la théorie des météores et celle de la déclinaison atomique. *** Dédicace et Avant-propos La Dissertation de doctorat de Karl Marx, qui fut adressée le 6 avril 1841 à Carl Friedrich Bachmann, doyen de la faculté de philosophie de l’université de Iéna 2 et qui valut à son auteur de goûter les honneurs universitaires 3, se divise en deux grandes parties : I. « Différence, au point de vue général, de la la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure » ; II. « Différence, considérée dans le détail, de la la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure ». Après une dédicace à son futur beau-père Ludwig von Westphalen, vivante confirmation, selon Marx, « de ce que l’idéalisme n’est pas une fiction, mais une vérité » 4, l’auteur en vient à invoquer comme en exergue cette superbe parole d’Épicure : « l’impie n’est pas celui qui rejette les dieux de la foule, mais celui qui attache aux dieux les opinions de la foule » 5. Un peu imprudemment selon Bauer 6, il se risque même, vers la fin de l’« Avant-propos”, à déclarer que

1. BAILEY (C.), « Karl Marx on Greek atomis »”, Classical Quarterly, XXII, 1928, 205 sq. (cit. : p. 206). 2. Cf. MARX (K.) et ENGELS (F.), Correspondance, Paris, Éd. Sociales, 1971, t. I, p. 225. 3. Le candidat fut jugé « remarquablement digne » du titre de docteur en philosophie, le 15 avril 1841. — Maximilien Rubel fait observer que Marx avait choisi pour obtenir la reconnaissance universitaire « une ville située hors de la Prusse », « une faculté de philosophie réputée pour son esprit libéral » ; cf. MARX (K.), Œuvres (éd. établie, prés. et annotée par M. Rubel), Paris, Gallimard / Bibl. de la Pléiade, 1982, vol. III, p. 5. 4. MARX (K.), Dissertation, p. 206. 5. ÉPICURE, Lettre à Ménécée, § 123 [ce qui correspond, comme on sait, à : DIOGÈNE LAËRCE, Vies, l. X, § 123] ; trad. Conche, in ÉPICURE, Lettres et maximes, Éd. de Mégare, Villers-sur-Mer, 1977 ; rééd. P. U. F., 1987, p. 219. 6. « Ce vers d’Eschyle [cf. note suivante], écrit B. Bauer à K. Marx dans une lettre datée du 12 avril 1841, tu ne dois à aucun prix le placer dans ta thèse de doctorat et tu devrais en général t’abstenir d’y placer quoi que ce soit qui va au-delà de l’exposé philosophique. A quoi bon crâner en ce moment-ci, alors que tu ne sais même pas encore comment tu pourras te caser, à quoi bon jeter aux imbéciles une pâture qui les fera hurler et leur fournira même des armes pour t’écarter pendant longtemps de toute chaire ? [...] Plus tard, une fois installé dans une chaire et lorsque tu te seras présenté avec un exposé philosophique, tu pourras dire tout ce que tu voudras et dans la forme que tu voudras » (cité par M. Rubel in MARX (K.), Œuvres, Pléiade, vol. III, p. 1501). — On sait quels furent les déboires de Feurbach, « rejeté par l’Université pour avoir voulu intervenir dans le débat religieux de son époque » : c’est l’athéisme explicite de ses Todesgedanken (1830) qui lui avait valu une véritable mort civile, alors même qu’il avait pris la précaution de publier cet

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« la philosophie [...] fait sienne la profe=ssion de foi de Prométhée : « άπῷ λόγῷ τοὺς πάηταϛ ὲχθαίρω θεούς 1 ».

Première partie (Chap. I, 1) Au premier examen, écrit Marx, la philosophie grecque semble s’être malencontreusement achevée en un « dénouement essoufflé » 2, en un « finale incohérent »3 : épicuriens, stoïciens, sceptiques paraissent constituer « un appendice presque incongru, qui n’entretiendrait aucun rapport avec ses puissantes prémisses » 4. La philosophie épicurienne particulièrement, serait un agrégat syncrétiste de physique démocritéenne et de morale cyrénaïque » 5. Or Marx, outre qu’il veut faire valoir « l’importance historique de ces systèmes » déclare vouloir faire ressortir ici « leur connexion avec la philosophie grecque antérieure » 6. Des Sept Sages à Socrate lui-même, tout conspire à forger cette figure hellénistisque du sage – que les systèmes cités ci-dessus considèrent finalement comme la « réalité effective de la vraie science » 7. (Chap. I, 2) « C’est un préjugé qui s’est implanté d’identifier les physiques de Démocrite et d’Épicure jusqu’à ne voir dans les modifications apportées par Épicure que des initiatives arbitraires » 8. « En physique, où il est le plus prétentieux, Épicure, écrit Cicéron, est un parfait barbare. La majeure partie appartient à Démocrite ; là où il s’écarte de lui, là où il veut l’améliorer, il le gâte et l’altère » 9. Tous – Cicéron, Plutarque, Leibniz – s’accordent sur ce point : « Épicure a emprunté sa physique à Démocrite » 10. (Chap. I, 3) Étrange énigme, s’écrie Marx ! « Deux philosophes enseignent absolument la même science, d’une manière tout à fait semblable, mais – quelle inconséquence ! – ils sont diamétralement opposés pour tout ce qui concerne la vérité, la certitude, l’application de cette science, le rapport de la pensée et de la réalité en général » 11. Tout l’effort de la Dissertation va tendre désormais à démontrer qu’Épicure et Démocrite « s’opposent diamétralement » 12. — Les

ouvrage sans qu’aucun nom d’auteur y figurât ; cf. ARVON (H.), Ludwig Feuerbach ou la transformation du sacré, Paris, P. U.F., 1957, p. 2-4 et 12. 1. ESCHYLE, Prométhée enchaîné, vers 975 : « A parler franc, je hais tous les dieux » (in Théâtre complet, trad. É. Chambry, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, p. 123). 2. MARX (K.), Dissertation [I, 3], op. cit., p. 217. 3. Ibid. [I, 1], p. 217, n. 1. 4. MARX (K.), Dissertation [I, 3], op. cit., p. 217. — On doit se rappeler ici que, selon Hegel (Leçons sur l’histoire de la philosophie [trad. P. Garniron], Paris, Vrin, 1975, t. IV, p. 638), le stoïcisme et l’épicurisme ont respectivement « pris la place des philosophies cynique et cyrénaïque ; [...] en d’autres termes ils ont adopté le principe du cynisme et du cyrénaïsme, mais en donnant à ce principe la forme de la pensée scientifique à un plus haut degré ». 5. MARX (K.), Dissertation [I, 3], op. cit., p. 217 ; cf. ibid. [I, 2], p. 221 : « Posidonius le stoïcien, Nicolas et Sotion reprochent à Épicure d’avoir donné comme sienne la théorie de Démocrite sur les atomes et celles d’Aristippe sur le plaisir ». — Sur les points de contact et les divergences existant entre Épicure et les philosophes de Cyrène, cf. HEGEL (G. W. F.), Leçons sur l’histoire de la philosophie, op. cit., t. IV, p. 723. 6. MARX (K.), Dissertation [I, 1], p. 218. 7. Ibid. [I, 1], p. 219. 8. Ibid. [I, 1], p. 220. 9. CICÉRON, De finibus, I, VI, 21. 10. MARX (K.), Dissertation [I, 2], p. 222. 11. Ibid. [I, 3], p. 223. 12. MARX (K.), Dissertation [I, 3], op. cit., p. 223. — Cf. ibid., p. 233 : « Nous voyons donc les deux hommes s’opposer pas à pas. ».

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idées de Démocrite – qui a affirmé à la fois que “le phénomène est le vrai” et que “le vrai nous est caché” – seraient « contradictoires » en elles-mêmes 1. Épicure, à l’inverse, fait du monde sensible un « phénomène objectif » : le sage, dit-il, a un comportement dogmatique et non sceptique 2. En second lieu, l’Abdéritain représente « l’inquiétude (die Unruhe) de l’observation qui expérimente, apprend partout et erre de par le monde » ; Épicure « méprise l’empirie » 3. Démocrite, enfin, « ramène tout à la nécessité » 4, alors qu’Épicure fait du hasard le père de toutes choses.

Deuxième partie (Chap. II, 1) Le premier chapitre de la Partie II porte sur le singulier mouvement de déclinaison qu’Épicure a censément prêté aux atomes. Cicéron, comme plus tard Pierre Bayle, y ont vu un assez pitoyable moyen par lequel le philosophe du Jardin a tâché de « se soustraire à la nécessité » 5, de fonder la liberté. Mais ils y ont vu également une explication des rencontres atomiques : ce qui signale, aux yeux de Marx, qu’ils n’ont eu de ce clinamen qu’une compréhension « extérieure et incohérente ». Car les deux motifs invoqués se suppriment l’un l’autre 6, puisque les atomes se rencontrent, selon Épicure, sans la déclinaison 7. — Il faut plutôt « consi-dérer la déclinaison en elle-même » 8 et comprendre que cette négation de l’être-là, c’est-à-dire de la chute en ligne droite constitue non seulement la lex atomi 9, mais « traverse [...] toute la philosophie d’Épicure » 10. (Chap. II, 2) Dans le chapitre suivant que Marx intitule “Les qualités de l’atome”, il passe en revue les trois propriétés qu’Épicure prêtait aux éléments primordiaux : grandeur (megethos), figure (skhéma) et pesanteur (baros). Il affirme assez paradoxalement que si Démocrite « ne signale pas la pesanteur comme une propriété essentielle des atomes »11, c’est que « cette propriété va pour lui de soi, car tout ce qui est corporel est pesant » 12 ; au lieu que, chez Épicure, seuls les agglomérats d’atomes seraient doués de pesanteur, mais non pas les atomes eux-mêmes 13.

1. Ibid., p. 223. — Cf. ibid., p. 224 : « Démocrite n’échappe donc pas à l’antinomie ». 2. Ibid. [I, 3], p. 224 ; cf.DIOGÈNE LAËRCE, X, 121 [= frag. 562 Usener]. — Selon P. Fenves, il faudrait purement et simplement lire l’opposition marxienne Démocrite / Épicure comme celle de Kant et d’un “proto-Hegel” ; cf. FENVES (P.), “Marx’s Doctoral Thesis on Two Greek Atomists and the Post-kantian Interpretations”, Journal of the History of Ideas, XLVII, 1986, p. 433-452 (en partic. : p. 434 sq.). 3. MARX (K.), Dissertation [I, 3], op. cit., p. 233. 4. Ibid. [I, 3], p. 228 : Marx s’appuie sur un passage du De generatione animalium, V, VIII, 789 b, c’est-àdire sur ce qui est pour nous le frag. Diels A 66 ; cf. Les Présocratiques (éd. établie par J.-P. Dumont, D. Delattre et J.-L. Poirier), Paris, Gallimard / Bibl. de la Pléiade, 1988, p. 782. 5. Ibid. [II, 1], p. 240 (= cit. de CICÉRON, De nat. deorum, I, XXV, 69). 6. Ibid. [II, 1], p. 241. 7. Ibid. [II, 1], p. 241. 8. MARX (K.), Dissertation [II, 1], op. cit., p. 241. 9. Ibid. [II, 1], p. 247. 10. Ibid. [II, 1], p. 243. 11. Marx cite notamment : ARISTOTE, Métaphysique, 985 b 4 sq. ; cf. Dissertation [II, 2], op. cit., p. 253254. 12. MARX (K.), Dissertation [I, 3], op. cit., p. 254. 13. Ibid. [II, 2], p. 257.

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(Chap. II, 3) L’auteur de la Dissertation revient ensuite sur une étonnante distinction opérée par Schaubach entre les atomes comme principes (cf. Lettre à Hérodote, § 41 : atomoi arkhai, et les atomes comme éléments (cf. Lettre à Pythoclès, § 86 : atoma stoïkheia). Les premiers, connaissables par l’entendement, ne rempliraient aucun espace ; seuls les seconds, « nés des premiers », seraient pourvus de pesanteur, figure et grandeur. S’il nie tout à la fois que « les atomes originels » soient dépourvus de ces trois qualités 1 et qu’il existe « deux espèces fixes et différentes d’atomes » 2, Marx reprend tout de même partiellement cette distinction à son compte et écrit : « l’atome n’a pour Démocrite que la signification d’un stoïkheion, d’un substrat matériel » 3. Au lieu qu’en distinguant entre l’atome comme arkhè (en tant que « base du phénomène ») et « l’atome qui, comme stoïkheion, existe dans le vide », Épicure arrache la « singularité abstraite » au cercle étroit de l’être-là, dans lequel elle est « ravalée, à l’état de base matérielle » 4, de brique élémentaire s’agrégeant avec d’autres briques pour former des corps composés. (Chap. II, 4) « Selon Démocrite, le temps n’a aucune importance et aucune nécessité pour son système » 5. Il est plaisant que cette remarque légèrement dédaigneuse soit confortée par une allusion très rapide aux témoignages d’Aristote et de Simplicius déplorant que ce soit « lui-même, le temps », qui doive fournir chez Démocrite « la preuve que tout n’a pas nécessairement une origine, un moment du commencement » 6 : car ce qui fait défaut, aux yeux d’Aristote, dans cette irritante manière démocritéenne, dans cette thèse selon laquelle ce qui n’a jamais commencé n’a nul besoin d’être fondé, c’est l’explication téléologique, c’est la recherche... des causes finales. Et sur ce point, comme sur tant d’autres, la grandeur du divin Épicure consiste, à notre sens, en ce qu’il a fidèlement suivi Démocrite 7. Mais selon Marx, le philosophe du Jardin, parce qu’il a défini le temps comme « accident de l’accident » 8 y a bien vu la « pure forme du monde phénoménal » 9. Alors que la composition (die Zusammensetzung) des atomes exprime leur matérialité spatiale, le temps signifie le « retour à l’être pour soi » (c’est-à-dire à la sensibilité consciente) de tout être-là déterminé 10. Ainsi « la temporalité des choses et leur apparition aux sens sont posées dans ces choses elles-mêmes comme une seule et même chose. Car, du fait même que les corps apparaissent aux sens, ils périssent. Comme, en effet, les eidola se séparent continuellement des corps, et s’écoulent dans les sens », écrit Marx non sans

1. Ibid. [II, 3], p. 261. 2. Ibid. [II, 3], p. 262. 3. Ibid. [II, 3], p. 263. 4. MARX (K.), Dissertation [II, 3], op. cit., p. 264 et 265. 5. MARX (K.), Dissertation [II, 4], op. cit., p. 267. 6. Ibid. [II, 4], p. 267. 7. Épicure écrit, après avoir fait état des chocs que subissent les atomes au cours de leurs déplacements dans le vide infini et traité de la vibration que ceux-ci conservent dans les corps composés : « il n’y a pas de commencement à ces mouvements » (Hér., § 44 ; cf. dans le même sens : LUCRÈCE, De la nature, V, 188, qui parle des « innombrables éléments des corps, heurtés de mille manières et de toute éternité (ex infinito iam tempore) par des chocs extérieurs » (Les Belles Lettres, t. II, p. 57). — Cela rejoint parfaitement ce que l’on nous dit de Leucippe et de Démocrite : « ils disent que le mouvement est éternel » ; ARISTOTE, Métaphysique, VI, 1071 b 3l [= Diels 67 A 18]). 8. MARX (K.), Dissertation [II, 4], op. cit., p. 268. 9. Ibid. [II, 4], p. 268. 10. Ibid. [II, 4], p. 268.

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solliciter quelque peu les textes, « ils [sc. les simulacres] ne reviennent pas de la séparation, se dissolvent et périssent » 1. (Chap. II, 5) « En ce qui concerne les météores, il faut croire que chez eux le mouvement, la position, l’éclipse, le lever et le coucher, et les phénomènes apparentés ne proviennent pas de ce qu’un seul gouverne, ordonne ou a ordonné, qui possèderait à la fois toute béatitude et toute indestructibilité », écrit Marx qui traduit ici le grec d’Épicure 2. Aristote, ajoute-t-il, avait reproché aux Anciens d’avoir cru que le ciel, pour se soutenir, avait besoin d’Atlas ; Épicure, quant à lui, blâme ceux qui croient que l’homme doit s’en remettre au ciel : « et Atlas lui-même, sur qui le ciel s’appuie, il le trouve dans la sottise et la superstition humaine » 3. La béatitude dépendra, par conséquent, de la connaissance des météores. Or, Épicure lui-même, remarque Marx avec une extrême perspicacité, « distingue la méthode qui est employée dans la théorie des météores de celle du reste de la physique » 4 : aux mailles serrées du dogmatisme que requiert la démonstration des principes fondamentaux du système, fait place ici ce qu’il appelle « l’explication par la possibilité abstraite » (die Erklärung nach abstrakter Möglichkeit) 5, c’est-à-dire la théorie des explications multiples. Dans les corps célestes, la contradiction de la forme et de la matière (qu’illustrait, dans l’atome, l’opposition de la déviation et de la chute) est éteinte (ausgelöscht). Partant, la conscience de soi abstraitement-singulière attribue « toute l’angoisse et le trouble des hommes » à cette matière « réconciliée avec la forme », à cette « nature devenue autonome » et tend à anéantir (vernichten) sa réalité effective 6. Ainsi l’atomistique épicurienne s’achève-t-elle en une « science naturelle de la conscience de soi » 7. C’est en ce sens que la philosophie du Jardin échappe au cercle étroit de la « réflexion empirique » dans lequel Démocrite demeure à jamais confiné 8 ; et c’est également en ce sens qu’Épicure mérite d’avoir été célébré par Lucrèce comme le plus sublime des Aufklärer de la Grèce 9. Comme on le voit, la Dissertation du jeune Marx ne constitue pas seulement une étude d’histoire des idées : elle énonce également « un jugement de valeur sur des attitudes d’esprit » 10. Or nous voudrions précisément illustrer l’évidente « préférence de cette thèse de doctorat pour la philosophie d’Épicure » 11 en

1. MARX (K.), Dissertation [II, 4], op. cit., p. 271. — N. B. : Marx ne dit pas un mot de l’antanaplèrôsis (ou “processus de “remplissage compasatoire”) dont Épicure a fait état au § 48 de sa Lettre à Hérodote. 2. Ibid. [II, 5], p. 276 (= citation d’ÉPICURE, Lettre à Hérodote, § 76). 3. Cf. le passage du chant III (De la nature, III, vers 978-1023) dans lequel Lucrèce se livre à l’exégèse allégorique des mythes infernaux et déclare (non sans avoir identifié préalablement Tantale à la vaine crainte des dieux, Tityos à la passion amoureuse, Sisyphe à l’insatiable ambition, etc.) : « enfin c’est ici-bas que la vie des sots devient un véritable enfer » (III, 1023). 4. MARX (K.), Dissertation [II, 5], op. cit., p. 279. 5. Ibid. [II, 5], p. 282. 6. Ibid. [II, 5], p. 281-282. — Cf. HEGEL (G. W. F.), La Science de la logique [1817], trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1970, p. 230-232 (notam. : II C, § 92 et 96). 7. MARX (K.), Dissertation [II, 5], op. cit., p. 284. 8. Cf. MARX (K.), Dissertation [II, 5], op. cit., p. 273. 9. Marx cite explicitement, en manière de péroraison (cf. ibid., p. 283-284) les vers 62-69 et 78-79 du chant I du poème de Lucrèce : « Alors qu’aux yeux de tous l’humanité traînait sur terre une vie abjecte... ». 10. DE ABREU FREIRE (A.), “Critique et idéologie dans les œuvres de jeunesse de Marx”, Revue philosophique de Louvain, LXIV, fév. 1966, p. 34-95 (cit. : p. 35). 11. Ibid., p. 37. — Même remarque chez M. DAL PRA, “Il conflitto di autocoscienza e dialettica nella tesi di Dottorato di Marx”, Rivista Critica di Storia della Filosofia, XIX, 1964, p. 271-294 (cf. p. 275, où l’auteur fait

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revenant sur deux points que Marx a lui-même privilégiés entre tous : d’une part, la météorologie (chap. I, 3 et surtout : II, 5) et d’autre part, la théorie de la déclinaison (chap. II, 1). Ainsi serons-nous mieux à même de pénétrer l’esprit de cette œuvre dont on vient de retracer les contours, – œuvre insaisissable et propre à déconcerter l’historien, puisqu’elle ressemble par bien des aspects à l’impossible objet que Jarry, dit-on, exhibait sur sa cheminée, c’est-à-dire au crâne de Voltaire enfant.

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état de la struttura dialettica dell’atomo che, a giudizio di Marx, caratteriza la dottrina di Epicuro e la rende nettamente superiore a quella di Democrito).

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I. LES MÉTÉORES
1. Non sans confirmer sa tendance à la « radicalisation de la différence » 1 qui sépare les deux philosophes, Marx oppose, dans une page élégante et profonde, la silhouette morale, le style d’Épicure et celui de l’Abdéritain. a) Il reproche à Démocrite, tout d’abord, ce qu’il est convenu d’appeler son “scepticisme”, ou plutôt son “inconséquence”. Si l’on en croit le rapport de Sextus 2, Démocrite aurait en effet déclaré dans ses Canons, qu’« il existe deux connaissances, l’une due aux sens, l’autre à l’intellect ; à celle due à l’intellect, il donne le qualificatif de légitime, en lui accordant crédit pour juger de la vérité ; à celle due aux sens, il donne le nom de bâtarde en lui ôtant l’infaillibilité dans le discernement du vrai » 3. Démocrite « abolit les phénomènes qui concernent les sens, écrit encore Sextus Empiricus, et pense qu’aucun phénomène n’apparaît conformément à la vérité » 4. Mais le même Démocrite aurait enseigné d’après Aristote que « ce qui est vrai, c’est le phénomène » 5. Aussi Marx a-t-il beau jeu de gloser sur ce qui est pour nous, depuis Diels, le célèbre fragment B 9, lequel provient, comme on l’a dit, de l’ouvrage de Sextus Contre les mathématiciens : « Démocrite, quant à lui, abolit les phénomènes qui concernent les sens, et pense qu’aucun phénomène n’apparaît conformément à la vérité, mais seulement conformément à l’opinion, ce qu’il y a de vrai dans les substances consistant dans la réalité des atomes et du vide : Convention que le doux, dit-il en effet, convention que l’amer, convention que le chaud, convention que le froid, convention que la couleur ; et en réalité : les atomes et le vide » 6. Diogène Laërce, enfin, après avoir rapporté des propos du même genre, nous apprend que Démocrite avait déclaré par surcroît qu’« en réalité nous ne savons rien, car la vérité est au fond du puits ! » 7 . Il y a une donc vérité qui réside dans les atomes et le vide, et les phénomènes semblent ne mériter qu’un crédit très restreint : au point qu’une certaine tradition, certes contestée par Plutarque 8, voudrait que Démocrite se fût crevé les yeux à la fin de sa vie, afin que la vision des yeux n’opposât point d’obstacle à sa pénétration d’esprit 9. Cette « sorte de dédain pour les yeux » (nous reprenons une expression dont use Ismaïl Kadaré 10), n’exprime-t-il pas crûment ce

1. Expression empruntée à : GABAUDE (J.-M.), Le jeune Marx et le matérialisme antique, Toulouse, Privat, 1970, p. 84. 2. “La causalité chez Démocrite et son image doxographique” : c’est là l’objet d’une thèse de doctorat à laquelle travaille actuellement M. Pierre-Marie Morel, sous la direction de M. Jacques Brunschwig. 3. DÉMOCRITE, frag. 68 B 11 [= SEXTUS EMPIRICUS, Contre les mathématiciens, VII, 138] ; in Les Présocratiques, op. cit., p. 846-847. 4. DÉMOCRITE, frag. 68 B 9 [= SEXTUS EMPIRICUS, Contre les mathématiciens, VII, 138] ; ibid., p. 845. 5. DÉMOCRITE, frag. 68 A 101 [= ARISTOTE, Traité de l’âme, II, 404 a 27 sq.]. — Cf. également : 68 A 112 [= ARISTOTE, Métaphysique, D, 5, 1009 b 7], et surtout le témoignage 67 A 9, lequel provient du traité De la génération et de la corruption, I, I, 315 b 6 et a été classé par Diels dans la section consacrée à Leucippe : « Démocrite et Leucippe [...] estimaient que le vrai est dans les phénomènes » (cf. Les Présocratiques, op. cit., respectivement : p. 797, 801 et 735). 6. DÉMOCRITE, frag. 68 B 9 [= SEXT. EMPIR., Adv. math., VII, 135] ; in Les Présocratiques, p. 845-846. 7. DÉMOCRITE, frag. 68 B 117 [= DIOGÈNE LAËRCE, Vies, IX, 72] ; ibid., p. 874. — Cf. également ibid., p. 774 et 876 : 68 A 49 et B 125. 8. DÉMOCRITE, frag. A 27 [= PLUTARQUE, De la curiosité, 12, 521 D] ; in Les Présocratiques, op. cit., p. 760. 9. DÉMOCRITE, frag. A 22 [= CICÉRON, Tusculanes, V, XXXIX, 114] ; ibid., p. 758-759. 10. Évoquant la cécité dont était affecté Homère, I. KADARÉ feint de se demander, dans son roman Le Dossier H (Paris, Arthème Fayard, 1989, p. 126-127), si « la cécité ou tout au moins l’affaiblissement de la vue

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“désespoir épistémologique” que certains ont voulu déceler – non sans parfois l’exagérer – dans la pensée de Démocrite ? — C’est dans cette ligne herméneutique que s’inscrit indéniablement le jeune Marx 1. Par trois fois, dans sa Dissertation, il parle des « hypothèses » (Hypothesen) de Démocrite 2 – en déplorant que celui-ci, à la différence d’Épicure – n’ait pas considéré qu’il est indispensable pour le sage d’être dogmatique au sujet des questions principales. b) En outre, Démocrite « se jette dans les bras du savoir positif. [...] Il est versé en physique, en éthique, en mathématique, dans les disciplines encyclopédiques, dans tous les arts » 3. Le catalogue de ses ouvrages (qu’avait édités un certain Thrasylle, qui fut par ailleurs astrologue de l’empereur Tibère) témoigne de ce qu’aucun sujet d’étude ne lui fut étranger : des titres relatifs à la physique et l’éthique (Grand système du monde, Petit système du monde, Des choses de l’Hadès, etc.) y côtoient en effet des mentions d’ouvrages intitulés : Géométrie, Géographie, De la poésie, Du chant, Du régime (ou Diététique), De l’agriculture, Combat en armes, etc. 4. « Il n’est rien dont il ne traite », déclarait déjà Cicéron 5 ; et sa curiosité, au dire de Philodème, ne le cédait en rien à celle des archivistes 6. C’est le fait de l’érudition de « s’étendre en largeur, d’amasser et de faire des recherches au-dehors », commente Marx 7. Aussi Démocrite, sans cesse en quête de nouvelles observations empiriques, fut-il affecté, pour reprendre un mot que Louis Forestier a appliqué à Maupassant, d’une véritable dromomanie : « c’est moi, se vante Démocrite, qui de tous mes contemporains ai traversé la plus grande partie de la Terre et exploré les contrées les plus lointaines. J’ai vu la plupart des pays et des climats, entendu la plupart des hommes savants. Personne ne m’a surpassé dans la composition raisonnée des figures, pas même ceux que les Égyptiens appellent les Arpédonaptes » 8, autrement dit les arpenteurs. Marx cite en bonne place ce passage et conclut que c’est proprement le goût du savoir (Wissenslust), de ce savoir par essence insatisfaisant, qui – nécessairement – empêcha Démocrite de jamais trouver le repos. Épicure, à l’inverse, « méprise les sciences positives » 9. Il se vante d’être autodidacte 10 et accable de ses sarcasmes celui qu’on dit être son maître 1. Il est

des rhapsodes » ne sont pas, somme toute, « nécessaires pour faciliter une mémorisation aussi fidèle que possible de leur répertoire ». « Ne dit-on pas, écrit le même auteur, que Démocrite s’aveugla volontairement parce que ses yeux l’empêchaient de s’abîmer dans ses réflexions ? ». — N. B. : Ce rapprochement avec Homère se trouve déjà chez Cicéron (Tusc., V, XXXIX, 114 : « On dit qu’Homère, lui aussi, était aveugle »), à la fin du passage évoqué ci-dessus (cf. note précédente). 1. Renouvier écrira, à quelques temps de là, que « la doctrine de Démocrite était une espèce de fantasmatisme assez analogue à celui que certaines écoles modernes ont obtenu par le mélange de l’idéalisme et du sensualisme » (Manuel de philosophie ancienne, t. I, livre III, art. 6, § 8, Paris, Paulin, 1844, p. 252). — Sur l’influence du Manuel de philosophie moderne de Renouvier [1842] dans les pages consacrées par la Sainte Famille à l’histoire du matérialisme français, cf. BLOCH (O.), “Marx, Renouvier et l’histoire du matérialisme”, La Pensée, n° 191, fév. 1977, p. 3-42. 2. Cf. MARX (K.), Dissertation, op. cit., II, 2 : p. 252 et 257, ainsi que II, 5 : p. 284. 3. MARX (K.), Dissertation [I, 3], op. cit., p. 226. 4. DÉMOCRITE, frag. 68 A 33 [= DIOGÈNE LAËRCE, IX, 45-49] ; in Les Présocratiques, op. cit., p. 762-764. 5. CICÉRON, Premiers académiques, II, XXIII, 73. 6. DÉMOCRITE, frag. 68 B 144 [= PHILODÈME, De la musique, IV, 31, éd. Kemke, p. 108, 29] ; in Les Présocratiques, op. cit., p. 880. 7. MARX (K.), Dissertation [I, 3], op. cit., p. 226. 8. Marx renvoie à : EUSÈBE, X, 472. — Cf. le frag. Diels 68 B 299. 9. MARX (K.), Dissertation [I, 3], op. cit., p. 227. — En ce sens, on peut admettre avec Mme Francine Markovits, que le philosophe du Jardin « oppose à l’encyclopédisme l’équivalence des hypothèses » (Marx dans le Jardin d’Épicure, Paris, Éd. de Minuit, 1974, p. 61). 10. MARX (K.), Dissertation [I, 3], op. cit., p. 227.

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même taxé d’ignorance. « Tandis que Démocrite est poussé à se rendre dans toutes les contrées du monde, Épicure quitte à peine deux ou trois fois son jardin d’Athènes pour se rendre en Ionie, non pour entreprendre des recherches, mais pour rendre visite à des amis » 2. c) « Différence dans les jugements théoriques de Démocrite et d’Épicure » 3, « disparité de l’énergie et de la pratique scientifique des deux hommes » 4 : Marx achève d’enfoncer le coin entre les deux penseurs en soulignant enfin – troisième opposition – qu’ils adoptent des « directions opposées » 5 relativement à la question du hasard et de la nécessité. La nécessité serait pour Démocrite « le destin, la justice, la providence et le principe d’ordre propre au monde » 6, au point que le hasard démocritéen n’est jamais qu’un autre nom pour l’irréfragable anankè 7. Épicure, lui, se rit du destin 8 et « nie le jugement disjonctif » 9, c’est-àdire conteste, à l’instar d’Aristote, qu’une proposition singulière portant sur les futurs puisse être dès à présent affectée d’aucune valeur de vérité (sc. puisse d’ores et déjà être déclarée vraie ou fausse) 10. Ainsi verrions-nous « les deux hommes s’opposer pas à pas » 11 : comme le « sceptique » au « dogmatique ; comme l’insatiable encyclopédiste au sage délibérément sédentaire ; comme le nécessitariste à celui qui ne voit partout que hasard. 2. C’est qu’à proprement parler, Démocrite n’est pas philosophe – au sens où l’entend le jeune Marx ! « Les vues astronomiques de Démocrite, écrit-il,

1. Épicure traitait ce Nausiphane de “mollusque” (√≥|Õ¥›µ) ; cf. SEXT. EMP., Adv. math., I, 3 [= Us. 114]). — Sans doute faut-il entendre, dans cette curieuse injure, quelque dénonciation d’inconsistance théorique : cf. dans le même sens, Pablo Neruda dénonçant la « philosophie creuse et sans squelettes » (J’avoue que j’ai vécu, Paris, Gallimard, 1975, p. 425) ; cf. également : Descartes écrivant à Beeckman (sept.-oct. 1630) qu’il n’a jamais reçu de lui qu’une instruction comparable à celle que les naturalistes retirent de l’étude « des fourmis et des vermisseaux » (Œuvres philosophiques, Paris, Garnier, 1963, t. I, p. 271). — Notons que Marx lui-même, dans une immense note qu’on imprime parfois en annexe à la première partie de la Dissertation, traite à son tour de « mollusques » (Schleimtierchen : cf. éd. Ponnier, p. 237 ; éd. Rubel, p. 87) ceux des jeunes hégeliens qui veulent débusquer chez Hegel telle ou telle « accomodation », c’est-à-dire qui veulent suspecter la « conscience particulière » du Maître. On mesurera la distance qui sépare notre texte des Manuscrits économico-philosophiques de 1844, en se rappelant que ce dernier ouvrage affirme précisément le contraire ; Marx écrira alors que la justification par Hegel du statu quo allemand ne tient nullement à une inconséquence, mais à ce mélange d’empirisme banal et de spéculation abstraite qui lui permet d’absolutiser les contradictions : « il ne peut plus être question de concessions (Akkomodation) faites par Hegel à la religion, à l’État, etc., car ce mensonge est le mensonge de son principe même » (Manuscrits, Paris, Éd. Sociales, 1972, p. 141). — Cf. à ce propos : AGAZZI (E.), “La formazione della metodologia di Marx. Dalla dissertazione di laurea ai ‘Manoscriti’ del 1844”, Rivista storica del socialismo, VII, mai-août 1964 (= fasc. n° 22), p. 271-309. 2. MARX (K.), Dissertation [I, 3], op. cit., p. 228. 3. Ibid. [I, 3], p. 225 et 228. 4. Ibid. [I, 3], p. 225. 5. Ibid. [I, 3], p. 228. 6. MARX (K.), Dissertation [I, 3], op. cit., p. 228. — Nous préférons suivre M. Jean-Paul Dumont (Les Présocratiques, op. cit., p. 245) pour la traduction de ce qui constitue pour nous le frag. Diels 28 A 32 [= AÉTIUS, I, XXV, 3]. 7. Cf. MARX (K.), Dissertation [I, 3], op. cit., p. 230. 8. Cf. ÉPICURE, Lettre à Ménécée, § 133. 9. MARX (K.), Dissertation [I, 3], op. cit., p. 230. 10. Cf. ÉPICURE, ap. CICÉRON, De Fato, XVI, 37 et passim, ainsi qu’ARISTOTE, De l’Interprétation, chap. 9, 18 a 28 sq. 11. MARX (K.), Dissertation [I, 3], op. cit., p. 233.

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peuvent paraître pénétrantes si on tient compte de l’époque. Mais elles sont d’un faible intérêt philosophique. Car elles ne sortent pas du domaine de la réflexion empirique. Elles ne possèdent aucun lien interne, bien déterminé, avec la théorie des atomes » (Weder verlassen sie den Kreis empirischer Reflexion, noch stehen sie in bestimmterem innern Zusammenhang mit der Atomenlehre) 1. Démocrite ne fut pas un philosophe, mais se montra « l’un des plus grands Physiciens de l’histoire », « un typique “savant” au sens moderne du terme... » : plus près de nous, c’est le même jugement sans appel que formule Alexandre Kojève 2. « En revanche, poursuit Marx, la théorie épicurienne des corps célestes et des mouvements qui s’y rattachent, autrement dit la théorie des météores, s’oppose non seulement aux conceptions de Démocrite, mais aussi à celles de toute la philosophie grecque » 3. Car « l’adoration des corps célestes est un culte célébré par tous les philosophes grecs » 4. — Et Marx écrit un peu plus loin : « La conscience de soi grecque [...] est le système solaire spirituel (das geistige Sonnensystem). Les philosophes grecs adoraient donc, dans les corps célestes, leur propre esprit » 5. En ceci Épicure s’opposerait « à la conception de tout le peuple grec » 6. —On ne manquera pas de relever ici une confirmation de l’affection toute particulière qui fut celle du jeune Marx pour les métaphores dérivées du célèbre développement de Kant touchant la “révolution copernicienne” 7. — Épicure rompt avec la tradition grecque en annonçant que les actes que l’on commet lorsqu’on sacrifie aux divinités de la foule (ou aux dieux des théologies astrales 8) sont inspirés par la faiblesse, par la crainte et par le besoin : et croire faussement que la périodicité des mouvements sidéraux présuppose quelque plan préalable, un agent organisateur ou ordonnateur 9, c’est attenter à la majesté du divin et susciter une « contradiction » qui produira « le trouble le plus grand dans les âmes » 10.

1. Ibid. [II, 5], p. 273. 2. KOJÈVE (A.), Essai d’une histoire raisonnée de la philosophie païenne, Paris, Gallimard, 1968, t. I, p. 298299. 3. MARX (K.), Dissertation [II, 5] ; nous faisons ici appel à la traduction qu’a donnée M. Rubel (Pléiade, vol. III, p. 55), J. Ponnier ayant notamment oublié de traduire l’adjectif astronomische au début du présent passage (cf. sa traduction, loc. cit., p. 273). 4. MARX (K.), Dissertation, II, 5 ; trad. M. Rubel [Pléiade], vol. III, p. 55. 5. MARX (K.), Dissertation [II, 5], trad. Ponnier, op. cit., p. 274. 6. Ibid. [II, 5], p. 274. 7. Cf. KANT (E.), Critique de la Raison pure (trad. A. Tremesaygues et B. Pacaud), Préface de la Seconde édition, Paris, P. U. F., 1944 ; 3e éd. : 1963, p. 18-19. — Ainsi, dans la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel. Introduction, opuscule datant de 1843, rencontre-t-on la formule suivante : « la religion n’est que le soleil illusoire (die illusorische Sonne) qui se meut autour de l’homme tant qu’il ne se meut pas autour de lui-même ». Marx aime ce genre de comparaisons : il faut que l’homme gravite autour de lui-même, etc. (trad. M. Simon ; Paris, Aubier Montaigne, p. 55). — Et nous lisons, dans les Travaux préparatoires à la Dissertation, – à propos des philosophies épicurienne et stoïcienne : « Lorsque le soleil universel s’est couché, le papillon nocturne cherche la lumière de la lampe du particulier » (cf. trad. Ponnier : p. 179 ; trad. Rubel : Pléiade, III, p. 845). — Pour consulter ces Travaux préparatoires, on se reportera à l’éd. J. Ponnier (p. 107 à 201 : très larges extraits) ou bien à l’éd. M. Rubel (vol. III, p. 783 à 862). 8. Alors que Platon, dans ses Lois (l. X, 886 d), taxe d’impiété ceux qui rabaissent les astres au rang de pierres enflammées, Épicure proclame au contraire que ceux-ci ne sont que “du feu ramassé en boule” (Lettre à Pythoclès, § 90) et que notre bonheur exclut la tutelle d’un destin marqué dans le ciel. 9. Nous suivons ici le commentaire de M. CONCHE, Épicure. Lettres et maximes, op. cit., p. 182. — Cf. cette déclaration, d’ailleurs excessive sans nul doute, qu’on trouve dans la Dissertation (loc. cit., p. 279) : « Et ce n’est pas simplement contre l’astrologie, c’est contre l’astronomie elle-même, contre la loi éternelle et la raison dans le système céleste » (gegen das ewige Gesetz und die Vernunft im Himmelssystem) que « combat » Épicure. 10. ÉPICURE, Lettre à Hérodote, § 76.ä» √`ƒ`«≤| c«|§.

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3. Comme de juste, Marx déclare dans le dernier chapitre de sa Dissertation, que l’analyse spéciale qu’il réserve à la météorologie épicurienne se fonde « principalement » (hauptsächlich) 1 sur l’écrit que le sage a rédigé pour Pythoclès. C’est en effet principalement dans cette Lettre qu’Épicure 2 fait le plus grand usage de ces listes d’explications multiples qui surprennent tant le sens commun. « Prise en soi et pour soi, la théorie du lever et du coucher, de la position et de l’éclipse, ne contient aucun principe particulier de félicité », déclare Marx 3 ; « mais la terreur possède ceux qui voient ces phénomènes sans en connaître la nature et les origines principales » 4. Pensons aux Maximes fondamentales X et XI, dans lesquelles Épicure déclare en substance que si les conjectures inquiètes au sujet des phénomènes célestes et de la mort ainsi que l’ignorance des limites que la nature assigne aux désirs et aux douleurs ne nous tourmentaient point, alors nous pourrions nous dispenser de faire de la physiologia, c’est-à-dire d’étudier la nature 5. Or Marx, quitte à faire usage de deux ou trois formulations selon nous contestables, fait toutefois ressortir très nettement, on va le voir, la logique profonde de la canonique d’Épicure. — Commençons cependant par formuler immédiatement nos réserves. On peut, tout d’abord, contester dans le texte de Marx, une expression (empruntée probablement à Hegel) selon laquelle Épicure procèderait « avec une nonchalance sans bornes (grenzenlossen) dans l’explication des phénomènes naturels » 6. Car la porte paraît étroite : non seulement, ainsi qu’Épicure le déclare lui-même par deux fois, les explications relatives à la foudre, aux comètes, aux mouvements sidéraux, etc., doivent exclure le mythe par principe 7, mais elles doivent, somme toute, être par surcroît compatibles avec les cadres très stricts de la théorie atomique, c’est-à-dire avec sa physique générale. On peut déplorer également – mais ceci ne constitue qu’un autre détail – que Marx ait écrit de façon un peu ambiguë : « la pluralité des explications doit en même temps supprimer l’unité de l’objet » 8. Car Épicure ne paraît nulle part affirmer qu’un phénomène singulier (ce coup de tonnerre, ce tremblement de terre) relève de plusieurs causes disparates agissant en même temps, mais semble plutôt estimer qu’un phénomène d’une certaine sorte (le tonnerre, le tremblement de terre) peut résulter tantôt d’une cause, tantôt d’une autre 9. On peut enfin, en troisième lieu, dénier la légitimité de cette autre proposition marxienne : « c’est parce que l’éternité des corps célestes troublerait l’ataraxie de la conscience de soi, que c’est une conséquence nécessaire et

1. MARX (K.), Dissertation [II, 5], op. cit., p. 276. 2. Ou un proche disciple, puisqu’on a cru devoir discuter l’authenticité de cette Lettre... 3. Ibid. [II, 5], p. 277 (= citation d’ÉPICURE, Lettre à Hérodote, § 79 : “position”, qui correspond ici à l’allemand Lage et, dans le texte d’Épicure lui-même, au grec tropè, signifie plus précisément : “solstice”). 4. Ibid. [II, 5], p. 277. 5. Cf. ÉPICURE, Lettres et maximes, op. cit., p. 235. 6. MARX (K.), Dissertation [I, 3], op. cit., p. 232. — Cf. HEGEL (G. W. F.), Leçons sur l’histoire de la philosophie, op. cit., t. IV, p. 709-710 : « Épicure est à cet égard très libéral. Il dit : “Ce que nous ne pouvons pas observer nous-mêmes, nous l’appréhendons par analogie ; or cela a quelque chose de commun avec beaucoup d’autres représentations. On peut donc lui en appliquer de toutes sortes et cela à volonté ; il n’y a pas une seule manière d’affirmer, cela peut se faire de toutes sortes de manières” ». — C’est nous qui soulignons ; la “citation” – extrêmement libre – de Hegel s’inspire surtout des § 79 [= Lettre à Hérodote] et 87 [= Lettre à Pythoclès] du livre X des Vies de Diogène Laërce. 7. ÉPICURE, Lettre à Pythoclès : § 104 et 115. 8. MARX (K.), Dissertation [II, 5], op. cit., p. 278. 9. Nous suivons ici mot pour mot l’interprétation de M. CONCHE ; cf. Épicure. Lettres et maximes, op. cit., p. 37.

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impérieuse, qu’ils ne soient pas éternels » 1. Car Boyancé faisait déjà valoir, en polémiquant à ce sujet avec Sartre, que la physique, aux yeux d’Épicure, n’est pas vraie parce que libératrice : c’est parce qu’elle est vraie, à l’inverse, que celle-ci est libératrice 2. Ce n’est donc pas parce que l’ataraxie est l’objet de tous nos efforts que les corps célestes sont destinés à périr, mais c’est, à l’inverse, parce que les astres sont périssables que la pratique de la philosophie nous rend susceptibles de goûter à l’ataraxie. En tout état de cause, la principale caractéristique de l’investigation « météorologique » consiste en l’acceptation de plusieurs explications d’un même phénomène comme également vraies. Ainsi le tonnerre peut-il se produire soit par suite du roulement à l’intérieur des nuages, ainsi que cela a lieu à l’intérieur de nos récipients ; soit par suite du son grave que rend le feu venant à se condenser en souffle au sein des nuages ; soit par suite de froissements, de poussées, entre nuages ayant pris la consistance de la glace 3. Quant à l’éclair, il peut résulter de la libération de corpuscules ignés contenus jusque-là dans les nuages ; ou de ce que le vent s’enflamme en conséquence d’une translation rapide ou d’une rotation extrêmement vive ; et il y a encore « beaucoup d’autres explications » possibles 4. Mais, comme l’écrit Bailey, « quand on examine la théorie d’Épicure concernant la constitution ultime du monde physique, on s’aperçoit immédiatement que cette multiplicité de causes et d’explications a disparu. Il n’y a pas d’hésitation quant à l’explication vraie, et la suggestion d’une possible alternative n’est ici perceptible en aucune occasion. L’atomisme n’est pas l’une parmi plusieurs théories possibles de l’univers, et l’on ne trouve dans aucun de ses compartiments la moindre allusion à ce que quelque vue étrangère à la doctrine d’Épicure lui-même pût être vraie » 5. C’est bien là ce sur quoi Marx attire subtilement l’attention du lecteur. S’il est licite d’affirmer que, dans l’étude des phénomènes météorologiques, il n’y a, selon Épicure, aucun intérêt à rechercher les causes réelles des objets » 6 (Objekte), s’il est bien vrai qu’il ne s’agit en l’occurrence « que d’un apaisement (Beruhigung) du sujet qui explique » 7, il reste que « les météores doivent être expliqués non pas aplôs (simplement, absolument), mais pollakôs (de multiples manières) » 8. Certes, Épicure ne cherche pas L’explication, mais seulement UNE explication des phénomènes célestes : cela ne l’empêche nullement de distinguer néanmoins « les choses dont il n’y a qu’une explication unique » et « celles qui en comportent plusieurs ». « Pour ce qui est des phénomènes dominants, lit-on encore dans l’abrégé pour Hérodote, il n’y a pas d’explication multiple ni de possibilité qu’il en soit ainsi ou d’une autre manière » 9. Ainsi, la méthode dont

1. MARX (K.), Dissertation [II, 5], op. cit., p. 279. 2. Cf. BOYANCÉ (P.), “Épicure et M. Sartre”, Revue philosophique, CXLIII, 1953, p. 426-431. — « Épicure, avait écrit J.-P. Sartre, reconnaît qu’un nombre indéfini d’explications différentes pourraient être aussi vraies que le matérialisme, c’est-à-dire rendre aussi exactement compte des phénomènes » (“Matérialisme et révolution”, Les Temps modernes, 1946 ; repris in : Situations III, Paris, Gallimard, 1949, p. 191). 3. Cf. ÉPICURE, Lettre à Pythoclès, § 100. 4. ÉPICURE, Lettre à Pythoclès, § 101-102. 5. BAILEY (C.), The Greek atomists and Epicurus, Oxford, Clarendon Press, 1928, p. 264-265 (réimpr. : New York, 1964).. 6. MARX (K.), Dissertation [I, 3], op. cit., p. 232. 7. Ibid. [I, 3], p. 232. 8. Ibid. [II, 5], p. 277. 9. Cf. ÉPICURE, Lettre à Hérodote, § 80.

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Épicure fait usage lorsqu’il parle des météores « se différencie spécifiquement de la méthode de l’éthique comme des autres problèmes physiques » : par exemple de l’affirmation qu’il y a des atomes « et de toutes les [autres] affirmations où une seule et unique explication correspond aux phénomènes » 1. « Ce qui est important » ici, conclut Marx, c’est, encore une fois, d’« apaiser la conscience et [d’] éloigner les raisons de l’angoisse » 2, de « se débarrasser de la crainte » 3. Loin qu’on doive dire, avec Hegel, qu’Épicure ne dépasse pas le « verbiage » ordinaire des sciences de la nature (lequel consiste à déclarer simplement : “cela peut être ainsi, ou peut-être autrement” 4), « l’explication par la possibilité abstraite » 5, parce qu’elle prouve que le philosophe du Jardin « ne s’occupe pas de l’objet qui est expliqué mais du sujet qui explique » 6, nous révèle « l’âme de la philosophie épicurienne de la nature » 7. Car, de même que le principe d’Épicure est l’atome, « la méthode de son savoir est atomistique » 8. Dans la théorie des météores, chaque détermination reçoit la figure de la singularité isolée ; de même, l’absoluité et la liberté de la conscience de soi (conçue sous la forme de la singularité) constitueraient, à en croire le jeune Marx, une sorte de principe fédérateur de l’épicurisme et y annonceraient du même coup « l’effondrement de tout ce qui transcende la conscience humaine » 9.

II. LE CLINAMEN
1. Marx ouvre la deuxième partie de sa Dissertation en évoquant un passage du traité cicéronien De natura deorum selon lequel Épicure aurait ajouté aux deux mouvements attribués par Démocrite aux atomes (la chute en ligne droite et la répulsion mutuelle) une troisième espèce de mouvement : la déclinaison a via recta 10. Passons sur le fait que cette présentation contrefait peut-être, dès le principe, la physique que l’Abdéritain a effectivement professée, car rien n’indique que, selon Démocrite, les atomes doivent nécessairement tomber en ligne droite dans le vide 11. Et ne nous étonnons pas outre mesure de ce que Marx ne cite point le fameux fragment dans lequel Diogène d’Œnoanda oppose Démocrite et Épicure sur ce point : « si quelqu’un, écrivait Diogène, se servait de la doctrine de Démocrite, en affirmant d’une part que les atomes n’ont à cause

1. MARX (K.), Dissertation [II, 5], op. cit., p. 277. 2. MARX (K.), Dissertation [II, 5], op. cit., p. 278. 3. Ibid. [II, 5], p. 278. 4. HEGEL (G. W. F.), Leçons sur l’histoire de la philosophie, op. cit., t. IV, p. 713. 5. MARX (K.), Dissertation [II, 5], op. cit., p. 282. — Laquelle explication consiste précisément à déclarer : « ce qui est possible peut aussi être autrement ; le contraire du possible est également possible... » (ibid., p. 282). 6. Ibid. [I, 3], op. cit., p. 231. — Cf. également ibid., p. 231 : « l’intérêt ne porte pas ici sur l’objet de l’entendement en tant qu’objet de l’entendement » (nicht auf den Gegenstand als Gegenstand). 7. Ibid. [II, 5], p. 282. 8. Ibid. [II, 3], p. 262. 9. Et, en tout premier lieu : les dieux-astres. — Cit. : ibid. [II, 5], p. 283. 10. CICÉRON, De natura deorum, I, XXVI, 73. 11. Cf. le frag. A 47 de Démocrite (= AÉTIUS, Opinions, I, III, 18 ; in Les Présocratiques, op. cit., p. 772) : « Démocrite pensait qu’il existe deux attributs : la grandeur et la figure, tandis qu’Épicure en ajoutait un troisième : la pesanteur ; car, déclare-t-il, il faut nécessairement que les corps reçoivent l’impulsion de la pesanteur pour se mouvoir » ; cf. également : O’BRIEN (D.), “L’atomisme ancien : la pesanteur et le mouvement des atomes chez Démocrite”, Revue philosophique, CLXIX, 1979, 401-426.

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de leur choc mutuel aucune liberté de mouvement et que, d’autre part, toute chose semble se mouvoir nécessairement vers le bas, nous lui dirions : ne sais-tu donc pas, qui que tu sois que les atomes ont aussi une certaine liberté de mouvement que Démocrite, certes, n’a pas découverte, mais qu’Épicure a mise en lumière ? Elle consiste en une inclinaison de côté, comme il le montre par les phénomènes. Mais le plus important est ceci : si on croit à la fatalité, toute admonestation et tout blâme disparaissent et il ne faudra plus châtier les méchants » 1. Si Marx ne cite pas ce dernier témoignage dans sa thèse de 1841, c’est tout simplement que la première description érudite du site d’Œnoanda date de mai 1847 2 et qu’il fallut attendre les années 1884-1892 pour que les inscriptions épicuriennes qui s’y trouvent fussent identifiées comme telles, puis publiées par des revues scientifiques 3. Cicéron, poursuit Marx, considère dans son traité De finibus qu’en forgeant la théorie du clinamen atomique, Épicure a, somme toute, cru pouvoir « trouver son salut dans un mensonge » 4 : s’apercevant, mais un peu tard, que « si tous les atomes étaient poussés de haut en bas, jamais un atome ne pourrait en rencontrer un autre » 5 (puisque, comme dit Lucrèce, « tous les atomes, emportés à travers le vide inerte, doivent se mouvoir avec une égale vitesse malgré l’inégalité de leur poids 6), Épicure aurait forgé cette « fiction puérile » 7 qui consiste à prétendre que les atomes « à un moment indéterminé, en un endroit indéterminé, s’écartent un tant soit peu de la verticale, juste assez pour qu’on puisse dire que leur mouvement se trouve modifié » 8. Mais, selon le De natura deorum, ce subterfuge « honteux » constitue plus exactement « un moyen de se soustraire à la nécessité », c’est-à-dire un expédient destiné à fonder la liberté dans l’éthique bien plus que la possibilité physique des rencontres entre les atomes. Même dualité des motifs imputés au philosophe du Jardin dans l’article que Bayle lui consacre dans son Dictionnaire historique et critique : « Épicure supposa que même au milieu du vide les atomes déclianaient un peu de la ligne droite ; et de là venait la liberté, disait-il... Remarquons en passant, poursuit Bayle, que ce ne fut pas le seul motif qui le porta à inventer ce mouvement de déclinaison ; il le fit servir aussi à expliquer la rencontre des atomes... » 9. 2. Il y a, déclare Marx aussitôt, « une bizarrerie (Sonderbarkeit) dans les réflexions de Cicéron et de Bayle » 10 : « ils prêtent en effet à Épicure des motifs

1. Cf. CICÉRON, De Fato, XVII, 39-40 : selon ceux des « anciens philosophes » qui refusaient que tout ce qui arrive soit soumis au destin, « ni l’éloge n’est juste, ni le blâme, ni les récompenses ni les châtiments » s’il n’existe pas de mouvements volontaires de l’âme excluant la fatalité. 2. DANIELL (E. T.), Travels in Lycia, p. 273-275 ; cité par : CHILTON (C. W.), Diogenes of Oenoanda. The Fragments, Oxford, University Press, 1971, p. XXX-XXXI 3. Cf. notam. : COUSIN (G.), “Inscriptions d’Œnoanda”, Bulletin de Correspondance Hellénique, XVI, 1892, p. 1-70. 4. CICÉRON, De finibus, I, VI, 19. 5. CICÉRON, De finibus, I, VI, 19. 6. LUCRÈCE, De la nature, II, 238-239. 7. CICÉRON, De finibus, I, VI, 19. 8. LUCRÈCE, De la nature, II, 218-220 : ...incerto tempore ferme/incertisque locis spatio depellere paulum,/tantum quod momen mutatum dicere possis. 9. MARX (K.), Dissertation [II, 1], op. cit., p. 240. 10. Ibid. [II, 1], p. 241.

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dont l’un supprime l’autre » 1. Tantôt Épicure doit admettre le clinamen pour donner la raison des chocs, tantôt il doit l’admettre pour expliquer la liberté. Car si les atomes ne se rencontrent pas sans la déclinaison, celle-ci devient une hypothèse superflue, attendu que « le contraire de la liberté ne commence [...] qu’avec la rencontre déterministe et forcée des atomes » 2. Inversement, si les atomes se rencontrent sans la déclinaison, « c’est comme fondement de la répulsion que la déclinaison est superflue » 3. La deuxième partie de ce raisonnement est, en effet, incontestable : le mouvement des atomes n’a pas de début, et c’est pourquoi l’on est fondé à considérer que c’est surtout pour des motifs d’ordre éthique, pour sauver le phénomène, le fait de la liberté, que les épicuriens ont fait appel à ce mouvement de déviation des atomes. — Mais, outre que la première partie du même raisonnement est spécieuse (une “pluie d’atomes” qui ne se rencontrent jamais paraît bel et bien, quoiqu’en dise Marx, « contraire à la liberté »), elle a l’extrême inconvénient de reléguer la présentation que Lucrèce lui-même a donnée de la déclinaison (autrement dit l’exposé le plus authentique qui se puisse trouver sur ce point) dans le « bizarre » et le contradictoire... Car Lucrèce n’affirme rien d’autre : d’une part, sans clinamen, jamais la nature n’aurait rien créé (chant II, vers 216 à 250) ; d’autre part, sans clinamen, on ne rend pas compte de la libera voluntas qui s’observe pourtant sans conteste chez tous les êtres animés (vers 251 à 293). 3. C’est que le souci du jeune hégelien Karl Marx est tout autre. Le matérialisme mécaniste de Démocrite est, à ses yeux, comme l’a écrit J.-M. Gabaude, « une conception trop stricte, trop plate, trop dépourvue de contradiction, de subjectivité, de liberté » 4. L’atome de Démocrite « se cantonne dans son rôle d’élément matériel. Au contraire, Marx dialectise l’atome épicurien... » 5. Bien plus qu’aux impossibilités physiques et cosmogoniques qu’elle a pour fonction de lever d’après la première partie de l’exposé lucrétien (DRN, II, 216-250), c’est au dépassement de la matérialité des atomes que Marx prétend faire servir la déclinaison d’Épicure. Alors que Démocrite n’a jamais connu que « l’existence matérielle de l’atome », ce serait, en effet, l’office de la déclinaison que de rendre manifeste la « contradiction inhérente au concept de l’atome » (der Widerspruch, der im Begriff des Atoms liegt) 6. L’atome, que Marx définit comme un « point spatial » 7, est purement déterminé par l’espace aussi longtemps que son mouvement est une ligne droite : alors « son existence est une pure existence matérielle » 8. Partant, le mouvement de la chute est celui de la « non-autonomie » (die Bewegung der Unselbständigkeit) 9. Or si la matérialité est représentée par la ligne droite, la déclinaison de la ligne droite représente nécessairement, quant à elle, sa

1. Ibid. [II, 1], p. 241. 2. Ibid. [II, 1], p. 241. 3. MARX (K.), Dissertation [II, 1], p. 241. 4. GABAUDE (J.-M.), Le jeune Marx et le matérialisme antique, Toulouse, Privat, 1970, p. 26. 5. Ibid., p. 26. 6. MARX (K.), Dissertation [II, 1], p. 249. 7. Expression qui paraît assez contestable, car si la trajectoire que décrit un atome peut être représentée par une ligne géométrique imaginaire, l’atome lui-même est un véritable fragment d’étendue, un point physique et non un point géométrique. 8. MARX (K.), Dissertation [II, 1], p. 242. 9. Ibid. [II, 1], op. cit., p. 243.

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« détermination formelle » (Formbestimmung) 1. La déclinaison est ainsi repérable comme « ce quelque chose qui peut lutter et résister » (das Etwas [...], was entgegenkämpfen und widerstehen kann), conclut Marx qui renvoie (enfin !) à Lucrèce et, tout particulièrement au vers 254 du chant II, lequel parle de la déviation atomique comme d’un principium quoddam quod fati foedera rumpat 2. « Dans la répulsion des atomes, ce sont donc leur matérialité (Materialität) qui avait été posée dans la chute en ligne droite, et leur détermination formelle (Formbestimmung), qui avait été posée dans la déclinaison, qui sont synthétiquement unies » 3. Déviation et chute en ligne droite sont les moments d’une triade dialectique dont les chocs constituent la synthèse. Car si « la répulsion est la première forme de la conscience de soi » 4, c’est d’abord et surtout parce que « dans la déclinaison, c’est l’âme effective de l’atome, le concept de la singularité abstraite qui est représenté » 5. Aussi, loin de se réduire à ce mouvement sans cause tant raillé par les physiciens 6, ce singulier mouvement de déviation spontanée qu’Épicure a imputé aux atomes révèle-t-il l’essence de sa philosophie : la loi (Gesetz) qu’exprime le clinamen « traverse toute la philosophie d’Épicure » 7. On se souvient que Lucrèce le déclare quelque part : nous expérimentons que nousmêmes nous déclinons (DRN, II, 259 : declinamus), suivant le gré de notre esprit, sans être déterminés ni par le temps ni par le lieu 8. Marx amplifie l’analogie et la généralise avec un incontestable bonheur. « C’est ainsi que le but de l’action est l’acte de s’abstraire, de dévier de la douleur et du trouble, – l’ataraxie. Ainsi le bien est la fuite devant le mal, et le plaisir la déviation de la peine 9. Enfin, là où la singularité abstraite apparaît dans sa liberté et dans son indépendance les plus hautes, l’être-là dont on dévie est logiquement tout être-là ; c’est pour cela que les dieux dévient du monde, ne s’en soucient pas, et habitent en dehors de lui » 10. On lit semblablement, dans les Travaux préparatoires à la Dissertation : « l’atome dévie de sa présupposition [...] ; de la même façon, toute la philosophie épicurienne dévie de ses présuppositions ; ainsi, par exemple, le plaisir n’est que

1. Ibid. [II, 1], p. 243. 2. LUCRÈCE, De la nature, II, 254 : « ...un mouvement qui rompe les lois du destin [pour empêcher la succession indéfinie des causes] ». — On pense également au second exemple invoqué par Lucrèce (II, 272283) : celui d’un homme contraint et projeté en avant par un choc ou par quelque force étrangère, jusqu’à ce qu’au gré de sa volonté la masse de son corps, d’abord emportée malgré lui, soit « réfrénée dans son élan et ramenée au repos en arrière ». 3. MARX (K.), Dissertation [II, 1], op. cit., p. 248. 4. Ibid. [II, 1], p. 248. 5. Ibid. [II, 1], p. 245. 6. Ibid. [II, 1], p. 244 : Marx renvoie notamment à CICÉRON, De fato, X, 22. 7. Ibid. [II, 1], p. 245. 8. Mais c’est Vénus qui, toujours, nous gouverne (DRN, I, 21). Car la libera voluntas dont nous parle Lucrèce peut bien être l’homonyme de cette liberté dont nous entretiennent les Méditations de Descartes, de cette liberté dont le symptôme est (ici comme là) qu’on éprouve un sentiment de non-contrainte externe : mais, alors que la volonté cartésienne est puissance de dire oui ou non, la libre volonté lucrétienne fait que nous pouvons aller non pas « là où bon nous semble », mais – ce qui est bien différent – « partout où le plaisir nous entraîne » (II, 258 Lambin : quo ducit quemque voluptas). 9. Marx renvoie pour sa part à PLUTARQUE, De eo quod..., 1091, 7 et à CLÉMENT D’ALEX., Stromates, II, 21, 127. — Les deux phrases contenues dans la Maxime fondamentale III d’Épicure illustreraient aussi bien cette double affirmation : « La limite de la grandeur des plaisirs est l’élimination de toute douleur. Partout où se trouve le plaisir, pendant le temps qu’il est, il n’y a pas de place pour la douleur, ou le chagrin, ou les deux à la fois ». 10. MARX (K.), Dissertation [II, 1], op. cit., p. 245-246.

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la déviation hors de la douleur ; [...] le Dieu dévie du monde, le monde n’est pas pour lui, et c’est pour cela qu’il est Dieu » 1. Il est à noter que la possibilité d’une généralisation du même genre est esquissée, après ce brillant développement, à propos non plus de la déviation mais, cette fois-ci, de la répulsion. Car s’il est vrai que notre auteur met en œuvre « l’hypothèse intéressante selon laquelle le principe cosmique de la déclinaison avait joué son rôle également dans la théorie d’Épicure sur la formation de la société » 2, c’est surtout parce qu’il paraît souligner que, selon le sage du Jardin, les passions sociales s’aiguisent à proportion que les intérêts des individus se croisent 3 : autrement dit, si le sage dévie de la société, c’est que le contrat politique est une des « formes concrètes » de la répulsion... 4. Autre « forme concrète » de la répulsion suggérée ici par Karl Marx : l’amitié ! Tant il est avéré que le sage, dût-il sacrifier sa propre vie pour l’ami 5, place au principe de l’amitié la défiance à l’égard de la foule, la nécessité de s’en protéger et l’utilité bien comprise 6.

* Il y a lieu de remarquer, quitte à dépasser quelque peu le cadre étroit de cette étude, qu’il est un texte de la Sainte Famille [1844-45] dans lequel Marx paraît confirmer qu’à ses yeux l’atome évoque – avant tout autre chose – l’autarcie, l’indépendance et la suffisance à soi-même. En tant que l’autonomie de la personne est une illusion suscitée par le droit bourgeois, l’individu égoïste s’enfle jusqu’à se prendre pour un atome. Et c’est, croit-il alors, au système de l’État qu’incombe la tâche de maintenir ensemble les divers atomes égoïstes. « L’atome n’a pas de besoins, il se suffit à lui-même ; le monde, en dehors de lui, est le vide absolu, c’est-à-dire qu’il est sans contenu, sans signification, sans langage, justement parce que l’atome possède en luimême toute plénitude ». Cependant, ce n’est pas l’État qui « maintient ensemble les atomes de la société civile, mais le fait qu’ils ne sont atomes que dans la représentation, dans le ciel de leur imagination – alors que dans la réalité ce sont des êtres énormément différents des atomes, et pour tout dire : non pas des égoïstes divins, mais des hommes égoïstes » 7. — Critiquant la Déclaration française des droits de l’Homme de 1791, laquelle stipule en son article 4 que « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui », Marx écrira

1. MARX (K.), Travaux préparatoires, [Quatrième cahier], éd. Ponnier, p. 169-170 ; cf. cette autre glose, ibid., p. 143 : « le pur repos du néant en soi, l’évacuation complète de toute détermination, est Dieu luimême ; voilà pourquoi, comme le sage, il n’habite pas lui non plus à l’intérieur, mais à l’extérieur du monde ». 2. MÜLLER (R.), “Le rapport entre la philosophie de la nature et la doctrine morale chez Démocrite et Épicure”, in Democrito e l’atomismo antico, Atti del Convegno Internazionale (Catania, 18-21 aprile 1979) ; in Siculorum Gymnasium, XXIII, 1980, p. 325-351 (cit. : p. 349). 3. Cf. ROUSSEAU (J.-J.), Discours sur l’origine de l’inégalité, note IX ; in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1964, t. III, p. 202. 4. MARX (K.), Dissertation [II, 1], op. cit., p. 249. 5. DIOGÈNE LAËRCE, X, 121 [= frag. 590 Usener]. 6. C’est en ce sens que l’on peut définir l’ami, tel que le conçoit Épicure, comme un bodygard (BAILEY, Greek atomists, op. cit., p. 519) ou comme un “somatophylaque” ; cf. notre étude : SALEM (J.), Tel un dieu parmi les hommes, Paris, Vrin, 1989, p. 159 et n. 7. 7. MARX (K.), La Sainte Famille, Paris, Gallimard (Bibl. de la Pléiade), III, p. 559.

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semblablement, dans la Question juive, qu’il s’agit là « de la liberté de l’homme en tant que monade isolée, repliée sur elle-même » 1. Tout se passe donc comme si prévalait, dans ces œuvres un peu postérieures, le modèle de l’atome qu’on a déjà vu à l’œuvre dans la Dissertation de doctorat 2. L’atome constitue encore et toujours « le symbole de la conscience individuelle abstraite » 3, qui ne peut exister et sauvegarder sa liberté que par l’isolement et la retraite : l’atome épicurien s’entend, – celui là-même qui autorisait tout à l’heure la valorisation unilatérale et, quelque peu inattendue, d’Épicure en tant que théoricien de la liberté par rapport à son devancier Démocrite, présenté comme un empiriste borné et un nécessitariste à l’esprit un peu court.

1. MARX (K.), La Question juive [1843], Paris, Aubier Montaigne, 1971, p. 105 : Es handelt sich um die Freiheit des Menschen als isolierter auf sich zurückgezogener Monade. — Sur les rapprochements qui peuvent être faits entre la monade leibnizienne et l’atome tel que se le représente le jeune Marx, cf. FENVES (P.), “Marx’s Doctoral Thesis on Two Greek Atomists and the Post-kantian Interpretations”, art. cit., p. 437, n. 6. 2. Cf. l’article de V. GEORGEVA, “Interesot na Karl Marx za antickata filozofija” [en serbo-croate ; rés. en angl.], Godi‡en Zbornik, Skopje, Univ. Cyrille et Méthode, 1983 [= Colloque scientifique Marx et notre temps (Marx i na‡ata sovremenost), 12-18 mars 1983] ; l’auteur s’essaie (de manière assez lapidaire) à établir un lien de continuité entre les études antiquisantes du jeune Marx et la problématique de la maturité. 3. CORNU (A.), Karl Marx et Friedrich Engels, Paris, P. U.F., 1955, t. I [1818-1844], p. 204.

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